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Chapitre XI
Credo in hominem...

Voici la lettre de Samuel, et le titre de ce livre nous permet de la donner dans toute son audace.
« Monsieur et très-illustre maître,
» Franchement, croyez-vous en Dieu ? C'est-à-dire, entendons-nous ; croyez-vous à un Dieu distinct de nous, solitaire égoïste et rogue ; créateur, dominateur et juge ; qui, s'il ne prévoit pas les choses à venir, est aveugle et absurde comme toute espèce de chef du pouvoir exécutif ; qui, s'il les prévoit, est impuissant comme un vaudevilliste de dixième ordre ; car alors l'homme, son chef-d'œuvre, n'est qu'une créature faible, dépendante et stupide ?
» Ou bien croyez-vous que ce qu'on appelle Dieu ne saurait s'abstraire de la vie et de l'humanité, et que c'est là ce que votre christianisme a, bon gré, mal gré, exprimé en disant que Dieu s'était fait homme ?
» Pour toute conscience éclairée et non officielle de ce temps, la question n'en est plus une. Mais, devant les conséquences extrêmes de ce principe certain, les esprits timides existent, doutent et se troublent.
» La première de ces conséquences est celle-ci : Si Dieu est homme, l'homme est Dieu. Quand je dis l'homme, je ne parle pas du philistin ou du manant, de l'être qui compte ses écus comme un hanneton, ou qui creuse la terre comme un bœuf ; je dis l'homme qui pense, qui aime, qui veut ; je dis vous, je dis moi ; je dis l'homme, enfin !
» Maintenant, l'homme, s'il est Dieu, a les droits d'un Dieu, c'est évident. Il est maître d'agir comme il lui plaît, et il n'a pas d'autres barrières que les limites de sa force. L'homme de génie ne relève que de son génie. Pas de scrupules. Napoléon, que nous sommes en train de maudire et que nous déifierons avant dix ans, sait ou sent cela, et c'est ce qui fait sa grandeur. Sur le troupeau du vulgaire, l'homme de génie a le plein pouvoir du berger – et du boucher.
» Le Satan de Milton dit : Mal, sois mon bien ! C'est exclusif et borné. Moi, je ne me croirais pas forcé de ne jamais faire ce que les hommes appellent le mal ; mais je ne me croirais pas forcé davantage de ne jamais faire ce qu'ils appellent le bien. La nature, qui produit les oiseaux, ne produit-elle pas aussi les reptiles ?
» Mais l'ordre social, dites-vous. Parlons-en
» Vous tenez beaucoup à l'ordre social, vous, je le conçois : il vous comble de tout. Mais moi ! je suis juif, je suis bâtard, je suis pauvre ; trois disgrâces indépendantes de ma volonté, et pour lesquelles, cependant, votre société me repousse, et dont elle me punit comme de trois crimes. Vous me permettrez de ne pas lui en être fort reconnaissant. Tant pis pour ceux qui maltraitent leur chien au lieu de lui donner à boire, et qui le nourrissent de coups de bâton ! Le chien devient enragé et les mord.
» à qui donc ai-je des obligations ? à vous, peut-être ? Voyons.
» Il existe à Francfort une rue étroite, sombre et sale, pavée de cailloux pointus, étranglée entre deux rangs de maisons titubantes, qui s'entrecognent du front avec les maisons d'en face, comme si elles étaient ivres ; une rue dont les boutiques vides s'ouvrent sur des arrière-cours pleines de ferrailles et de pots cassés ; une rue qu'on ferme le soir à double tour comme un refuge de pestiférés : c'est la rue des Juifs.
» Jamais le soleil n'a daigné descendre dans ces immondes ténèbres. Eh bien ! vous avez été moins dédaigneux que le soleil. Un jour, il y a quelque vingt années, vous y êtes venu, et, en passant, vous avez vu, assise sur le seuil d'une porte et cousant, une jeune fille d'une beauté éclatante ; -- ce qui fait que vous y êtes revenu.
» Vous n'étiez pas, alors, le savant que l'Allemagne a enrichi et glorifié ; mais vous étiez jeune, et vous aviez beaucoup d'esprit. La juive avait beaucoup de cœur. Ce qui résulta de cette rencontre de son cœur et de votre esprit, ce n'est pas vous, certes, qui me le diriez.
» Mais je sais que je suis né un an après, et que je suis bâtard.
» Ma mère, depuis, s'est mariée, et est allée mourir je ne sais où, en Hongrie. Moi, je n'ai connu que mon grand'père, le vieux Samuel Gelb, qui se chargea du fils de sa fille unique.
» Quant à mon père, j'ai dû le rencontrer plus d'une fois ; mais jamais il n'a eu l'air de savoir qui j'étais ; jamais il ne m'a avoué, ni en public, ni en secret. J'ai pu me trouver seul avec lui ; il ne m'a jamais ouvert ses bras, il ne m'a jamais dit tout bas : Mon enfant.
» J'ai supposé qu'il avait fait son chemin dans le monde, et qu'il s'était marié. Il n'avait pu, sans doute, reconnaître un juif et un bâtard, à cause de son rang, à cause de sa femme, à cause de la naissance de quelque fils légitime peut-être... »
C'est à cet endroit de sa lettre que Samuel s'aperçut du sommeil de Julius, l'appela en vain pour l'éveiller, tira de sa poche le billet qui lui était échu, et y lut le nom de Franz Ritter. Après quelque hésitation, Samuel remit, comme nous l'avons vu, le billet dans sa poche et continua sa lettre.
» J'ai vécu ainsi jusqu'à douze ans sans savoir qui était mon père, et sans savoir qui vous étiez. à cet âge, un matin, j'étais assis, lisant, sur le même seuil où treize ans auparavant vous aviez vu ma mère coudre, quand tout à coup, en levant les yeux, j'aperçus un homme grave qui me regardait fixement. C'était vous. Vous entrâtes dans la boutique. Mon grand'père, interrogé par vous, vous exposa humblement que ce n'était pas l'intelligence ni la bonne volonté qui me manquaient ; que j'apprenais tout ce que l'on voulait ; que je savais déjà le français et l'hébreu qu'il avait pu m'enseigner ; que je lisais tous les livres qui me tombaient sous la main : mais qu'il était pauvre et qu'il avait grand'peine à m'élever.
» Alors, vous eûtes l'extrême bonté de me prendre dans votre laboratoire de chimie, un peu comme élève, un peu comme domestique. Mais j'écoutais et j'étudiais. Pendant sept ans, grâce à mon organisation de fer, qui me permettait de doubler mes jours par mes nuits, grâce à mon énergie, qui me plongeait dans l'étude avec une sorte de rage, je pénétrai, un à un, tous les secrets de votre science, et à dix-neuf ans j'en savais aussi long que vous.
» J'avais appris le latin et le grec, par-dessus le marché, rien qu'en assistant aux leçons de Julius.
» Vous vous étiez attaché un peu à moi, je m'intéressais tant à vos expériences ! Et, comme j'étais volontiers taciturne et sauvage, vous ne doutiez pas de ce qu'il y avait au fond de moi. Mais cela ne pouvait pas durer. Vous n'avez pas tardé à vous apercevoir que j'allais seul et en avant de mon côté. Vous vous êtes irrité et je me suis irrité. Une explication a eu lieu entre nous.
» Je vous ai demandé à quoi vous faisiez aboutir votre science. Vous m'avez répondu : à la science. Eh ! la science n'est pas le but, c'est le moyen. Moi, je voulais l'appliquer à la vie.
» Comment ! nous avions dans les mains des secrets et des puissances terribles ; nous pouvions, grâce à nos analyses et à nos découvertes, produire la mort, l'amour, l'hébétement, allumer ou éteindre l'intelligence, et rien qu'en laissant tomber une goutte sur un fruit, tuer, si nous le voulions, un Napoléon ! Et cette puissance miraculeuse, que nous tenions de notre capacité et de notre labour, nous n'en usions pas ! Cette force surhumaine, cet outil de domination, ce capital de souveraineté, nous le laissions dormir inutile ! Nous n'en faisions rien. Nous nous contentions de l'avoir dans un coin, comme l'avare imbécile enfouit les millions qui le feraient maître du monde !
» Là-dessus, vous vous êtes indigné, et vous m'avez fait l'honneur de me considérer comme un homme dangereux. Vous avez jugé prudent de me fermer votre laboratoire, et vous m'avez privé de vos leçons, dont je n'avais plus besoin. Vous avez refusé de me conduire plus loin, quand je marchais déjà devant vous. Et vous m'avez envoyé, voici deux ans de cela, à cette université de Heidelberg, où, pour être sincère, je ne demandais pas mieux que de venir étudier les législations et les philosophies de ce monde.
» Mais, autre forfait : Julius est ici avec moi, et naturellement j'ai pris sur lui l'ascendant qu'un esprit comme le mien prendra toujours sur une âme comme la sienne. De là, jalousie et inquiétude paternelles. Vous tenez à ce fils-là, je le comprends ; vous adorez en lui l'héritier de votre fortune, de votre gloire et des douze lettres de votre nom. Si bien que, pour le soustraire à ma griffe, vous avez essayé de nous séparer, il y a quinze jours, en l'envoyant à Iéna. Il a voulu me suivre presque malgré moi. Est-ce ma faute ?
» Je me résume. Qu'est-ce que je vous dois ? Je vous dois la vie. Ne vous effrayez pas ; je n'entends pas dire par là que je suis votre fils : vous m'avez toujours traité en étranger ; j'accepte la position que vous m'avez faite. Je veux dire que je vous dois ce qui fait que je vis, la science, l'éducation, la vie de l'esprit. Je vous dois aussi la pension que vous me faites depuis deux ans. Est-ce tout ?
» Eh bien ! je reviens au point de départ de ma lettre. Je suis fort et je veux être libre. Je veux être un homme, l'expression de Dieu. J'ai demain vingt et un ans. Mon grand-père est mort il y a quinze jours. Je n'ai plus de mère. Je n'ai pas de père. Aucun lien ne me retient. Je n'attache de prix qu'à ma propre estime, à mon orgueil, si vous voulez. Je n'ai besoin de personne, et je ne veux rien devoir à personne.
» Le vieux Samuel Gelb m'a laissé environ dix mille florins. Je commence par vous envoyer le montant de la rente que vous m'avez faite. Voilà pour l'argent. Quant à ma dette morale, une occasion, j'y pense, est là sous ma main de vous la payer et de vous prouver en même temps que je suis capable de tout, même du bien.
» Votre fils, votre fils unique, Julius, est, à cette heure, en péril de mort. Par une combinaison qu'il serait superflu de vous expliquer, sa vie dépend d'un billet qui est là dans sa Bible. S'il le trouve, il est perdu. Eh bien ! écoutez ce que je vais faire dès que j'aurai signé cette lettre d'adieu. Je vais me lever, tirer de ma poche un billet pareil à celui qu'a choisi Julius, le mettre dans sa Bible et prendre le sien, et le danger. Par là je corrige pour votre fils la Providence ; je le sauve, enfin. Sommes-nous quittes ?
» Après cela, ma science sera à moi, et j'en ferai ce que je voudrai.
» Salut et oubli.
– Samuel GELB. »
Samuel se leva, ouvrit la Bible, y prit le billet, et mit à la place celui qu'il avait dans sa poche.
Il était en train de cacheter sa lettre, quand le grand jour réveilla Julius.
- T'es-tu un peu reposé ? lui dit Samuel.
Julius se frotta les yeux et rappela ses idées. En revenant à lui, son premier mouvement fut d'ouvrir sa Bible et de prendre le billet qui lui était échu. Il lut : FRANZ RITTER.
- Eh bien ! j'ai celui que je voulais, dit tranquillement Samuel. Hé ! hé ! cette bonne Providence est décidément plus intelligente que je ne le supposais, et il pourrait bien se faire qu'elle sût réellement si nous verrons se coucher ce soleil qui se lève. Seulement, elle devrait bien nous le dire.



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