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Chapitre XXIV
L'Union de Vertu

Le mardi soir, Julius n'était pas de retour à Heidelberg. Samuel sourit. Il s'y attendait. Le mercredi et le jeudi se passèrent de même, sans que Julius parût. Samuel, repris par son ardente fièvre du travail, n'y fit pas attention. Pourtant, le vendredi, dans une heure de repos, il commença à s'inquiéter un peu. Que signifiait cette absence persistante ? Il reprit la plume et écrivit à Julius :
« Mon cher camarade,
« Hercule a eu le droit jusqu'à présent de filer aux pieds d'Omphale. Mais j'espère qu'il n'a pas oublié quel travail l'attend demain. à moins qu'Omphale ne soit Circé et ne l'ait métamorphosé d'homme en bête, il se souviendra du devoir qui le réclame. Une mère passe avant une maîtresse, une idée avant un amour. Patrie et liberté. »
- Je suis sûr maintenant qu'il viendra, se dit Samuel.
Il ne s'occupa plus de Julius pendant toute la journée du samedi. L'assemblée générale de la Tugendbund n'était désignée que pour minuit.
Dans la journée, il envoya savoir des nouvelles des deux blessés. Franz Ritter et Otto Dormagen étaient couchés et seraient, avait dit le médecin, incapables de se lever avant une quinzaine de jours. L'ordre de l'Union était exécuté. Samuel et Julius pouvaient se montrer fièrement aux chefs.
à la nuit tombante, Samuel dirigea sa promenade accoutumée vers la route de Neckarsteinach par où Julius devait arriver. à une bifurcation du chemin, il fit la rencontre de quelqu'un qu'il crut reconnaître ; mais point de Julius. Il rentra à l'auberge.
- Julius est là-haut ? demanda-t-il au maître de l'hôtellerie.

รณ Non, monsieur Samuel, répondit celui-ci.
Samuel monta dans sa chambre et s'y enferma, maussade.
- La petite est plus forte que je ne le croyais ! pensa-t-il. Elle me le payera. La Bible dit : « L'amour est puissant comme la mort. » C'est ce qu'il faudra voir.
Neuf heures, dix heures, dix heures et demie sonnèrent. Julius n'arrivait pas.
à onze heures, Samuel, n'espérant plus, se disposa à partir seul. Il prenait sa casquette et allait sortir, lorsqu'un pas accourut dans le corridor. Presque aussitôt on frappa à la porte.
- Ah ! enfin dit Samuel, c'est heureux !
Il ouvrit. Mais ce n'était pas Julius, c'était un domestique de l'auberge.
- Qu'est-ce donc ? dit Samuel brusquement.
- C'est un étudiant de Leipzig en tournée qui vient parler au roi des étudiants.
- Je n'ai pas le temps dans ce moment, répliqua Samuel. Qu'il repasse demain.
- Il ne peut pas. Il m'a recommandé de vous dire qu'il était en voyage.
à ce mot de « voyage », la figure de Samuel reprit subitement toute sa gravité.
- Qu'il entre, dit-il aussitôt.
Le domestique sortit. Le prétendu étudiant de Leipzig entra et Samuel referma soigneusement la porte.
Le nouveau venu serra les mains de Samuel en croisant les pouces d'une certaine façon, lui dit quelques mots à voix basse, enfin ouvrit sa poitrine et lui montra une médaille.
- C'est bien, dit Samuel. D'ailleurs, je te reconnais. Tu es le voyageur du Neckar. Que viens-tu m'annoncer ?
- Je t'apporte un contre-ordre. L'assemblée générale n'aura pas lieu ce soir.
- Allons donc ! dit Samuel. Et pourquoi cela ?
- Parce qu'elle a été dénoncée et qu'elle aurait été cernée et surprise Un des hauts dignitaires en a été prévenu à temps, heureusement. La réunion est remise. Il y aura une convocation nouvelle.
- à quelle heure donc est arrivé l'avis ? demanda Samuel.
- à midi.
- C'est étrange, alors, objecta le soupçonneux roi des étudiants. J'ai rencontré à la brune, se dirigeant vers un certain côté du château, quelqu'un qui se cachait dans son manteau et sous son chapeau, mais qui, si je ne me trompe, doit être un de nos chefs. Comment cela se fait-il ?
- Je ne sais, frère. J'ai rempli mon devoir envers toi ; je n'ai plus qu'à me retirer.
- Mais, insista Samuel, si, ne tenant pas compte de l'avis, j'allais au rendez-vous ?
- Je ne te le conseille pas. Tu y trouverais des agents apostés ; la police occupe évidemment la route et tu pourrais bien aller passer vingt ans de ta vie dans une prison d'état.
Samuel sourit avec hauteur.
- C'est bien, dit-il ; merci, frère.
Et il reconduisit le voyageur jusqu'à sa porte. Le voyageur parti, Samuel regarda à sa montre ; il était onze heures et demie.
- J'ai le temps, se dit-il.
Il mit sa casquette, prit sa canne ferrée et deux pistolets, et sortit. Comme la première fois, il gagna d'abord les quais ; seulement il remonta les bords du Neckar beaucoup plus loin, et, au lieu de gravir directement la route-escalier, il tourna le château pour l'aborder du côté opposé à la ville.
Quand il eut dépassé de quatre ou cinq cents pas la masse noire de la montagne et de la ruine, il s'arrêta, regarda dans l'obscurité si personne ne rôdait par là, n'aperçut âme qui vive, et revint droit sur le gros mur des fondations, autrefois à pic, maintenant à moitié démantelé.
- C'est à cet angle, se disait-il en marchant, que j'ai rencontré tantôt mon homme, mon débiteur d'un kreutzer. Or le chemin dans lequel il s'engageait est une impasse et se cogne contre un mur. Il faut donc que nos très-illustres et très-mystérieux directeurs aient découvert comme moi l'excavation enfouie dans les broussailles. Quant à la police, il va sans dire que, selon sa louable habitude, elle est là-dessus d'une ignorance virginale et qu'elle se contente de garder très-hermétiquement la porte publique par laquelle personne n'entrera ni ne sortira. Admirable institution, également grande chez tous les peuples civilisés !
Samuel était arrivé au pied de la haute muraille, entièrement revêtue de broussailles, d'herbes et de lierre. Il alla à l'endroit où la végétation était la plus touffue, écarta, non sans déchirer ses mains, les ronces et la vigne vierge, poussa une pierre énorme qu'il remit ensuite en place, descendit, ou plutôt roula dans une espèce d'antre, et bientôt erra dans les anciennes caves de cette partie du château.
Mais les chefs de la Tugendbund, en supposant que Samuel eût raison de les croire là, n'étaient pas faciles à trouver dans les profondeurs secrètes de ces immenses catacombes. Samuel marcha longtemps au hasard, se heurtant dans les ténèbres aux pierres écroulées, et prenant pour des voix humaines les cris des oiseaux de nuit, dont il troublait le sommeil, et qui parfois le souffletaient pesamment du vent de leurs ailes engourdies.
- Un autre s'effrayerait ou se lasserait pourtant ! se disait Samuel.
Enfin, après une demi-heure de tâtonnements et de pérégrinations, il entrevit au loin une faible lumière, comme celle que projette une lanterne sourde. Il se dirigea de ce côté et ses yeux habitués à la nuit distinguèrent bientôt, assis sous une voûte, trois hommes masqués. Quand il fut assez près d'eux, il s'arrêta, retint son souffle et écouta, mais vainement : il ne put rien entendre. Cependant il était évident, aux gestes des trois hommes, qu'ils s'entretenaient à voix basse.
Samuel s'approcha encore, s'arrêta une seconde fois et se remit à écouter.
Il n'entendait rien encore.
Il prit soudainement son parti.
- C'est moi ! cria-t-il hardiment, un des vôtres, Samuel Gelb.
Et il s'avança vers les hommes masqués. à ce cri, tous les trois, comme si un même ressort les eût fait mouvoir, ils s'étaient levés debout des quartiers de granit où ils étaient assis, et s'étaient élancés sur des pistolets posés près d'eux tout armés. Mais où viser, dans l'ombre ? Samuel, qui les voyait, lui, avait déjà un pistolet armé à chaque main.
- Holà ! dit-il tranquillement, allons-nous faire du tapage et attirer la police ici ? Est-ce votre façon de recevoir les amis ? Car je suis un ami, vous dis-je ! Samuel Gelb. Mais je vous préviens que je me défendrai et qu'avant de mourir j'en tuerai toujours au moins un de vous. D'ailleurs, qu'est-ce que vous gagneriez à me tuer ?
Et en parlant il avançait toujours. Les trois hommes masqués subissaient malgré eux l'ascendant de son étrange et audacieux sang-froid. Les canons des pistolets s'abaissèrent.
- à la bonne heure, dit Samuel.
Il désarma ses pistolets, les remit dans sa poche et s'approcha tout à fait des trois hommes masqués.
- Malheureux ! dit un des chefs, que Samuel reconnut à la voix pour celui qui lui avait adressé, à sa précédente comparution, des paroles si solennelles et d'une sévérité si supérieure, comment as-tu pénétré jusqu'ici ? Est-ce que l'avis ne t'est pas parvenu ? Parle à voix basse, au moins.
- Je parlerai aussi bas que vous voudrez. Et soyez tranquille ! Personne ne m'a suivi et j'ai refermé derrière moi l'entrée connue de moi seul. L'avis m'est parvenu ; mais, précisément parce qu'il n'y avait pas là-haut de réunion générale, une rencontre fortuite m'a fait conjecturer qu'il y aurait en bas, dans ce trou que j'ai découvert avant vous peut-être, une réunion particulière. Et vous voyez que mon raisonnement ne s'est pas tout à fait trompé.
- Prétends-tu donc t'immiscer dans les résolutions du Conseil suprême ?
- Je ne prétends m'immiscer en quoi que ce soit. Rassurez-vous, je ne viens pas m'imposer, je viens m'offrir.
- Comment ?
- Il est certain que les affaires de l'Union sont un peu dérangées et que vous devez être dans l'embarras. Eh bien ! n'était-ce pas mon droit, n'était-ce pas mon devoir même, de redoubler de zèle quand les difficultés redoublaient et de venir ici me mettre à votre disposition ?
- Est-ce vraiment ce motif qui t'a poussé à cette aventureuse démarche ?
- Eh ! quel autre serait-ce ? Doutez-vous de mon zèle ? Vous avez déjà essayé de moi et il me semble que je n'ai pas trop mal répondu à votre confiance.
Les trois se consultèrent un moment. Il paraît que la consultation fut favorable à Samuel, car le chef lui dit :
- Samuel Gelb, tu es un hardi compagnon. Nous te croyons loyal, nous te savons intelligent et brave... C'est vrai, tu as rendu un réel service à l'Union ; tu as vaillamment tenu notre épée dans votre duel avec les traîtres et nous regrettions de ne pouvoir t'en remercier aujourd'hui. Puisque tu t'es frayé cet audacieux chemin jusqu'à nous, nous allons te témoigner notre reconnaissance mieux qu'en paroles. Nous allons te donner une preuve inouïe de confiance. Nous te mettrons au courant de notre délibération et cela te fait de droit affilié au second degré.
- Merci, dit Samuel en s'inclinant ; mais je jure Dieu que vous ne vous repentirez pas de m'avoir fait cet honneur.
- écoute donc ; voici ce qui s'est passé. L'un de nous, qui occupe dans les affaires publiques une position très-haute, a été mis en demeure de nous faire traquer cette nuit. C'est précisément la blessure d'Otto Dormagen et de Frantz Ritter qui nous a valu ce contre-temps. Quand on a su qu'ils ne pouvaient assister à notre assemblée, on a jugé sans doute prudent d'écraser ce qu'on ne pouvait surveiller, et l'on a résolu d'en finir ouvertement avec nous. Dormagen et Ritter ont livré les mots de passe et les secrets des formalités de l'entrée. Celui de nous qui avait reçu l'ordre de nous prendre au piège ne pouvait désobéir sans trahir sa complicité et sans se dénoncer ; il a donc dû mettre la police sur pied. Mais il a eu le temps de nous prévenir. Les agents gardent les passages par où tous les adeptes devaient venir ; ils attendront jusqu'à demain matin ; mais personne ne se présentera ; ils s'en iront comme ils sont venus, et nous avons échappé à ce danger.
- Eh bien ! dit Samuel, vous en êtes quittes pour une réunion manquée et l'assemblée est ajournée, voilà tout.
- Ce n'est pas, en effet, un grand inconvénient, reprit le chef, car nous n'avons pas de projets immédiats. Dans ce moment, notre grand ennemi, l'empereur Napoléon, est plus glorieux et plus heureux que jamais. Nos princes et nos rois encombrent ses antichambres et bornent leur ambition à se faire inviter à ses chasses. Rien à faire à cette heure pour l'indépendance de l'Allemagne. Mais les événements peuvent changer. Celui qui a pu monter peut descendre. Et, dès qu'un homme est sur la pente, il suffit quelquefois d'un coup de coude imprévu pour le faire rouler jusqu'en bas. Cet instant peut survenir d'un jour à l'autre.
- Je l'espère bien, dit Samuel, et quand cette occasion se présentera, Samuel Gelb pourra vous servir encore. Mais, jusque-là, que souhaitez-vous ?
- Jusque-là, il faut que la Tugendbund se tienne prête à toute éventualité et que ses chefs aient où communiquer avec les principaux adeptes. Ces ruines ne peuvent plus nous servir. Le souterrain où nous sommes n'a qu'une issue et nous livrerait tous jusqu'au dernier. Où se réuniront désormais les assemblées générales ? Telle est la question que nous agitions lorsque tu nous as interrompus. Question de vie et de mort peut-être. Nous ne voyons aucun lieu qui nous paraisse assez sûr.
- La chose est assez rare, en effet, dit Samuel.
- Connaîtrais-tu quelque endroit qui fût secret ? reprit le chef. Sais-tu quelque part un asile impénétrable, garanti par de nombreuses issues, à la fois fermé à l'espionnage et ouvert à la fuite ? Si tu en connais un, tu auras rendu à l'Union un nouveau service bien supérieur, certes, au premier.
Samuel réfléchit une minute et dit :
- Vous me prenez de court. Pour l'heure, je ne vois rien ; mais je chercherai, ce qui, dans ma langue, veut dire : je trouverai. Quand ce sera fait, comment vous en avertirai-je ? Assignez-moi un rendez-vous.
- Ceci est impossible. Mais écoute : le 13 de chaque mois, le voyageur du fleuve sur les bords duquel tu résideras t'ira trouver et te demandera : « Es-tu prêt ? » Le jour où tu le seras, nous te reverrons.
- C'est dit. Merci et comptez sur moi. Vous pouvez vous séparer maintenant. Vous avez trouvé, sinon le lieu, du moins l'homme qui le trouvera.
- Nous n'avons pas besoin de te recommander le secret. Ceci est une affaire où ta tête est engagée comme les nôtres.
Samuel haussa les épaules. Puis, sur un geste du chef, il salua et sortit. Il retrouva son chemin plus aisément que lorsqu'il était venu. La lune, luisant à travers les broussailles, lui montrait vaguement l'issue.
Il revint joyeux et fier de l'échelon qu'il avait franchi, l'esprit plein d'une ambition hautaine ; et ce ne fut qu'en rentrant dans sa chambre qu'il repensa à Julius.
- Ah çà ! se dit-il, que diable peut faire ce Julius ? Cette petite Christiane m'a-t-elle décidément dérobé cet être que je croyais si bien à moi ? A-t-il été aussi prévenu à Landeck que l'assemblée était remise ? Et de quoi a-t-il empli sa semaine ? Bon ! ne nous tourmentons pas. C'est demain dimanche, je le saurai demain.

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