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2ème partie - 2
Branche cadette

A force de recherches chimiques, il retrouva avec François Ferrucci, de Fiesole, l'art de tailler le porphyre, perdu depuis les Romains ; il en profita à l'instant pour faire tailler la belle vasque du palais Pitti, et la statue de la Justice, qu'il dressa sur la place de la Sainte-Trinité, au haut de la colonne de granit qui lui avait été donnée par le pape Pie IV, et à l'endroit même où il apprit la victoire que ses capitaines venaient de remporter sur Pierre Strozzi.
Il accueillit et employa Jean de Boulogne, qui fit pour lui le Mercure et l'Enlèvement des Sabines, puis devint l'architecte de son fils François.
Il fit élever Bernard Buontalenti, qu'il donna ensuite pour maître de dessin au jeune grand-duc.
Il donna à l'architecte Tribolo la direction des bâtisses et des jardins de Castello.
Il acheta le palais Pitti, auquel il laissa son nom, et dans lequel il fit faire une belle cour.
Il fit venir Georges Vasari, architecte, peintre et historien, et commanda à l'historien une histoire de l'art, donna au peintre le Palais-Vieux à peindre, et fit bâtir par l'architecte le corridor qui joint le palais Pitti au Palais-Vieux, et la fameuse galerie des Offices, qui ainsi que l'indique son nom, fut d'abord destinée à réunir en une seule résidence les différents tribunaux des magistrats, qui étaient épars dans toute la ville ; cette bâtisse plut tant à Pignatelli, lorsqu'il n'était encore que nonce à Florence, que, devenu pape sous le nom d'Innocent XII, il fit faire sur le même modèle la Curia Innocenziana de Rome.
Enfin, il plaça dans le palais de Via Larga, dans le Palais-Vieux et dans le palais Pitti, tous les tableaux qu'il put réunir, toutes les statues, toutes les médailles, antiques et modernes, qui avaient été sculptées, frappées ou retrouvées dans les fouilles par Côme l'ancien, par Laurent le Magnifique et par le duc Alexandre, et qui deux fois avaient été dispersées et pillées ; la première lors du passage de Charles VIII, et la seconde lors de l'assassinat du même duc par Lorenzino ; si bien que la louange contemporaine l'emporta sur le blâme de la postérité, et que la partie sombre de la vie du monarque se perdit dans la partie éclatante du protecteur des arts, des sciences et des lettres.
Il est à remarquer que les contemporains de Côme Ier furent Henri VIII, Philippe II, Charles IX, Christian II, Paul III !... Côme mourut le 21 avril 1 574, laissant le trône à son fils François Ier, qu'il avait associé au pouvoir depuis plusieurs années : au reste, il lui avait fait la route facile ; et Louis XIV ne trouva pas le chemin mieux déblayé par Richelieu, que le nouveau grand-duc par l'homme de génie qui venait de mourir à cinquante quatre ans, après un règne de trente-huit.
En effet, les dix premières années du règne de Côme s'étaient passées à calmer ce vieil orage florentin qui soulevait des flots de peuple chaque fois que soufflait le vent de la liberté : l'année même de son avènement, il avait rendu une loi qui ordonnait, sous peine de vingt-cinq florins d'amende, à tout citoyen, d'éclairer la nuit le devant de sa maison, et qui défendait, à quiconque n'en avait pas permission expresse, de sortir passé minuit dans les rues de Florence, sous peine d'être dépouillé de tous ses vêtements et d'avoir le poignet coupé.
Une autre loi succéda à celle-ci, laquelle portait défense, en cas d'émeute, à tout citoyen de sortir de sa maison, sous peine d'une amende de cinq cents florins ; en outre, si le contrevenant était tué, sa famille n'avait rien à dire, et toute poursuite judiciaire lui était interdite.
Puis vint une autre loi contre les homicides, loi qui mettait le coupable hors de toutes les autres lois, qui accordait une récompense à qui tuerait celui qui avait tué, et le double à qui le livrerait vivant ; en outre, le meurtrier (eût-il échappé à la mort publique ou à la mort secrète) était condamné, sans amnistie, sans miséricorde, à ne jamais plus rentrer dans sa patrie, à moins qu'il n'eût tué un rebelle ou un banni : ce qui lui rouvrait les portes de Florence.
Ce n'était pas tout que de punir la rébellion ou l'homicide, il fallait les prévenir. Côme divisa la ville (qu'il avait désarmée par une loi précédente) en cinquante quartiers, attacha à chaque quartier deux dénonciateurs en titre, renouvelés tous les ans, et tirés au sort parmi les plus habiles espions : ils n'avaient point d'appointements fixes, mais recevaient des récompenses proportionnées à la grandeur des services qu'ils rendaient ; puis, en outre, ils étaient exempts de toute contrainte par corps.
Enfin, après la politique, la religion ; après l'obéissance au grand-duc, le respect à Dieu : une loi fut rendue qui condamnait tout blasphémateur à avoir la langue percée avec un clou.
François Ier trouva donc Florence calme ; la forteresse de San-Miniato la tenait en bride : il trouva les côtes de la Toscane purgées de corsaires turcs et barbaresques : les chevaliers de l'ordre de Saint-étienne, institué par son père, les avaient chassés ; il trouva les deux places de Livourne et de Porto-Ferraio à l'abri de toute attaque extérieure et intérieure : Côme les avait fortifiées ; enfin, il trouva les bannis lassés de leur exil, car Laurent (leur Brutus) avait été assassiné à Venise par Bebo et Riccio de Volterra, et Philippe Strozzi (leur Caton) s'était poignardé dans sa prison en évoquant avec son sang un vengeur qui ne vint pas.
Quant au commerce florentin, de pauvre et ruiné qu'il était, Côme l'avait fait brillant et riche ; en montant sur le trône, il ne trouva dans Florence, merveilleusement approvisionnée de marchés, de fabriques et de manufactures au temps de Charles VIII, ni fabrique de verres, ni manufacture de cire et, lors de son mariage avec éléonore de Tolède, il fut forcé de commander à Naples toutes les argenteries nécessaires à l'établissement qu'il voulait avoir ; car la patrie de Benvenuto Cellini manquait d'ouvriers pour fondre, et d'artistes pour ciseler ! Bien plus, l'art de tisser la laine (cette antique source des richesses florentines) était tombé si bas, que, vers la même époque, où toutes les autres choses manquaient, il n'y avait plus que soixante-trois maisons qui fissent ce commerce ; tandis qu'en 1 551, c'est-à-dire dix ans après, on en comptait jusqu'à cent trente six.
Enfin, malgré ces lois si sévères, promulguées vers le commencement de son règne, Côme, en mourant, laissa le peuple plus affectionne qu'il n'avait jamais été peut-être, à la maison des Médicis ; car, pendant la longue disette de 1 550 à 1 551, il avait nourri de ses propres deniers, et avec les approvisionnements qu'il avait fait faire, jusqu'à neuf mille pauvres par jour, générosité qui ne l'empêcha point de laisser à son fils six millions et demi de Toscane, c'est-à-dire plus de trente millions de francs, tant en lingots d'or et d'argent qu'en piastres et en florins.
La machine gouvernementale était donc remontée pour de longues années, et François, en arrivant au trône, n'eut à s'occuper que de plaisirs et d'amour : aussi, à part la Camilla Martelli, maîtresse de son père, qu'il fit emprisonner ; sa belle-sœur, éléonore de Tolède, qu'il excita son frère à assassiner ; sa sœur Isabelle, dont il toléra l'étranglement, et Girolami, qu'il fit assassiner en France avec un couteau empoisonné, son règne fut assez tranquille. Un événement inattendu fit de son histoire un long roman.
Un jour que François passait à cheval sur la place Saint-Marc, une fleur tomba à ses pieds ; il leva les yeux et vit, sous une jalousie soulevée, la tête blonde et fraîche d'une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans : la tête se retira aussitôt, mais pas si vite cependant que le prince ne fût frappé de sa beauté.
François n'avait lui-même alors que vingt-deux ans : c'est l'âge des amours sympathiques et des passions romanesques ; il ne voulait pas voir dans cette fleur tombée à ses pieds un simple accident du hasard ; il était beau, et, comme il est facile de l'imaginer, passablement gâté par les femmes de la cour : il crut à une avance, et se promit bien d'en profiter si celle qui la lui avait faite en valait la peine.
Le lendemain, à la même heure, le prince repassa au même endroit : cette fois la jalousie était fermée, mais il lui sembla voir briller au travers les beaux yeux noirs de la jeune fille.
Les jours suivants, il passa encore ; mais la jalousie resta constamment fermée. Alors François fit venir un de ses valets et lui ordonna de prendre des informations sur les gens qui habitaient la maison de la place Saint-Marc, et de lui venir dire, aussitôt qu'il le saurait, quelles étaient ces gens. Le valet remplit la commission dont il était chargé, et s'en revint dire au prince que la maison qu'il lui avait désignée était habitée par deux vieux époux nommés Bonaventuri, lesquels, depuis quelque temps, avaient recueilli chez eux un jeune homme et une jeune fille ; mais nul ne savait si ce jeune homme et cette jeune fille étaient frère et sœur, ou mari et femme, ni comment ils s'appelaient.
Le prince vit qu'il n'en tirerait pas davantage de son valet, et résolut de s'adresser à un plus habile que lui.
François n'eut pas longtemps à chercher l'homme qu'il lui fallait ; cet homme était près de lui ; c'était un grand seigneur, moitié Espagnol, moitié Napolitain, né dans la Terre de Labour d'une famille aragonaise, et qui se nommait don Fabio Arazola, marquis de Mont-Dragone. Le prince le fit venir, lui dit que depuis une semaine il était fou d'amour, que celle qu'il aimait habitait une petite maison de la place Saint-Marc qu'il lui désigna, et il ajouta que, de quelque façon que ce fût, il voulait avoir une entrevue avec cette femme. Mont-Dragone lui demanda quinze jours, le prince voulait débattre ; mais le marquis répondit qu'il ne se chargerait de rien si on ne lui accordait pas ce temps, qu'il regardait comme nécessaire : François était habitué à céder à Mont-Dragone, qui était son ancien gouverneur ; il accorda donc les quinze jours, et promit (jusqu'à ce qu'ils fussent écoulés) de ne faire de son côté aucune tentative pour voir la belle inconnue.
Mont-Dragone revint tout pensif au beau palais qu'il avait fait bâtir par l'Ammanato, raconta à sa femme tout ce qui venait de se passer entre lui et le jeune prince, lui fit sentir le profit et la faveur qu'ils pourraient tirer d'une pareille intrigue, et l'invita à s'introduire dans la maison et à se lier avec la vieille Bonaventuri.
Dès le lendemain, la marquise alla se placer, dans son coche et avec un coureur à cheval, à un angle de la place Saint-Marc, presque au point du jour. Vers les huit heures, la bonne femme sortit, un panier au bras, pour aller au marché ; la Mont-Dragone la suivit. Au coin de la rue du Cocomero et de celle des Pucci, le coureur de la marquise passa au galop si près de la bonne femme, qu'elle jeta les hauts cris ; la marquise, qui suivait, descendit aussitôt de sa voiture, prétendit qu'elle était blessée, se désola d'être cause de cet accident, et, quelque chose que la pauvre Bonaventuri pût lui dire, la força de monter près d'elle, la reconduisit, et ne la quitta que dans sa chambre en lui faisant toutes les offres de service possibles. Les vieux époux ne pouvaient pas revenir de ce qu'une si grande dame fût en même temps une si bonne dame.
Le lendemain, la Mont-Dragone revint : c'était tout simple, elle venait demander des nouvelles de celle qu'elle avait failli blesser la veille : car elle savait que la peur de l'accident est quelquefois pire que l'accident lui-même.
Cette fois elle s'assit, resta quelques instants, et laissa échapper qu'elle était dame de la cour, et que son mari était précepteur du jeune prince François. Les deux vieux époux se regardèrent en échangeant un signe qui ne put être caché à la vue de la Mont-Dragone ; en quittant la maison, celle-ci renouvela aux Bonaventuri ses offres de service, en les prévenant qu' elle reviendrait encore pour savoir des nouvelles de sa vieille amie.
Elle revint en effet le jour suivant. Le marquis, de son côté, avait appris que les Bonaventuri avaient un fils à Venise, et que ce fils, accusé d'avoir enlevé une jeune fille noble, avait été mis au ban de la République : dès lors, il n'y avait plus de doute, la jeune fille qui avait laissé tomber la fleur aux pieds du prince François, la belle inconnue que l'on cachait avec tant de soin, était la noble Vénitienne.
Dans la conversation, la marquise demanda sans affectation à la bonne femme s'il y avait longtemps qu'elle n'avait reçu des nouvelles de son fils Pierre. La bonne femme pâlit et s'écria :
– Vous savez donc tout ? La Mont-Dragone répondit qu'elle ne savait rien, mais que, s'il y avait quelque chose, il fallait le lui dire, attendu qu'elle était en position (de quelque genre qu'ils fussent) de rendre à la pauvre famille, près du prince François, tous les bons offices qu'elle en pourrait désirer.
Alors, la Bonaventuri raconta à la marquise une histoire si étrange, qu'elle eût paru à celle-ci un roman sans l'air de parfaite bonne foi qu'avait celle qui la racontait ; cette histoire, la voici.
Il y avait dix-huit mois, à peu près, que Pierre Bonaventuri, cherchant fortune, et craignant de ne pas la trouver à Florence, était parti pour Venise. Là, grâce à un oncle qu'il avait, nommé Baptiste Bonaventuri, il était entré comme caissier dans la banque des Salviati, l'une des meilleures et des plus riches maisons de la sérénissime République.
Cette banque était en face du palais de Barthélemi Cappello, gentilhomme vénitien des plus nobles et des plus estimés ; ce gentilhomme avait une fille d'une beauté merveilleuse, qui s'appelait Blanche. Or, le hasard fit que la mansarde de Pierre Bonaventuri plongeât dans la chambre de Blanche Capello, et que la jeune fille, curieuse et imprudente comme on l'est à quinze ans, ne tint pas la fenêtre exactement fermée.
Comment la fière et belle héritière des nobles Cappello se prit-elle d'amour pour le pauvre Bonaventuri, c'est là un de ces mystères du cœur que le cœur sent et que la raison n'explique pas. Mais, soit qu'elle le prît pour un Salviati, soit qu'elle connût son humble condition, le fait est que Blanche l'aima et de cet amour ardent comme celui de Juliette, qui lui faisait dire en voyant Roméo : « Je serai à lui, ou à la tombe. » Elle fut à lui.
Il n'y avait aucun moyen pour Bonaventuri de pénétrer dans le palais des Cappello, qui était gardé à la fois comme une forteresse et comme un harem. Ce fut Blanche qui vint le trouver. Toutes les nuits, elle quittait sa chambre, descendait pieds nus les escaliers, ouvrait la porte qui se fermait en dedans, traversait la rue comme une ombre, venait trouver son amant dans sa mansarde ; puis, une heure avant le jour, elle rentrait par la porte qu'elle avait laissée entrebâillée.
Cela dura ainsi plusieurs mois ; mais, un matin que les jeunes gens n'avaient point calculé aussi exactement l'heure du départ, un garçon boulanger vint demander au palais Capello à quel moment de la journée il devait cuire le pain, et, en s'en allant, il tira la porte. Blanche arriva un instant après pour rentrer à son tour, et trouva la porte fermée. Appeler, c'était se perdre. Blanche prit son parti avec cette rapidité de résolution qui était le côté dominant de son caractère. Elle remonta chez son amant, en lui disant qu'elle était perdue, et lui aussi, s'ils ne s'enfuyaient à l'instant même. Bonaventuri, qui connaissait l'orgueil des Cappello, comprit au premier mot tout le danger de la situation : le jour n'était point encore venu ; il s'habilla à la hâte, prit le peu d'argent qu'il avait, redescendit avec Blanche, qui n'était vêtue que d'une simple robe de serge noire par-dessus sa chemise (robe qu'elle s'était fait faire afin de n'être point aperçue dans les escaliers ni dans la rue), sortit par une porte de derrière qui donnait sur le canal, appela un gondolier, se fit conduire chez le podestat (qu'il connaissait pour l'avoir vu souvent chez son patron), le fit réveiller, et lui dit qu'il avait besoin d'une permission de sortie du port, attendu qu'il était forcé de se rendre immédiatement à Ferrare pour une affaire qui pouvait porter un grave préjudice à la maison Salviati, si elle éprouvait le moindre retard. Le podestat, sans aucun soupçon, et reconnaissant le solliciteur pour un des premiers commis de cette maison, lui donna la permission qu'il demandait. Bonaventuri revint tout joyeux auprès de Blanche, qu'il trouva toute tremblante dans la cabine de sa gondole.
Les deux jeunes amants passaient devant Saint-George-Majeur comme l'horloge de la place sonnait cinq heures du matin ; c'était au mois de décembre ; ils avaient donc encore une heure de nuit, et il ne leur en fallait pas davantage pour être sur la route de Ferrare. Quatre autres heures devaient s'écouler à peu près avant qu'on s'aperçût de la fuite de Blanche. Quand on commencerait à la chercher, ils seraient donc déjà loin ; en effet, ils dépassèrent bientôt Piovega et atteignirent Chiozza ; là, Pierre congédia son gondolier, prit une barque plus commode, poursuivit son chemin, sortit sans difficulté du port, et, en employant presque tout ce qu'il avait d'argent à se procurer des chevaux, il arriva le soir même à Ferrare. Les deux amants étaient sauvés ; car, en supposant qu'ils eussent été poursuivis, les émissaires du conseil des Dix n'auraient point osé les venir chercher dans cette ville, avec laquelle la République était en ce moment en discussion à cause de certaines terres de la Polésine, dont chacune d'elles se disputait la possession.
Blanche se reposa donc la nuit à Ferrare ; puis, au point du jour, les deux amants repartirent, et arrivèrent quatre jours après sans accident à Florence. Ils se présentèrent aussitôt chez les vieux parents de Bonaventuri, qui n'avaient point besoin de ce surcroît de dépense, et qui cependant les reçurent comme un père et une mère reçoivent leurs enfants. On renvoya la seule servante qu'il y eût à la maison, la vieille femme se chargea du ménage, et, du reste de leur argent, Blanche se fit acheter de la soie et du fil d'or et d'argent pour faire des broderies.
Quant aux deux hommes, ils trouvèrent des écritures à faire ; de sorte que Pierre put travailler sans sortir de la maison : quelques jours après, un prêtre, ami de la famille, vint les y marier.
Au reste, Blanche ne s'était pas trompée dans ses prévisions : toute la police de Venise était à leurs trousses. Barthélemi Cappello, qui (non seulement par lui-même, mais aussi par sa seconde femme, la belle-mère de Blanche, laquelle était de la maison Grimani et sœur du patriarche d'Aquilée) tenait un des premiers rangs dans la République, avait demandé justice à grands cris de l'enlèvement de sa fille ; le patriarche d'Aquilée avait fait rage, déclarant que le corps de la noblesse tout entier était insulté en sa personne et en celle de son beau-frère ; si bien, qu'ils firent arrêter le pauvre Baptiste Bonaventuri, comme s'il eût dû répondre des actions de son neveu, et mettre celui-ci au ban de la République, avec condamnation à une amende de deux mille ducats, moitié payable dans la caisse des Dix, moitié payable à la maison Capello ; en outre, des sbires furent envoyés partout où les amants pouvaient se trouver, avec promesse d'une récompense de cinq cents ducats à ceux qui livreraient Bonaventuri mort, et de mille ducats à ceux qui l'amèneraient vivant.
Voilà où en étaient les choses lorsque par accident Blanche avait laissé tomber son bouquet aux pieds du cheval du prince, et que la Mont-Dragone, envoyée par son mari, avait trouvé moyen de s'introduire dans la maison.
Comme on le voit, la protection du jeune grand-duc était on ne peut plus instante ; aussi la Mont-Dragone vit-elle du premier coup tout le parti qu'elle pouvait tirer de la position. Elle parut profondément touchée des malheurs de la belle Blanche, et demanda si elle ne pourrait pas voir la charmante enfant à laquelle elle s'intéressait de tout son cœur : on ne pouvait rien refuser à la femme du favori du prince. Blanche fut appelée. Au premier coup d'œil, la Mont-Dragone jugea celle qu'elle avait sous les yeux, et décida qu'elle serait la maîtresse du prince.
En conséquence, elle fit force amitiés à Blanche, l'invitant fort à la venir voir à son tour ; mais Blanche lui répondit que la chose était impossible, attendu qu'elle n'osait sortir de peur d'être reconnue, et que d'ailleurs, noble et Vénitienne, et par conséquent fière comme il convenait que fût une Cappello, elle ne voulait pas, sous les pauvres habits qui la couvraient, entrer dans un palais qui lui rappellerait celui de son père. La Mont-Dragone se paya en souriant de ces réponses, et le lendemain elle envoya son carrosse avec une de ses plus belles robes à la jeune femme ; le carrosse était pour qu'elle ne fût pas vue, la robe pour qu'elle n'eut point à rougir ; elle y ajoutait une lettre dans laquelle elle disait avoir parlé à son mari d'un sauf-conduit pour Pierre, que son mari était merveilleusement disposé à obtenir ce sauf conduit du prince, mais qu'il désirait voir celle à qui sa femme s'intéressait, et entendre de sa propre bouche le récit de ses aventures ; la vieille mère était invitée à accompagner sa belle-fille.
Blanche avait grande envie d'aller chez la Mont-Dragone ; la société bourgeoise des bonnes gens avec lesquels elle vivait commençait à lui paraître bien lourde, comparée à la société qu'elle voyait chez son père. Puis peut-être dans cette âme ardente y avait-il ce besoin de l'inconnu qui, chez les hommes, est la source des grandes actions, et chez les femmes, celle des grandes fautes : le sauf-conduit lui servait de prétexte pour mentir à sa propre conscience : elle s'habilla des riches habits que lui avait envoyés la Mont-Dragone, se regarda dans un miroir, se trouva mille fois plus belle qu'avec ses pauvres vêtements ; de ce jour elle fut perdue, la fille d'ève avait mordu dans la pomme.
Les deux femmes montèrent dans le carrosse et se rendirent via dei Carnesecchi, près de Sainte-Marie-Nouvelle, où était situé le palais Mont-Dragone ; elles trouvèrent la marquise qui les attendait dans un petit salon, et qui leur dit qu'elle allait faire prévenir son mari que quelqu'un le demandait : le mari fit répondre qu'il ne pouvait venir en ce moment, parce qu'il était attendu chez le prince et par le prince ; la marquise ordonna au domestique de retourner dire à son mari que les personnes qui le demandaient étaient la signora Blanche Cappello et sa belle-mère ; un instant après, Mont-Dragone entra.
Le marquis parut frappé de la beauté de Blanche, et en effet Blanche, à l'âge de dix-huit ans, était admirablement belle ; le marquis connaissait sa cour, et savait qu'à tout hasard l'admiration ne gâterait rien.
Blanche se leva, et voulut raconter au marquis ce que sa belle-mère avait déjà raconté à la marquise ; mais, à ses premières paroles, Mont-Dragone répondit qu'il n'était besoin que de la voir pour croire à sa vertu ; qu'une si jolie bouche ne pouvait mentir et que de si beaux yeux ne pouvaient tromper. En conséquence, il promit à Blanche de parler le jour même au prince, et s'engagea presque positivement à rapporter le sauf-conduit le lendemain puis, s'excusant auprès de ces dames sur ce que le jeune grand-duc l'attendait, il prit aussitôt congé d'elles avec force compliments et courut au palais prévenir François que Blanche était chez lui. Blanche pleurait de reconnaissance, la vieille Bonaventuri était folle d'orgueil et de joie de se voir accueillie et choyée par de si grands personnages.
Les femmes voulurent se lever ; mais la marquise les retint en leur disant que, si elles partaient ainsi, elle croirait qu'elles n'étaient venues que pour son mari, et non pour elle : cette raison fit rasseoir Blanche ; et comme la belle-mère réglait tous ses mouvements sur ceux de sa fille, elle se rassit de son côté. Au bout d'un instant, la Mont-Dragone prit la jeune femme par la main :
– A propos, lui dit-elle, il faut que je vous fasse voir ma maison dans tous ses détails, et que vous me disiez si elle approche de vos magnifiques palais de Venise. Votre mère, que la course fatiguerait, nous attendra ici ; dans un instant nous la rejoindrons.
Alors les deux femmes sortirent, se tenant embrassées comme deux anciennes amies, tandis que la bonne vieille rendait grâce à Dieu du bonheur inespéré qui lui arrivait.
Elles traversèrent une multitude de chambres plus riches les unes que les autres, et s'arrêtèrent enfin dans un délicieux petit boudoir dont la marquise ouvrit les fenêtres, qui donnaient sur un jardin plein de fleurs ; car du mois de décembre, où les fugitifs avaient quitté Venise, on était arrivé au commencement du printemps ; aussitôt qu'il fit jour dans le charmant réduit, la marquise tira d'une armoire un écrin, et de l'écrin une foule de bijoux : diadèmes, colliers, bagues, pendants d'oreilles, le tout en diamants, et émeraudes et en saphirs ; elle s'amusa à en parer Blanche, qui, comme une enfant vaniteuse, se laissa faire ; puis tout à coup :
– Continuez de vous parer vous-même, lui dit-elle, je vais vous chercher des habits faits à la mode de votre pays, avec lesquels, je suis sûre, vous serez charmante. Attendez-moi ici, je reviens.
Et elle sortit à ces mots, laissant Blanche seule et sans défiance aucune.
Blanche continua de se parer ; elle se regardait dans une glace, la plus grande qu'elle eût jamais vue quoiqu'elle fût de Venise, lorsque tout à coup elle aperçut dans la glace un homme debout derrière elle : elle se retourna ; c'était le jeune prince. Blanche jeta un cri et voulut courir à la porte, mais François la retint ; alors elle se douta de tout, et mettant un genou en terre :
– Monseigneur, lui dit-elle, puisqu'il a plu à Dieu de m'éloigner de mes parents, qui ne peuvent plus me protéger ; de m'enlever ma position, mes biens, ma fortune et ma patrie ; puisqu'il ne me reste plus rien que l'honneur, je le mets sous la sauvegarde de Votre Altesse.
– Ne craignez rien, madame, répondit François en la relevant, je ne suis point venu ici en de lâches desseins ; mais attiré par l'intérêt que m'inspire votre position, me voici : puis-je vous être utile ? Regardez-moi comme un protecteur et comme un frère, et à ce double titre demandez-moi ce que vous voudrez, et, ce que vous m'aurez demandé, vous l'obtiendrez, s'il est au pouvoir d'un homme, d'un prince ou d'un roi de vous l'accorder.
Puis, pour ne point effrayer Blanche par une plus longue visite, il s'inclina respectueusement et sortit. La jeune fille était encore tout étourdie de cette apparition lorsque la marquise reparut. Elle trouva Blanche debout, mais si pâle et si tremblante, qu'elle était près de tomber ; elle courut à elle et lui demanda ce qu'elle avait ; celle-ci ne peut lui répondre autre chose sinon :
– Le prince ! Le prince ! La marquise sourit.
– Ah ! Le prince est venu ? dit-elle. Mon Dieu, ne vous étonnez pas, il vient souvent ainsi pour conférer avec mon mari des affaires de l'état, et il entre par cette porte secrète afin de n'être point aperçu. Il aura vu que Mont-Dragone tardait à l'aller joindre et il sera venu le chercher : il vous a vue, tant mieux ! L'intérêt qu'il vous portera, à vous et à votre mari, n'en sera que plus grand.
Blanche regarda la marquise de ce regard triste et profond que le Bronzino lui a donné, et qui semblait aller chercher les plus secrètes pensées au fond des cœurs. Puis, s'interrogeant elle-même, elle se couvrit le visage de ses deux mains, et se renversant dans un fauteuil :
– Ah ! Madame, dit-elle, vous me perdez !...
– J'en prends d'avance le péché sur moi, lui répondit la Mont-Dragone en l'enveloppant de ses bras et en la baisant au front.
Blanche tressaillit comme si elle eût senti l'étreinte d'un serpent.
La jeune femme revint dans la pauvre maison de la place Saint-Marc ; et cette misère, à laquelle elle faisait à peine attention la veille, ce soir-là lui serra le cœur. Elle était partie du palais Mont-Dragone résolue à tout dire à son mari : son mari rentra et elle ne lui dit rien.
Huit jours après, Pierre Bonaventuri n'avait plus rien à craindre ; mais aussi Blanche Cappello n'avait plus rien à perdre.

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