Le Trou de l'Enfer Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XII
Le renard de cœur

Tandis que Julius achevait et fermait sa lettre, Samuel alluma sa pipe.
- Ah çà, dit-il en lâchant une bouffée, rien ne nous prouve que Dormagen et Ritter n'ont pas eu la même idée que nous et n'ont pas choisi chacun son adversaire. Il est donc prudent de les devancer. Il faut leur fournir une occasion de querelle qu'ils ne puissent éviter.
- Cherchons, dit Julius, parmi les questions d'honneur réglées par le Comment.
- Oh ! reprit Samuel, il est important que nous ne nous battions pas pour une injure d'étudiants, mais pour une injure d'hommes, afin d'avoir le droit de blesser sérieusement ces messieurs. Voyons, est-ce que ton Ritter n'a pas toujours sa maîtresse ?
- Oui, la petite Lolotte.
- Celle qui te fait les doux yeux ? Eh bien ! cela tombe à merveille. Nous allons passer par sa rue. Il fait beau. Elle sera, selon son habitude, en train de coudre à sa fenêtre. Tu lui diras, en passant, quelques paroles gracieuses, et nous attendrons l'effet.
- Non, dit Julius avec embarras, j'aime mieux un autre moyen.
- Pourquoi ?
- Je ne sais, mais je ne veux pas m'être battu pour une fillette.
Il rougit. Samuel se mit à rire.
- Heureuse candeur ! il peut encore rougir !
- Mais non, je...
- Allons ! tu penses à Christiane ; avoue-le donc, et tu ne veux pas être infidèle à sa pensée, même en apparence.
- Es-tu fou ? dit Julius, qui éprouvait un inexplicable malaise toutes les fois que Samuel parlait de Christiane.
- Si je suis fou, tu es absurde de ne pas vouloir dire un mot à Lolotte. Cela n'engage à rien, et nous ne saurions trouver de
prétexte plus commode et plus grave. à moins donc que tu ne sois décidé à ne plus parler qu'à Christiane, à ne plus regarder que Christiane, à ne plus rencontrer que...
- Tu m'ennuies ! je consens, dit Julius avec effort.
- à la bonne heure ! Quant à moi, sur quel caillou frapperais-je pour allumer une querelle entre Dormagen et moi ? Le diable m'emporte si je m'en doute. A-t-il aussi sa bien-aimée ? Mais employer tous deux le même moyen, ce serait prouver une grande pauvreté d'imagination, et puis, moi, me battre pour une femme, la chose manquerait de vraisemblance.
Il réfléchit un moment.
- Ah ! je tiens mon idée, s'écria-t-il tout à coup.
Il sonna. Un garçon accourut.
- Vous connaissez mon renard favori, Ludwig Trichter ?
- Oui, monsieur Samuel.
- Allez vite au Corbeau, où il loge, et dites-lui de ma part qu'il vienne immédiatement me parler.
Le garçon sortit.
- En attendant, dit Samuel, si nous faisions quelque toilette ?
Dix minutes après, Ludwig Trichter arrivait en hâte, essoufflé et les yeux gonflés de sommeil.
Ludwig Trichter, que nous n'avons fait encore qu'entrevoir, était le type de l'étudiant de vingtième année. Il avait au moins trente ans. Ce vénérable personnage avait vu se succéder quatre générations d'étudiants. Sa barbe ruisselait sur sa poitrine. De fières moustaches retroussées comme les pointes d'un croissant, et des yeux ternis par une longue habitude de la débauche, donnaient à la physionomie de ce Nestor des tavernes une singulière expression de provocation paterne. Son habillement affectait de copier celui de Samuel, dont, au reste, Ludwig Trichter imitait toutes les bizarreries, à la façon des imitateurs, en les exagérant.
L'âge et l'expérience de Trichter le rendaient précieux en maintes circonstances. Il était au fait de tous les précédents qui pouvaient régler les rapports des étudiants avec les philistins et des étudiants entre eux. Il était comme la tradition vivante de l'Université. C'est pourquoi Samuel en avait fait son renard favori.
Trichter était gonflé de cette faveur, et il suffisait de voir combien il était humble et servile avec Samuel pour deviner combien il devait être insolent et hautain avec les autres.
Quand il entra, il avait à la main sa pipe, qu'il n'avait pas pris le temps d'allumer. Samuel daigna remarquer cette preuve extraordinaire de précipitation.
- Allume ta pipe, lui dit-il. Es-tu à jeun ?
- Oui, quoiqu'il soit sept heures, répondit Trichter, assez honteux. C'est que, mon cher senior, je ne suis rentré que ce matin du Commerce de renards, et je venais de m'endormir quand votre gracieux message m'a réveillé en sursaut.
- Bien. Cela tombe à merveille que tu n'aies rien pris. Maintenant, dis-moi : Dormagen, étant une de nos Maisons les plus moussues, doit avoir aussi son renard de cœur ?
- Oui, Fresswanst.
- Est-ce qu'il boit bien, Fresswanst ?
- Colossalement bien. C'est même le plus fort de nous tous.
Samuel fronça le sourcil.
- Comment ! dit-il avec colère, j'ai un renard, et ce renard n'est pas le plus fort de tout en toutes choses ?
- Oh ! oh ! dit Trichter, humilié et se redressant, nous n'avons jamais lutté sérieusement ; mais qu'une occasion se présente, et je suis bien capable de lui tenir tête.
- Que ce soit dès ce matin, si tu tiens à mon estime. Hélas ! la grande école s'en va. Les traditions se perdent. Il y a trois mois que l'Université n'a eu de duel liquide. Il faut qu'il y en ait un aujourd'hui même, entends-tu ? Défie Fresswanst. Je t'ordonne de le couler bas.
- Suffit, senior, dit fièrement Trichter. Un seul mot. Le défierai-je à la simple bière, ou nous battrons-nous au vin ?
- Au vin ! Trichter, au vin ! Il faut laisser aux philistins le pistolet et la bière. L'épée et le vin sont les armes des étudiants et des gentilshommes.
- Tu seras content. Je vais de ce pas au Grand-Tonneau, où Fresswanst déjeune.
- Va, et dis à tout le monde que Julius et moi nous irons t'y rejoindre après le cours de Thibault, à neuf heures et demie précises, Je serai ton témoin.
- Merci. Moi, je tâcherai d'être digne de toi, grand homme !


Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente