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Chapitre XXIX
L'ennemi dans la place

était-ce instinct, pressentiment, vague terreur de femme ? Christiane, dans ce beau et majestueux château, redoutait quelque chose. Il lui semblait qu'il y avait sur elle, autour d'elle, un danger. était-ce elle ou Julius qu'il menaçait ? N'importe ! Elle regrettait leur amoureuse et tranquille solitude à deux, dans l'île heureuse et embaumée où les soucis du monde et les passions des hommes n'avaient pas, un seul moment, troublé leur paix. Cependant, qu'y avait-il en apparence de changé dans sa vie ? Son mari l'aimait toujours ; elle adorait toujours son enfant. Que pouvait-elle souhaiter ? que pouvait-elle craindre ?
Le baron d'Hermelinfeld avait dû retourner au bout de quelques jours à Berlin, où l'appelaient ses devoirs et ses travaux. Mais, avant de quitter le château, il avait dit à part à Christiane :
- Ma chère fille, il est bien vrai que je n'ai pas revu Samuel Gelb depuis treize mois. Seulement, il y a treize mois, le lendemain de votre départ, je l'avais revu. Et il n'a pas voulu retirer, il avait plutôt aggravé vis-à-vis de moi l'audacieuse déclaration de guerre qu'il t'avait faite. Toutefois, ne voyons là jusqu'à présent qu'une impudente bravade. S'il en était autrement, Christiane, si l'ennemi osait reparaître, souviens-toi, mon enfant, que je suis ton auxiliaire et ton second. Appelle-moi et j'accourrai.
Cette promesse n'avait rassuré Christiane qu'à demi Elle avait voulu interroger Gretchen pour savoir si, elle aussi, avait revu Samuel depuis la scène des ruines. Mais Gretchen ne lui avait fait là-dessus que des réponses évasives et distraites.
Il faut savoir que Christiane avait retrouvé la petite chevrière aussi dévouée sans doute, mais plus sauvage encore peut-être que par le passé. M. Schreiber mort et Christiane partie, Gretchen n'avait plus aucun point de contact avec la vie sociale, et elle s'était toute donnée à ses plantes et à ses bêtes. Il fut moins possible encore de l'accoutumer au château qu'au presbytère. Sa cabane même lui déplaisait depuis qu'elle était refaite à neuf : elle la trouvait trop belle, trop voisine du château, trop semblable aux maisons du village. Elle s'enfonçait dans la montagne avec ses chèvres et elle était quelquefois plusieurs jours sans revenir.
Christiane était donc obligée de refouler en elle-même ses appréhensions, d'autant plus cruelles qu'elles étaient plus vagues et plus obscures : qu'y a-t-il de plus redoutable que l'inconnu ? Et, chose douloureuse pour ce cœur aimant ! Julius était le dernier à qui, sur ce point, elle pût et voulût s'ouvrir.
Christiane avait souffert déjà en voyant la résistance opposée par Julius à son père au sujet de Samuel et l'air de regret avec lequel il s'était résigné. Elle ne lui suffisait donc pas ? Elle n'était donc pas tout pour lui ? Et la répugnance qu'elle lui avait dès l'abord témoignée pour Samuel ne le lui avait donc pas rendu fâcheux et pénible à lui-même ?
Néanmoins, avec cette promptitude de l'amour à justifier l'être aimé, Christiane s'était ensuite expliqué l'opposition de Julius par la légitime susceptibilité d'un homme choqué d'être supposé dans la dépendance d'un camarade et sans volonté qui lui fût propre. Assurément, ce n'était pas Samuel Gelb, mais lui-même qu'il avait défendu. Et Christiane avait fini par penser qu'il avait eu raison et qu'elle eût agi de même à sa place.
Son refuge, d'ailleurs, sa consolation, sa sauvegarde, c'était son fils. Auprès du berceau de Wilhelm, Christiane oubliait tout. Rien de plus charmant et de plus touchant à la fois que cette enfant, mère d'un enfant, le bouton encore fermé sorti du bouton épanoui à peine. Christiane, vue sans son enfant, avait gardé la grâce, la timidité et la candeur de la virginité ; mais quand elle regardait, quand elle caressait, quand elle portait son fils, son amour, son Jésus, comme on sentait bien qu'elle était mère !
Sa grande douleur, c'était de n'avoir pu nourrir l'enfant chéri ! les médecins l'avaient jugée trop jeune et trop délicate, et Julius avait cru les médecins. Oh ! si l'on eût cru la mère, elle aurait bien trouvé de la force ! Elle enviait, elle haïssait presque autant d'ailleurs qu'elle la veillait et la soignait, cette nourrice, cette rivale, cette femme deux fois étrangère, cette robuste et stupide paysanne à qui elle, Christiane, était contrainte de laisser ainsi la plus douce part de sa maternité. Quel droit cette inconnue avait-elle d'allaiter son enfant ? Quand la nourrice donnait le sein à Wilhelm, elle fixait sur elle un regard triste et jaloux : elle eût donné des années d'existence pour être à ces douces lèvres la source de vie. Du moins il n'y avait que son lait que cette mère de seize ans ne donnât pas à son fils ; mais ses jours, ses nuits, son âme, son cœur, tout son être, tout était à lui. C'est elle qui le lavait, l'habillait, le berçait, lui chantait, l'endormait. Il la connaissait, joie infinie ! mieux que sa nourrice à qui la mère ne l'abandonnait que juste le temps de l'allaiter. Elle ne voulait pas que son berceau quittât son lit ; la nourrice couchait sur un autre lit dressé chaque soir dans la chambre même de Christiane. Ainsi la mère ne perdait pas un mouvement, pas un cri, pas un souffle de l'enfant. Donc, quand elle pensait à Samuel, avec Wilhelm dans ses bras, elle se sentait déjà rassurée. La menace inconnue du sombre ennemi s'atténuait par degré dans son esprit, et, comme les ténèbres de la nuit quand le jour se lève, s'effaçait dans l'aube de son enfant.
Un matin, Julius, entrant chez Christiane, la trouva assise auprès du berceau qu'elle balançait doucement d'une main égale et légère. Elle posa un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence, présenta son front à son baiser et lui montra une chaise basse à côté d'elle. Puis, à demi-voix :
- Je suis inquiète, dit-elle ; Wilhelm a mal dormi, il a crié, il a été agité. Je ne sais ce que c'est. Il vient seulement de s'endormir. Parle bas.
- Tu t'alarmes pour rien, répondit Julius. Le chérubin n'a jamais été plus rose et plus frais.
- Tu trouves ! Tu as peut-être raison. Je suis peureuse pour lui !
De la main gauche, elle attira sur son épaule la tête de Julius, sans quitter toutefois de la main droite le berceau.
- Je suis heureuse ainsi, dit-elle, entre mes deux amours. Ah ! si l'un des deux seulement me manquait, je crois que je mourrais.
- Vous l'avouez donc, reprit Julius en secouant la tête, que je n'ai plus que la moitié de votre cœur ?
- Ingrat ! est-ce que lui, ce n'est pas encore toi ?
- Puisqu'il dort, reprit Julius, tourne-toi au moins un moment vers moi tout entière.
- Oh ! non, il faut qu'il se sente toujours bercé.
- Eh bien ! dis à la nourrice ou à Véronique de le bercer.
- Il faut qu'il se sente toujours bercé par moi, monsieur.
- Allons donc !
- Eh bien essaye.
Elle abandonna un instant le berceau que Julius, à son tour, balança le plus doucement possible. Mais l'enfant s'éveilla et se mit à pleurer.
- Là ! tu vois ! dit Christiane avec un regard triomphant.
Après une demi-heure de ces causeries et de ces enfantillages, Julius se retira chez lui. Mais il n'y était pas depuis vingt minutes, qu'il vit entrer Christiane tout émue.
- L'enfant est décidément malade, dit-elle ; il vient de refuser de prendre le sein et il pleure et crie de plus belle. Puis il a, ce me semble, un commencement de fièvre. Il faut envoyer chercher un médecin, mon Julius.
- Sans doute, dit Julius ; mais il n'y en a pas, je crois, à Landeck.
- Un domestique peut monter à cheval et courir à Neckarsteinach. En deux heures il sera revenu. Je descends le dire moi-même.
Elle donna ses instructions, vit partir le domestique et remonta. Elle trouva Julius dans sa chambre auprès de l'enfant qui criait toujours.
- Il ne va pas mieux ! Mon Dieu ! que je voudrais voir arriver ce médecine !
- Patience ! dit Julius.
En ce moment, la porte s'ouvrit et Samuel Gelb entra d'un pas rapide et comme s'il était attendu.
- Monsieur Samuel ! s'écria Christiane pétrifiée.


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