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Chapitre I
Chanson pendant l'orage

Quels étaient les deux cavaliers égarés parmi les ravines et les roches de l'Odenwald, pendant la nuit du 18 mai 1810, c'est ce que n'auraient pu dire à quatre pas de distance leurs plus intimes amis, tant l'obscurité était profonde. En vain eût-on cherché au ciel un rayon de lune, un scintillement d'étoiles : le ciel était plus sombre que la terre, et les gros nuages qui roulaient à sa surface semblaient un océan renversé et menaçant le monde d'un nouveau déluge.
Une masse confuse qui se mouvait aux flancs d'une masse immobile, voilà tout ce que l'œil le plus exercé aux ténèbres eût pu distinguer des deux cavaliers. Par instants un hennissement d'effroi se mêlant au sifflement de la rafale dans les sapins, une poignée d'étincelles arrachées par le fer des chevaux buttant aux cailloux, c'était tout ce qu'on voyait et tout ce qu'on entendait des deux compagnons de route.
L'orage devenait de plus en plus imminent. De grands tourbillons de poussière aveuglaient les voyageurs et leurs montures. Quand l'ouragan passait ainsi, les branches se tordaient et grinçaient ; des hurlements plaintifs couraient au fond de la vallée, puis semblaient, bondissant de rocher en rocher, escalader la montagne chancelante et comme prête à rouler ; et, à chaque fois qu'une pareille trombe montait de la terre au ciel, les rocs ébranlés sortaient de leurs alvéoles de granit et roulaient avec fracas dans les précipices ; et les arbres séculaires, déracinés, s'arrachaient à leur base, et, comme des plongeurs désespérés, se lançaient la tête la première dans l'abîme.
Rien de plus terrible que la destruction dans l'obscurité, rien de plus effrayant que le bruit dans l'ombre. Quand le regard ne peut calculer le danger, le danger grandit démesurément, et l'imagination épouvantée brandit au delà des limites du possible.
Tout à coup le vent cessa, les rumeurs s'éteignirent, tout se tut, tout resta immobile ; la création haletante attendait l'orage.
Au milieu de ce silence, une voix se fit entendre, c'était celle de l'un des deux cavaliers :
- Pardieu ! Samuel, disait-il, il faut avouer que tu as eu une malencontreuse idée de nous faire quitter Erbach à cette heure et par ce temps. Nous étions dans une auberge excellente, et comme nous n'en avions pas rencontré peut-être depuis huit jours que nous avons quitté Francfort. Tu avais le choix entre ton lit et la tempête, entre une bouteille d'excellent hochheim et un vent près duquel le siroco et le simoun sont des zéphyrs, et tu prends la tempête et le vent !... Holà ! Saturn ! interrompit le jeune homme, pour maintenir son cheval qui faisait un écart, holà !... Encore, continua-t-il, si nous allions à quelque charmant rendez-vous, où nous dussions trouver tout à la fois et le lever de l'aube, et le sourire d'une bien-aimée ! Mais la maîtresse que nous allons rejoindre, c'est une vieille pédante qu'on appelle l'Université d'Heidelberg. Le rendez-vous qui nous attend, c'est probablement un duel à mort. En tout cas, nous ne sommes convoqués que pour le 20. Oh ! plus j'y pense, plus je trouve que nous sommes de véritables fous de ne pas être restés là-bas, clos et couverts. Mais je suis ainsi fait ; je te cède toujours ; tu vas devant, et je te suis.
- Plains-toi donc de me suivre ! répondit Samuel avec un accent quelque peu ironique, quand c'est moi qui éclaire ton chemin. Si je n'avais pas marché devant toi, tu te serais déjà brisé dix fois le cou en roulant du haut en bas de la montagne. Allons, rends la main, et assure-toi sur tes étriers ; voilà un sapin qui barre la route.
Il se fit un instant de silence, pendant lequel on entendit l'un après l'autre le double bondissement de deux chevaux.
- Houp ! fit Samuel.
Puis, se retournant vers son compagnon :
- Eh bien ! dit-il, mon pauvre Julius ?
- Eh bien ! dit Julius, je continue à me plaindre de ton entêtement, et j'ai raison : au lieu de suivre le chemin qu'on nous indique, c'est-à-dire de côtoyer la petite rivière de Mumling, qui nous aurait conduits directement au Neckar, tu prends un chemin de traverse, prétendant que tu connais le pays, quand tu n'y es jamais venu, j'en suis sûr. Moi, je voulais prendre un guide.
- Un guide ! pourquoi faire ? Bah ! je connais le chemin.
- Oui, tu le connais si bien, que nous voilà perdus dans la montagne, ne sachant plus où est le nord, où est le midi, ne pouvaNt avancer ni reculer. Et maintenant nous en avons jusqu'au matin à recevoir la pluie qui se prépare, et quelle pluie !... Tiens, voilà les premières gouttes... Ris donc, toi qui ris de tout, à ce que tu prétends, du moins.
- Et pourquoi ne rirais-je pas ? dit Samuel. N'est-ce pas une chose risible que d'entendre un grand garçon de vingt ans, un étudiant d'Heidelberg, se plaindre comme une bergère qui n'a pas rentré à temps son troupeau ? Rire ! le beau mérite qu'il y aurait là ! Je vais faire mieux que de rire, mon cher Julius, je vais chanter.
Et, en effet, le jeune homme se mit à chanter d'une voix rauque et vibrante le premier couplet de nous ne savons quel chant bizarre, sans doute improvisé, et qui tirait au moins son mérite de la situation.
Je me moque de la pluie !
Rhume de cerveau du ciel,
Qu'es-tu près des pleurs de fiel
D'un cœur profond qui s'ennuie ?
Comme Samuel achevait le dernier mot de sa strophe et la dernière note de son air, un immense éclair déchira d'un bout à l'autre de l'horizon le voile de nuages tendu sur la surface du ciel par la main de la tempête, et éclaira d'une lueur splendide et sinistre le groupe des deux cavaliers.
Tous deux paraissaient avoir le même âge, c'est-à-dire être âgés de dix-neuf à vingt et un ans ; mais là se bornait la ressemblance.
L'un, qui devait être Julius, élégant, blond, pâle, avec des yeux bleus, était d'une taille moyenne, mais admirablement prise. On eût dit Faust adolescent.
L'autre, qui devait être Samuel, grand et maigre avec son œil gris changeant, avec sa bouche mince et railleuse, avec ses cheveux et ses sourcils noirs, avec son front haut, son nez saillant et pointu, semblait le portrait vivant de Méphistophélès.
Tous deux étaient vêtus d'une redingote courte, de couleur foncée, serrée à la taille par une ceinture de cuir. Un pantalon collant, des bottes molles et une casquette blanche avec une chaînette complétaient le costume.
Comme l'avaient indiqué quelques mots de Julius, tous deux étaient étudiants.
Surpris et ébloui par l'éclair, Julius tressaillit et ferma les yeux. Samuel, au contraire, releva la tête et croisa un regard tranquille avec la foudre. Puis tout retomba dans une obscurité profonde.
L'éclair n'était pas complètement effacé encore, qu'un violent coup de tonnerre retentit et alla rouler d'échos en échos dans les profondeurs de la montagne.
- Mon cher Samuel, dit Julius, je crois que nous ferions prudemment de nous arrêter. Notre marche pourrait attirer la foudre.
Pour toute réponse, Samuel poussa un éclat de rire et enfonça ses deux éperons dans les flancs de son cheval, qui partit au galop, faisant jaillir les étincelles et voler les cailloux, tandis que le chevalier chantait :
Je me moque de l'éclair !
Feu d'allumette chimique,
Vaux-tu donc, zigzag comique,
Le feu d'un regard amer ?
Il fit ainsi une centaine de pas, puis, tournant bride brusquement, il revint au galop sur Julius.
- Au nom du ciel ! s'écria celui-ci, tiens-toi donc tranquille, Samuel. à quoi bon cette bravade ? Est-ce le moment de chanter ? Prends garde que Dieu n'accepte ton défi !
Un second coup de tonnerre, plus terrible et plus retentissant encore que le premier, éclata droit sur leurs têtes.
- Troisième couplet ! dit Samuel. Je suis un chasseur privilégié : le ciel accompagne ma chanson, et le tonnerre fait la ritournelle.
Puis, de même que la foudre avait grondé plus haut, Samuel chanta d'une voix plus forte :
Je me moque du tonnerre !
Accès de toux de l'été,
Qu'es-tu près du cri jeté
Par l'amour qui désespère ?
Et, comme le tonnerre était cette fois en retard :
- Allons donc, le refrain ! dit-il en regardant le ciel ; tonnerre, tu manques la mesure !
Mais, à défaut du tonnerre, la pluie répondait à l'appel de Samuel, et commençait à tomber par torrents. Bientôt les éclairs et les coups de tonnerre n'eurent plus besoin d'être provoqués et se succédèrent sans interruption. Julius éprouvait cette sorte d'inquiétude dont le plus brave ne peut se défendre devant la toute-puissance des éléments : la petitesse de l'homme dans la colère de la nature lui serrait le cœur. Samuel, au contraire, rayonnait. Une joie fauve jaillissait de ses yeux ; il se dressait sur les étriers ; il agitait sa casquette, comme si, voyant que le danger le fuyait, il eût voulu l'appeler à lui ; joyeux de sentir ses tempes fouettées par ses cheveux humides, riant, chantant, heureux.
- Que disais-tu donc tout à l'heure, Julius ? s'écria-t-il comme dans l'inspiration d'un dithyrambe étrange ; tu voulais rester à Erbach ? Tu voulais manquer cette nuit ? Tu ne sais donc pas ce qu'il y a de sauvage volupté à galoper dans une trombe, mon cher ? C'est parce que j'espérais ce temps que je t'ai emmené. J'ai eu les nerfs agacés et malades tout le jour, mais voilà qui me guérit. Hurrah pour l'ouragan ! Comment diable ne sens-tu pas cette fête ! Est-ce que cette tempête du ciel ne va pas bien à ces pics et à ces précipices, à ces fondrières et à ces ruines ? As-tu quatre-vingts ans, pour vouloir que tout soit immobile et mort comme ton cœur ? Tu as tes passions, si calme que tu sois. Eh bien ! laisse donc les éléments avoir les leurs. Moi, je suis jeune ; j'ai ma vingtième année qui chante au fond de mon cœur, une bouteille de vin qui bout dans mon cerveau, et j'aime le tonnerre. Le roi Lear appelait la tempête sa fille ; moi je l'appelle ma sœur. Ne crains rien pour nous, Julius. Je ne ris pas de la foudre, je ris avec la foudre. Je ne la dédaigne pas, je l'aime. L'orage et moi nous sommes deux amis. Il ne voudrait pas me faire de mal, je lui ressemble. Les hommes le croient malfaisant ; ce sont des niais ! L'orage est nécessaire. C'est l'instant de faire un peu de science. Cette puissante électricité qui gronde et qui flamboie ne tue et ne détruit ça et là que pour accroître la somme de la vie végétale et animale. Moi aussi je suis un homme-orage. C'est l'instant de faire un peu de philosophie. Moi non plus je n'hésiterais pas à passer par le mal pour arriver au bien, à employer la mort pour produire la vie. Toute la question est qu'une pensée supérieure anime ces actes extrêmes et justifie le moyen meurtrier par la fécondité du résultat.
- Tais-toi, tu te calomnies, Samuel.
- Tu me dis Samuel comme tu dirais : Samiel ! Enfant superstitieux ! Parce que nous chevauchons dans le décor du Freyschütz, t'imagines-tu que je suis le diable – Satan, Belzébut ou Méphistophélès –, et que je vais me métamorphoser en chat noir ou en barbet ? Oh ! oh ! qu'est-ce que ceci ?
Cette exclamation était arrachée à Samuel par un mouvement brusque de son cheval, qui venait de se rejeter tout effrayé sur celui de Julius.
La route offrait un danger sans doute. Le jeune homme, se penchant du côté où s'était offert le danger, attendit un éclair. Il n'eut pas longtemps à attendre. Le ciel se fendit ; une lame de feu courut d'un horizon à l'autre, et illumina le paysage.
La route était échancrée par un abîme béant, l'éclair était allé s'éteindre aux parois d'un gouffre, dont il n'avait point permis aux regards des deux jeunes gens de sonder la profondeur.
- Voilà un fameux trou ! dit Samuel en forçant son cheval à se rapprocher du précipice.
- Mais prends-donc garde ! s'écria Julius.
- Ma foi ! il faut que voie cela de près, dit Samuel.
Et, descendant de cheval, il jeta la bride au bras de Julius, et s'approcha curieusement du gouffre sur lequel il se pencha.
Mais, comme son regard ne pouvait percer l'obscurité, il poussa un quartier de granit que roula dans le précipice.
Il écouta et n'entendit rien.
- Bon ! dit-il, il faut que mon pavé soit tombé sur la terre molle, car il n'a pas fait le moindre bruit.
Il achevait de parler lorsqu'un large clapotement résonna dans la sombre profondeur.
- Ah ! l'abîme est profond, dit Samuel. Qui diable me dira comment on appelle ce grand trou ?
- LE TROU DE L'ENFER ! répondit de l'autre côté de l'abîme une voix claire et grave.
- Qui donc me répond là-bas ? s'écria Samuel avec étonnement sinon avec effroi, je ne vois personne !
Un nouvel éclair brilla dans le ciel, et, sur le chemin opposé de la fondrière, les deux jeunes gens entrevirent une apparition bizarre.

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