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1ère partie - 3
Branche aînée

En effet, la fortune avait changé de face, et le danger s'était retourné contre ceux qui l'avait éveillé. Les deux prêtres avaient été poursuivis, rejoints et mis en pièces par les amis des Médicis ; Bernard Bandini, après avoir vu Politien refermer entre lui et Laurent la porte de bronze de la sacristie, avait, comme nous l'avons dit, emmené François Pazzi, hors de l'église ; mais, arrivé devant sa demeure, ce dernier s'était senti si faible, qu' il n'avait pu aller plus loin, et, tandis que Bernard fuyait, il s'était jeté sur son lit et attendait les événements. Alors, malgré son grand âge, Jacob avait tenté de remplacer son neveu ; il était monté à cheval, et, à la tête d'une centaine d'hommes qu'il avait réunis dans sa maison, il se mit à parcourir la ville en criant : « Liberté ! Liberté ! » Mais déjà Florence était sourde à ce cri : ceux des citoyens qui ignoraient encore ce qui s' était passé le regardaient avec étonnement ; ceux qui connaissaient le crime, grondaient sourdement en le menaçant du geste et en cherchant une arme pour joindre l'effet à la menace.
Jacob vit ce que les conjurés voient toujours trop tard, c'est que les maîtres ne viennent que lorsque les peuples veulent être esclaves . Il comprit alors qu' il n'avait pas une minute à perdre pour songer à sa sûreté : il fit volte-face avec sa troupe, gagna l'une des portes de la ville, et prit la route de la Romagne. Laurent se retira chez lui et laissa faire le peuple.
Laurent avait raison : il était dépopularisé pour tout le reste de sa vie s'il s'était vengé comme on le vengeait.
Le jeune cardinal Riario, qui, instruit du complot, ignorait la manière dont il devait s'accomplir, s'était mis à l'instant même sous la protection des prêtres de l'église, et avait été conduit par eux dans une sacristie voisine de celle où s'était réfugié Laurent .
L'archevêque Salviati, ainsi que son frère, son cousin et Jacques Bracciolini, arrêtés par César Petrucci dans le palais même de la seigneurie, furent pendus, les uns à la ringhiera, les autres aux balcons des fenêtres. François Pazzi, trouvé sur son lit, et tout épuisé de sang, fut traîné au vieux palais, au milieu des malédictions et des coups de la populace, qu' il regardait en haussant les épaules et le sourire du mépris sur les lèvres, et pendu à côté de Salviati, sans que les menaces, les coups, ni les tortures lui arrachassent une seule plainte.
Jean-Baptiste de Montesecco, qui avait refusé de frapper Laurent dans une église, et qui l'avait probablement sauvé en l'abandonnant au poignard des deux prêtres, n'en eut pas moins la tête tranchée. René des Pazzi, le seul de la famille qui eût refusé d'entrer dans la conjuration, et qui s'était retiré à la campagne, ne put, par cette précaution, éviter son sort : il fut arrêté et pendu à une fenêtre du palais. Enfin Jacob Pazzi, saisi avec sa troupe par des montagnards des Apennins, avait été ramené par eux vivant à Florence, malgré l'offre qu'il leur fit d'une somme assez forte pour qu'ils le tuassent, et fut pendu à côté de René.
Pendant quinze jours, les exécutions durèrent, d'abord sur les vivants, et ensuite sur les morts : soixante et dix personnes furent mises en pièces par la populace, et par elle traînées dans les rues. Le corps de Jacob des Pazzi, qui avait été déposé dans le tombeau de ses ancêtres, en fut tiré comme blasphémateur, sur l'accusation d'un de ses bourreaux, qui prétendit l'avoir entendu maudire le nom de Dieu au moment de sa mort, puis enterré en terre profane le long des murs ; mais cette seconde sépulture ne devait pas mieux le protéger que la première : des enfants le tirèrent de la fosse déjà à moitié défiguré, et, après l'avoir traîné longtemps par les rues et dans les ruisseaux de Florence, ils finirent par jeter le cadavre dans l'Arno.
C'est que la populace est la même partout, qu'elle venge la liberté, ou qu'elle venge les rois, qu'elle jette Paul Farnèse par la fenêtre, ou qu'elle mange le cœur du maréchal d'Ancre.
Cependant, revenu un peu à lui, Laurent se rappela cette femme qu'il avait un moment aperçue agenouillée près du corps de son frère.
Il ordonna qu'on la fit rechercher ; mais les démarches furent longtemps infructueuses, tant elle s'était enfermée avec sa douleur : on la retrouva enfin ; et Laurent déclara qu'il voulait se charger du fils dont elle venait d'accoucher.
Cet enfant fut depuis Clément VII.
Enfin, deux ans à peine s'étaient écoulés depuis cette catastrophe, lorsqu'un matin le peuple aperçut un cadavre pendu à l'une des fenêtres du Bargello. Ce cadavre était celui de Bernard Bandini, qui s'était réfugié à Constantinople, et que le sultan Mahomet II avait livré à Laurent, en signe de son désir de conserver la paix avec la République.
Ce fut le seul danger personnel que Laurent courut pendant toute sa vie, et ce danger le rendit plus cher au peuple : la paix, qu'il signa le 5 mars 1480 avec Ferdinand de Naples, mit le comble à sa puissance ; de sorte que, tranquille au dedans, tranquille au dehors, il put se livrer à son goût pour les arts et à la magnificence avec laquelle il les récompensait. Il est vrai, que, moins scrupuleux que son aïeul, quand l'argent manquait à sa caisse particulière, il puisait sans scrupule dans celle de l'état ; et ce fut surtout à son retour de Naples qu'il fut obligé de recourir à cette extrémité. En effet, son voyage avait été celui d'un roi et non celui d'un simple particulier ; au point qu'en outre de la dépense qu'il avait faite pour ses équipages et pour la suite qui l'accompagnait, et des cadeaux qu'il avait distribués aux artistes et aux savants, il avait encore doté de mille florins cent jeunes filles de la Pouille et de la Calabre qui se marieraient pendant son séjour à Naples.
Peu d'événements importants vinrent agiter le reste de la vie de Laurent. A la mort de Sixte IV, son ennemi mortel, le nouveau pape Innocent VIII s'empressa de se déclarer l'ami des Médicis en faisant épouser à son propre fils, Franceschetto Cibo, Madeleine, fille de Laurent, et, en faisant à celui-ci force promesses que, selon son habitude, il ne tint pas.
Laurent put donc tout entier se livrer à son goût pour les sciences et pour les arts, et réunir autour de lui Politien, Pic de la Mirandole, Marcello Pulci, Landino Scalificino, André Montègne, le Pérugin, Léonard de Vinci, Sangallo, Bramante, Ghirlandaio et le jeune Michel-Ange. Ajoutons à cela qu'il vit naître, pendant les vingt années qu'il gouverna Florence, le Giorgione, le Gufaloro, fra Bartolomeo, RaphaĆ«l, Sébastien del Piombo, André del Sarto, le Primatice et Jules Romain, gloires et lumières à la fois du siècle qui s'en allait et du siècle qui allait venir.
Ce fut au milieu de ce monde de savants, de poètes et d'artistes, que, retiré à sa villa de Careggi, Laurent sentit venir la mort, malgré les soins inouïs de Pierre Leoni de Spolette, son médecin, lequel, proportionnant les remèdes non point au tempérament, mais à la richesse du malade, lui faisait avaler des décompositions de perles et de pierres précieuses : il vit donc, au moment de quitter ce monde, qu'il était temps de penser à l'autre, et fit appeler, pour lui aplanir le chemin du ciel, le dominicain Jérôme Savonarola.
Le choix était étrange : au milieu de la corruption du clergé, Jérôme Savonarola était resté pur et austère ; au milieu de l'asservissement de la patrie, Jérôme Savonarola se souvenait de la liberté.
Laurent était dans son lit de mort lorsque, pareil à un de ces hommes de marbre qui viennent frapper à la porte des voluptueux au milieu de leurs fêtes et de leurs orgies, Jérôme Savonarola s'approcha lentement de son chevet.
Laurent allait mourir ; et cependant le moine, dévoré par les veilles et par l'extase, était plus pâle que lui. C'est que Savonarola était prophète : il avait prédit l'arrivée des Français en Italie, et devait prédire à Charles VIII qu'il repasserait les monts ; enfin, semblable à cet homme qui, tournant autour de la ville sainte, avait crié pendant huit jours : « Malheur à Jérusalem ! » et cria le neuvième jour : « Malheur à moi-même ! » Savonarola devait prédire lui-même sa mort ; et plus d'une fois déjà il s'était réveillé, ébloui d'avance par les flammes de son bûcher.
Le moine demanda une seule chose à Laurent en échange de l'absolution de ses péchés, la liberté de sa patrie. Laurent refusa, et le moine sortit, la douleur peinte sur le visage.
Un instant après, on entra dans la chambre du moribond, et on le trouva expiré, serrant entre ses bras un Christ magnifique qu' il venait d'arracher à la muraille, et au pied duquel il avait collé ses lèvres, comme s'il en appelait au Seigneur des arrêts de son inflexible ministre.
Ainsi mourut, léguant à Florence une lutte de trente-huit ans contre sa famille, celui que ses contemporains appelaient le magnifique Laurent, et que la postérité devait appeler Laurent le Magnifique.
Et, comme sa mort devait entraîner beaucoup de calamités, le ciel en voulut donner des présages : la foudre tomba sur le dôme de l'église de Sainte-Reparata, métropole de Florence, et Roderie Borgia fut élu pape.
Pierre succéda à son père : c'était un bien faible héritier pour le patronat qu'au risque de son âme lui avait légué Laurent. Né en 1 471, et par conséquent à peine âgé de vingt et un ans, Pierre était un beau jeune homme qui, outrant toutes les qualités de son père, fut faible au lieu d'être bon, courtois au lieu d'être flatteur, prodigue au lieu d'être magnifique.
Au point où en était l'Europe, il eût fallu, pour marcher en avant, ou la politique profonde de Côme, Père de la patrie, ou la volonté puissante de Côme Ier. Pierre n'avait ni l'une ni l'autre ; aussi se perdit-il lui-même, et en se perdant manqua-t-il de perdre l'Italie.
Jamais, dit l'historien Guicciardini, depuis l'époque fortunée où l'empereur Auguste faisait le bonheur de cent vingt millions d'hommes, l'Italie n'avait été aussi heureuse, aussi riche et aussi tranquille qu'elle l'était vers l'an 1 492. Une paix presque générale régnait sur tous les points du paradis du monde : soit que le voyageur, descendant des Alpes piémontaises, s'acheminât vers Venise à travers la Lombardie, soit que de Venise il se rendît à Rome en longeant l'Adriatique, soit que de Rome enfin il suivît les monts Apennins jusqu'à l'extrémité de la Calabre, partout il voyait des plaines verdoyantes ou des coteaux couverts de vignes, au milieu ou au penchant desquels il rencontrait des villes riches, bien peuplées, et, sinon libres, du moins heureuses. En effet, la négligence et la jalousie de la république florentine n'avaient pas encore fait un marais des places de Pise ; le marquis de Marignan, n'avait pas encore rasé cent vingt villages sur le seul territoire de Sienne ; enfin les guerres des Orsini et des Colonna n'avaient pas encore changé les fertiles campagnes de Rome en ce désert aride et poétique qui enveloppe aujourd'hui la ville éternelle ; et Favio Blondo, qui décrivait en 1 450 la ville d'Ostie, à peine aujourd'hui peuplée de trois cents habitants, se contentait de dire qu'elle était moins florissante que du temps d'Auguste, époque à laquelle elle renfermait cinquante mille citoyens.
Quant aux paysans italiens, ils étaient bien certainement à cette époque les paysans les plus heureux de la terre : tandis que les serfs d'Allemagne ou les manants de France vivaient disséminés dans de pauvres cabanes ou parqués comme des animaux dans de misérables villages, ils habitaient des bourgades fermées de murs, qui défendaient leurs récoltes, leur bétail et leurs instruments aratoires.
Ce qui reste de leurs maisons prouve qu'ils étaient mieux logés et avec plus d'art que ne le sont aujourd'hui les bourgeois de nos villes : de plus, ils avaient des armes, un trésor commun, des magistrats élus ; et lorsqu'ils combattaient, c'était pour défendre des foyers et une patrie.
Les bourgeois n'étaient pas moins heureux : c'était entre leurs mains que le commerce secondaire était remis, et l'Italie d'un bout à l'autre était un vaste bazar : la Toscane surtout était couverte de fabriques, où se travaillaient la laine, la soie, le chanvre, les pelleteries, l'alun, le soufre et le bitume. Les produits étrangers étaient amenés, de la mer Noire, de l'égypte, de l'Espagne et de la France, dans les ports de Gênes, de Pise, d'Ostie, de Naples, d'Amalfi et de Venise, et étaient échangés contre des produits indigènes, ou repartaient pour les pays d'où ils étaient venus quand le travail et la main-d'œuvre en avaient triplé ou quadruplé la valeur. Ni les bras ni le travail ne manquaient : le riche apportait ses marchandises, le pauvre son industrie ; et les nobles et les seigneurs échangeaient contre de l'argent comptant le produit de cette association.
Les souverains de l'Italie, en jetant les yeux sur ces grasses moissons, sur ces riches villages, sur ces florissantes fabriques, et en les reportant ensuite au-delà des monts ou des mers, sur ces peuples pauvres, barbares et grossiers qui les entouraient, avaient compris que le jour n'était pas éloigné où ils apparaîtraient comme une proie aux autres nations : aussi, dès l'année 1480, Florence, Milan, Naples et Ferrare avaient-elles signé entre elles une ligue offensive et défensive pour faire face au danger, qu'il naquît au-dedans, ou qu'il vînt du dehors.
Les choses en étaient donc là, lorsque, comme nous l'avons dit, Roderic Borgia fut nommé pape, et monta sur le saint-siège en s'imposant le nom d'Alexandre VI.
A chaque exaltation nouvelle, la coutume était alors que tous les états chrétiens envoyassent à Rome une ambassade solennelle, pour renouveler individuellement leur serment d'obéissance au saint-père. Chaque ville nomma donc ses ambassadeurs ; et Florence fit choix, pour la représenter, de Pierre de Médicis, et de Gentile, évêque d'Arezzo.
Chacun des deux messagers avait reçu cette mission avec une joie extrême : Pierre de Médicis y avait vu l'occasion de montrer son luxe, et Gentile son éloquence ; de sorte que Gentile avait préparé son discours, et Pierre de Médicis avait mis en réquisition tous les tailleurs de Florence, et s'était fait préparer des habits splendides tout brodés de pierres précieuses : le trésor de sa famille, le plus riche de toute l'Italie en perles, en rubis et en diamants, était éparpillé sur les habits de ses pages ; et l'un d'eux, son favori, devait porter autour du cou un collier de cent mille ducats, c'est-à-dire un million à peu près de notre monnaie actuelle.
Tous deux attendaient donc avec impatience le moment de produire chacun son effet, lorsqu'ils apprirent que Louis Sforza, qui, de son côté, avait vu dans l'élection du nouveau pape une occasion non seulement de resserrer la ligue de 1480, mais encore de la faire apparaître dans toute son unité, avait eu l'idée de réunir les ambassadeurs des quatre puissances afin qu'ils fissent leur entrée le même jour, et avait imaginé de charger un seul des envoyés, celui de Naples, de porter la parole au nom de tous. Les choses, au reste, étaient déjà plus qu'un projet, car Louis Sforza avait la promesse de Ferdinand de se conformer au plan qu'il avait proposé.
Or, ce plan renversait celui de Pierre et de Gentile : si les quatre ambassadeurs entraient le même jour et en même temps dans les rues de Rome, l'élégance et la richesse de Pierre de Médicis se confondaient avec celles de ses compagnons ; si l'envoyé de Naples portait la parole, le discours de Gentile était perdu.
Ces deux graves intérêts changèrent la face de la Péninsule ; ils amenèrent cinquante ans de guerre en Italie et la chute de la liberté florentine.
Voici comment : Pierre et Gentile, ne voulant pas renoncer à l'effet que devaient produire, l'un l'éclat de ses diamants, l'autre les fleurs de son éloquence, obtinrent de Ferdinand qu'il retirât la parole donnée à Louis Sforza. Celui-ci, qui connaissait la politique tibérienne du vieux roi de Naples, chercha à son manque de parole une tout autre cause que celle qu'il avait réellement, crut y voir une ligue formée contre lui, et, voulant opposer une force égale à celle qui le menaçait, se retira de l'ancienne association, et forma une alliance nouvelle avec le pape Alexandre VI, le duc Hercule III de Ferrare, et la république de Venise : cette alliance devait, pour le maintien de la paix publique, tenir sur pied une armée de vingt mille chevaux et de dix mille fantassins.
A son tour Ferdinand s'effraya de cette ligue, et ne vit qu'un seul moyen d'en neutraliser les effets ; c'était de dépouiller Louis Sforza de la régence qu'il tenait au nom de son neveu, régence qui, contre toutes les habitudes, s'était prolongée déjà jusqu'à l'âge de vingt-deux ans.
En conséquence, il invita positivement, en sa qualité de tuteur naturel du jeune prince, le duc de Milan à résigner le pouvoir souverain entre les mains de son neveu. Sforza, qui était homme de ressource et de résolution, d'une main présenta un breuvage empoisonné à son neveu, et de l'autre signa un traité d'alliance avec Charles VIII.
Le traité portait :
Que le roi de France tenterait la conquête du royaume de Naples, sur lequel il réclamait les droits de la maison d'Anjou, usurpés par celle d'Aragon ;
Que le duc de Milan donnerait au roi de France le passage par ses états, et l'accompagnerait avec cinq cents lances ;
Que le duc de Milan permettrait au roi de France d'armer à Gênes autant de vaisseaux qu'il voudrait ;
Qu'enfin le duc de Milan prêterait au roi de France deux cent mille ducats, payables au moment de son départ.
De son côté, Charles VIII promit : De défendre l'autorité personnelle de Louis Sforza sur le duché de Milan contre quiconque tenterait de l'en dépouiller ; De laisser dans Asti, ville appartenant au duc d'Orléans par l'héritage de Valentine Visconti, son aïeule, deux cents lances françaises, toujours prêtres à secourir la maison Sforza ; Enfin d'abandonner à son allié la principauté de Tarente, aussitôt que le royaume de Naples serait conquis.
Le 20 octobre 1494, Jean Galéas était mort, et Louis Sforza proclamé duc de Milan.
Le 1er novembre Charles VIII était devant Sarzane, demandant le passage et le logement à travers la ville de Florence et les états de Toscane.
Pierre se rappela que, dans des circonstances à peu près semblables, Laurent son père avait été trouver le roi Ferdinand, et, malgré le désavantage de sa position, avait signé avec lui une paix merveilleusement favorable à la République : il résolut d'imiter cet exemple, fit nommer une ambassade, se plaça à la tête des ambassadeurs, et alla trouver le roi Charles VIII.
Mais Laurent était un homme de génie consommé en politique et en diplomatie ; Pierre n'était qu'un écolier, qui ne connaissait pas même la marche de ce grand jeu d'échecs qu'on appelle le monde : aussi, soit crainte, soit inhabileté, fit-il sottise sur sottise. Il est vrai de dire que le roi de France eut avec lui des manières auxquelles les Médicis n'étaient pas accoutumés.
Charles VIII le reçut à cheval et lui demanda d'un ton hautain, comme un maître eût fait à son valet, d'où était venue à lui et à ses concitoyens la hardiesse de vouloir lui disputer le passage à travers la Toscane. Pierre de Médicis répondit que cela tenait à d'anciens traités passés, du consentement même de Louis XI, entre Laurent son père et Ferdinand de Naples ; mais il ajouta humblement que, ces engagements lui étant à charge, il était décidé à ne pas pousser plus loin son dévouement à la maison d'Aragon et son opposition à celle de France ; et que, par conséquent, il ferait ce que désirerait le roi.
Charles VIII, qui ne s'attendait pas à tant de condescendance, demanda que la ville de Sarzane lui fût livrée, que les clefs de Pietra Santa, de Pise, de Librafatta et de Livourne lui fussent remises ; enfin que, pour être sûre de sa protection royale, la magnifique République lui prêtât une somme de deux cent mille florins.
Pierre de Médicis consentit à tout, quoique ses instructions ne l'autorisassent à rien de tout cela. Alors Charles VIII lui ordonna de monter à cheval, et de commencer l'exécution de ses promesses par la remise des places fortes. Pierre obéit ; et l'armée ultramontaine, conduite par l'héritier de Côme, Père de la patrie, et de Laurent le Magnifique, commença sa marche triomphante à travers la Toscane.
Mais, en arrivant à Lucques, Pierre de Médicis apprit que les lâches concessions qu'il avait faites au roi de France avaient soulevé contre lui une terrible opposition ; il demanda en conséquence à Charles VIII la permission de le précéder à Florence, en donnant pour prétexte à son départ l'emprunt des deux cent mille florins. Charles avait en sa possession les villes et les forteresses qu'il avait demandées il ne vit donc aucun inconvénient à laisser partir un homme qui paraissait si dévoué à la cause française, et l'avertit, en le congédiant, que dans deux ou trois jours il serait lui-même à Florence. Pierre partit de Lucques vers quatre heures du soir, rentra dans la nuit à Florence, et gagna son palais de Via Larga sans avoir été reconnu de personne.
Le lendemain matin, 9 novembre, après avoir pendant la nuit pris conseil de ses parents et de ses amis, qu'il trouva tout découragés, Pierre voulut tenter un dernier effort, et alla droit au palais de la seigneurie. Mais le palais était fermé ; et, en arrivant sur la place, il trouva le gonfalonier Jacob Nerli qui l'attendait pour lui signifier de ne pas aller plus loin, et qui, à l'appui de cette signification, lui montra Lucas Corsini, l'un des prieurs, debout à la porte et l'épée à la main : c'était une réaction complète contre le pouvoir des Médicis. Pierre se retira sans dire une parole, sans prier, sans menacer, comme un enfant auquel on ordonne et qui obéit ; il se retira dans son palais, et écrivit à Paul Orsini, dont il avait épousé la sœur, de venir à son aide avec ses hommes d'armes. La lettre ayant été interceptée, la seigneurie y vit une tentative de rébellion, et, heureusement pour Pierre, en fit publiquement la lecture en appelant les citoyens aux armes.
Prévenu de cette manière, Orsini accourut au secours de son beau-frère, qu'il plaça avec Julien au milieu de ses hommes d'armes, et parvint à gagner la porte San-Gallo, tandis que le cardinal Jean, qui fut depuis Léon X, plus belliqueux que ses frères, voulant tenter un dernier effort, essayait de réunir ses partisans au cri de Palle ! Palle ! mot de guerre de sa maison. Mais ce mot, si magique du temps de Côme l'ancien et de Laurent le Magnifique, avait perdu toute sa puissance.
En arrivant à la rue Calzajoli, le belliqueux cardinal vit qu'elle était barrée par le peuple, et les menaces et les murmures de la multitude lui apprirent qu'il serait dangereux d'aller plus loin. Il se retira donc ; mais, selon son habitude de poursuivre les fuyards, le peuple s'élança sur ses traces.
Grâce à son cheval, Jean gagnait du terrain, lorsqu'il aperçut au bout de la rue une autre troupe armée qui devait infailliblement l'arrêter : il sauta à bas de son cheval, et s'élança dans une maison dont la porte était ouverte. La maison par bonheur communiquait avec un couvent de franciscains ; un des moines prêta sa robe au fugitif, et le cardinal, grâce à cet humble incognito, put gagner la campagne, et, guidé par les indications des paysans, rejoignit ses deux frères dans les Apennins.
Le même jour, les Médicis furent proclamés traîtres à la patrie : un décret les déclara rebelles, confisqua leurs biens, et promit cinq mille ducats à qui les amènerait vivants, et deux mille à celui qui apporterait leur tête. Toutes les familles proscrites lors du retour de Côme l'ancien en 1434, et après la conspiration des Pazzi en 1478, rentrèrent à Florence ; et Giovanni et Lorenzo de Médicis, fils de Pierre-François, et neveux des bannis, pour n'avoir plus rien de commun avec eux, répudièrent leur nom de Médicis pour prendre celui de Popolani, et changeant leur blason, qui était d'or à six globes posés trois, deux et un, dont cinq de gueules, et celui du milieu et du chef d'azur chargé de trois fleurs de lis d'or, adoptèrent celui des Guelfes, qui était de gueules à la croix d'argent.
Puis, ces premières mesures prises, on envoya des ambassadeurs à Charles VIII. Ces ambassadeurs étaient : Piero Capponi, Giovanni Cavalcanti, Pandolfo Ruccellai, Tanai des Nerli et le père Jérôme Savonarola, celui-là même qui avait refusé l'absolution à Laurent de Médicis, parce qu'il ne voulait pas rendre la liberté à sa patrie.
Ces ambassadeurs trouvèrent Charles VIII occupé à rendre leur indépendance aux Pisans, qui depuis quatre-vingt-sept ans étaient tombés sous la domination florentine.
Ce fut Savonarola qui porta la parole : il parla avec ce ton d'enthousiasme prophétique qui lui était habituel, et qui produisait un si grand effet sur ses concitoyens. Mais Charles VIII, qui était tant soit peu barbare, et qui n'avait jamais entendu parler de l'illustre dominicain, écouta les promesses et les menaces de l'ambassadeur comme il eût écouté un sermon, et, lorsque le sermon fut fini, il fit le signe de la croix, et dit qu'il arrangerait toutes choses à Florence. En effet, le 17 novembre au soir, le roi se présenta à la porte de San-Friano, par laquelle on était prévenu qu'il devait faire son entrée : il y trouva la noblesse florentine dans ses habits d'apparat, accompagnée du clergé qui chantait des hymnes, et suivie du peuple qui, toujours avide de changement, croyait retrouver dans la chute des Médicis quelques débris de sa vieille liberté. Charles VIII trouva à la porte un baldaquin d'or sous lequel il s'arrêta un instant pour répondre quelques paroles évasives aux compliments de bienvenue qui lui furent faits ; puis, ayant pris sa lance des mains de son écuyer, il l'appuya sur sa cuisse, et donna l'ordre d'entrer dans la ville, qu'il traversa presque entière en passant sous le palais Strozzi ; et, suivi de son armée qui portait les armes hautes, et de son artillerie qui roulait sourdement, il s'en alla loger au palais de Via Larga.
Les Florentins avaient cru recevoir un hôte ; mais Charles VIII, en portant sa lance à la main, avait donné à entendre qu'il entrait en vainqueur : de sorte que, le lendemain, lorsqu'on en vint aux négociations, chacun se trouva loin du compte. La seigneurie voulait ratifier le traité des Médicis ; mais Charles VIII répondit à la seigneurie que le traité n'existait plus, par le fait même de la chute de celui qui l'avait signé ; qu'il n'avait, au reste, encore rien décidé à l'égard de ce qu'il ordonnerait de Florence, et qu'ils eussent à revenir le lendemain pour savoir si son bon plaisir était de rétablir les Médicis ou de déléguer son autorité à la seigneurie.
La réponse était terrible ; mais les Florentins étaient trop près encore de leur ancienne vertu pour l'avoir oubliée. Déjà, à tout hasard, chaque maison puissante avait depuis deux jours rassemblé autour d'elle tous ses serviteurs, avec l'intention de ne point commencer les hostilités, mais aussi avec la détermination de se défendre si les Français attaquaient. En effet, lors de son entrée, Charles VIII avait été étonné à la vue de cette population étrange qui se pressait dans les rues, et qui garnissait toutes les ouvertures des maisons, depuis les soupiraux des caves jusqu'aux terrasses des toits. La seigneurie donna de nouveaux ordres, et la population s'augmenta d'un tiers encore pendant cette nuit d'attente, qui devait décider du sort de Florence.

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