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Chapitre XV
Triomphe d'une goutte sur huit seaux d'eau

Fresswanst était décidément muet à toutes les paroles, insensible à toutes les bourrades. Toutefois, il paraissait garder un reste de connaissance.
Dormagen prit donc la grande et suprême résolution à laquelle l'autorisaient les règles du duel liquide.
Se mettant à genoux pour être plus près de l'oreille de Fresswanst, il lui cria :
- Hé ! Fresswanst ! Fresswanst ! tu m'entends ?
Un signe imperceptible lui répondit, et Dormagen reprit avec solennité :
- Fresswanst ! combien le grand Gustave-Adolphe reçut-il de coups d'épée ?
Fresswanst, incapable d'articuler une syllabe, hocha la tête une fois.
Dormagen fit signe à un étudiant, qui sortit, et rentra, une minute après, avec un seau plein d'eau. Dormagen versa le seau sur la tête de Fresswanst. Fresswanst n'eut pas l'air seulement de s'en apercevoir.
Dormagen recommença à lui parler à l'oreille :
- Combien le grand Gustave-Adolphe reçut-il de coups de sabre ?
Fresswanst hocha la tête deux fois.
Deux étudiants allèrent chercher deux seaux d'eau qui lui furent encore religieusement vidés sur l'occiput. Fresswanst ne sourcilla pas.
Dormagen continua son interrogatoire :
- Combien le grand Gustave-Adolphe reçut-il de coups de feu ?
Fresswanst hocha la tête cinq fois.
Cinq étudiants allèrent chercher cinq seaux qui continuèrent l'inondation du buveur léthargique. à la cinquième douche, – qui était la huitième –, une grimace de Fresswanst prouva que l'esprit lui revenait.
Dormagen saisit rapidement sur la table un flacon de genièvre et l'introduisit entre les lèvres de Fresswanst. Fresswanst, ainsi aidé, ingurgita la diabolique liqueur, et, réveillé par cette braise après la glace de l'eau, se dressa sur son séant et proféra machinalement, d'une voix rauque et d'une langue épaisse, le mot :
- Assassin !
Puis il retomba, et, cette fois, définitivement.
Mais le côté Dormagen triomphait. Trichter, couché par terre, insensible, à demi mort, n'était pas évidemment en état de continuer la lutte.
- Nous avons le dessus, dit Dormagen.
- Tu crois ? dit Samuel.
Il s'approcha de son renard, et l'appela de toute la force de sa volonté et de sa voix : Trichter resta sourd. Samuel, courroucé, le poussa du pied : Trichter ne donna pas signe de vie. Samuel le secoua rudement : inutile. Samuel saisit sur la table un flacon égal à celui que venait de vider Fresswanst si vaillamment ; seulement, au lieu de genièvre, c'était du kircsh ; il pencha le flacon et essaya d'en insérer le goulot dans la bouche de Trichter : mais celui-ci serra instinctivement les dents.
Les assistants félicitaient déjà Dormagen.
- ô volonté humaine ! prétends-tu me résister ! murmura Samuel entre ses dents. Il se releva, alla à un buffet et y prit un couteau et un entonnoir.
Avec la lame du couteau, il desserra les dents de Trichter ; il fourra dans l'ouverture le bout de l'entonnoir, et il versa tranquillement le kirsch, qui s'infiltra goutte à goutte dans le gosier du renard inerte.
Trichter se laissa faire, sans même ouvrir les yeux. On se pencha sur lui avec anxiété. On le vit remuer les lèvres, mais en vain. Il ne put émettre un son.
- Rien de fait tant qu'il n'a pas parlé ! s'écria Dormagen.
- Et j'avoue qu'il est peu probable qu'une parole puisse sortir de ce muids, reprit Julius lui-même en secouant la tête.
Samuel les regarda fixement, tira de sa poche une toute petite fiole, et en versa avec précaution une goutte sur les lèvres de Trichter.
Il n'avait pas retiré sa main que Trichter, comme frappé d'une commotion électrique, se dressa, sauta debout, éternua, et, l'œil flamboyant, le bras étendu, jeta d'une voix nette à Fresswanst le mot qui est, dans le vocabulaire des étudiants, la suprême injure, le mot auprès duquel lâche, filou et assassin, sont des douceurs madrigalesques :
- Imbécile !
Puis il retomba roide sur le dos.
Ce fut une exclamation générale d'étonnement et d'admiration.
- C'est triché ! s'écria Otto Dormagen furieux.
- Pourquoi ? dit Samuel en fronçant le sourcil.
- On peut jeter de l'eau à la figure des combattants, on peut les secouer, on peut les faire boire de force : mais on ne peut employer de breuvage occulte et inconnu.
- Allons donc ! reprit Samuel ; un duel de buveurs admet nécessairement tout ce qui se boit.
- C'est juste ! c'est juste ! dirent-ils tous.
- Et qu'est-ce que cette drogue ? reprit Dormagen.
- Une liqueur toute simple que je mets à ta disposition, répondit Samuel. J'en ai versé, et très-ostensiblement, ce me semble, une goutte dans un flacon de kirsch, et Trichter a pu parler. Dans le double de kirsch, quantité que Fresswanst doit boire pour relever le défi, verses-en deux gouttes, et Fresswanst parlera.
- Donne, dit Dormagen.
- Voilà la fiole. Seulement, un simple avis : Cette composition n'est pas tout à fait sans danger, et si ton renard en boit deux gouttes, il n'en reviendra certainement pas. Pour une seule goutte, j'aurai déjà quelque peine à me conserver le mien.
Il y eut un frémissement dans l'assistance.
- J'ajoute, reprit Samuel, que si tu te résous à cette extrémité, tu n'auras pas le dernier mot pour cela. Samuel Gelb ne doit pas être vaincu. Je n'hésiterai pas à sacrifier Trichter et à lui verser trois gouttes.
Ceci fut dit avec un si atroce sang-froid, que malgré la terreur inspirée par Samuel, un long murmure s'éleva. Julius eut une sueur froide par tout le corps.
Otto Dormagen trouva du courage dans le sentiment général, fit un pas vers Samuel, et, le regardant en face :
- Notre langue est pauvre, dit-il, et me réduit à ces mots bien faibles pour rendre ma pensée : Samuel Gelb, tu es un misérable et un infâme !
Tout le monde frémit et attendit avec anxiété ce que Samuel allait répondre à une telle injure. Un éclair passa dans les yeux du roi des étudiants, sa main eut un mouvement fébrile, mais cela ne dura qu'une seconde, il ressaisit aussitôt son calme, et ce fut le plus tranquillement du monde qu'il répondit. Mais sa tranquillité était plus effrayante que sa colère.
- Nous nous battrons donc tout de suite. Dietrich, tu seras mon second. Que les seconds et les amis s'arrangent de manière à ce que nous trouvions toutes choses prêtes au Kaiserstuhl ; que les éclaireurs s'échelonnent sur le chemin. La police gâterait tout. Le bruit du duel de Ritter et de Hermelinfeld a dû déjà lui donner l'éveil. Et nous avons besoin qu'on ne nous dérange pas. Car, par le diable ! ceci, je vous en réponds, ne sera pas un assaut pour rire. C'est la première fois qu'on m'offense, ce sera la dernière. Messieurs, je vous promets à tous un duel dont les pavés parleront. Allez !
C'était, de nouveau, le roi des étudiants qu'on entendait. Il parlait avec empire, et chacun s'inclinait et obéissait. Il fit sortir, par groupes inégaux et espacés, les étudiants qui se trouvaient dans la salle, leur indiquant, en quelques paroles brèves, l'itinéraire qu'ils devaient suivre pour ne pas inspirer de soupçons, et le poste qu'ils auraient à prendre au Kaiserstuhl. Dormagen lui-même attendit, pour s'éloigner, les ordres de ce général. Enfin Samuel dit à Julius :
- Pars, je te rejoindrai aux Acacias. Tu as ton second ?
- Oui, Lewald.
- Bien. à tout à l'heure.
Julius sortit, mais de la salle, non pas d'abord de l'hôtel. Devons-nous dire ce qu'il fît ? Il entra dans un cabinet, ferma sur lui le verrou, prit son portefeuille et en tira une églantine flétrie, la baisa, puis la glissa délicatement dans le sachet de satin qu'il avait acheté de Lolotte, passa le ruban à son cou et cacha sous ses vêtements la chère relique. Cet enfantillage d'homme accompli, il sourit, comme satisfait, et seulement alors quitta l'auberge.
Cependant, Samuel, lorsqu'il n'y eut plus dans le cabinet bleu que lui et les deux buveurs étendus ivres morts à terre, se pencha et posa la main sur le front de Trichter. Trichter soupira. Samuel dit :
- C'est bon !
Puis il murmura :
- Ce Dormagen ! il a oublié son renard, qui fut pourtant colossal. C'est bon signe.
Samuel appela un garçon, et, lui montrant les deux combattants :

รณ Dans la Chambre des morts, dit-il.
La chambre des morts est un réduit bourré de paille où l'on emporte, pour les soigner, les buveurs passés à l'état d'insensibilité totale.
Samuel, alors, sortit le dernier et prit le chemin du mont Kaiserstuhl en sifflotant un vivallera.

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