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Chapitre XXXII
L'outrage des fleurs et de l'enfant

- Par où je suis venu, madame ? dit Samuel, répondant à la question de Christiane. Croyez-vous, vraiment, comme Gretchen, que je sorte de l'enfer ? Hélas ! je ne suis pas si surnaturel et si merveilleux ! Seulement, vous étiez tellement absorbées à dire du mal de moi, que vous ne m'avez pas vu ni entendu venir. Voilà tout.
Christiane, un peu remise, apaisait Wilhelm qui se rendormit. Samuel reprit :
- Eh bien, mon conseil n'a pas été mauvais et Wilhelm se porte au mieux, ce me semble ?
- C'est vrai, monsieur, et je vous en rends grâces de tout mon cœur de mère.
- Toi, Gretchen, ta biche serait morte si je ne l'avais guérie ? il y avait sur tes chèvres une maladie et tu les aurais perdues presque toutes sans le remède souverain que je t'ai indiqué ?
- C'est vrai ! dit Gretchen d'un air farouche. Mais de qui tenez-vous tous ces secrets ?
- Quand ce serait de Satan, comme tu le crois, vous ne devriez m'en savoir que plus de gré toutes deux d'avoir perdu mon âme pour vous ; et, au lieu de cela, vous me haïssez. Est-ce juste ?
- Monsieur Samuel, dit gravement Christiane, c'est vous qui voulez que nous vous haïssions ; moi, je voudrais vous estimer. Vous avez certainement une puissance singulière. Pourquoi, au lieu de l'appliquer au mal, ne l'appliquez-vous pas au bien ?
- Je le ferai, madame, quand vous m'aurez appris ce que c'est que le bien et ce que c'est que le mal. Est-ce mal à un homme de trouver une femme belle ? de contempler avec ravissement sa grâce blanche et blonde ? de penser, malgré soi, qu'il est bien heureux, celui qui possède cette beauté et cette âme charmantes ? Vous voilà, par exemple. Je suppose que je vous aime. Serait-ce mal ? Mais Julius vous a bien aimée, et vous avez trouvé que c'était bien. D'où vient que ce qui a été bien pour lui serait mal pour moi ? Non, ce qui est bien, c'est tout ce que l'intelligence souhaite, c'est tout ce que la nature permet. Pourquoi ne pourriez-vous pas aimer aujourd'hui un homme que vous auriez pu aimer il y a quinze mois ? La vertu est-elle donc une affaire de date ?
Christiane se pencha sur son enfant et l'embrassa, comme pour abriter la femme derrière la mère. Plus rassurée, elle reprit :
- Je ne répondrai pas à vos sophismes, monsieur. Ce n'est pas seulement par devoir, c'est par mon libre choix que j'aime Julius. Je ne veux aimer que lui.
- Vous voulez l'aimer ? dit Samuel, sans sortir de la politesse sérieuse. Oh ! vous avez raison, madame. Julius le mérite. Il a toutes sortes de qualités. On ne peut lui refuser la tendresse, la délicatesse, le dévouement, l'intelligence ; pas plus qu'on ne peut lui accorder l'initiative, la force, l'action, l'énergie, que je possède, moi. Or, est-il en votre pouvoir de ne pas apprécier l'énergie ou de ne pas voir que je l'ai ? Pardonnez-moi de ne pas faire le modeste, mais la modestie est un mensonge, et je ne mens jamais. Eh bien ! je suis sûr que vous m'avez quelquefois admiré, tout en me redoutant. Et Julius – tenez, je n'étais pas avec vous dans ce voyage, mais dans votre conscience vous ne démentirez pas ma brutalité –, Julius, malgré la vivacité de son amour, s'est – dirai-je le mot ? –, s'est ennuyé plus d'une fois depuis un an. Je crois bien ! il ne sait pas mener la vie, c'est la vie qui le mène. La grande vertu de l'homme, c'est la volonté, voyez-vous ! Sans elle l'intelligence et la bonté ne peuvent rien. Vous, vous êtes femme, vous êtes dispensée d'avoir de la volonté ; mais vous avez besoin d'en trouver chez celui qui vous protège. Vous n'en trouvez pas. De sorte que Julius vous échappe et ne vous retient pas. Vous ne le tenez que par le cœur, moi je le tiens par l'esprit. Résumé de ma philosophie et de la situation : vous êtes femme, il est féminin. C'est ce qui fait qu'il m'appartient... je n'ose dire : c'est ce qui fait que vous...
- Ne le dites pas, en effet, monsieur ! interrompit vivement Christiane irritée. Ne le dites pas, si vous ne voulez pas que je me rappelle d'odieuses insolences.
Mais Samuel se redressa à son tour, pâle, sombre, courroucé, menaçant, sinistre :
- Madame, auquel de nous deux vraiment est-il à craindre que le passé revienne en mémoire ? Il y a quatorze mois, quand j'eus le plaisir de faire votre connaissance, je ne pensais pas à vous, je ne vous cherchais pas, je ne vous offensais pas ; et j'eus cependant aussitôt le malheur de vous déplaire. Pourquoi ? Pour rien, pour mon air, pour ma physionomie, pour mon sourire, que sais-je ? Gretchen vous disait du mal de moi ; vous disiez de moi du mal à Julius. Vous en êtes convenue vous-même. Le loup laissait la brebis tranquille, le vautour ne faisait rien à la colombe. C'est la colombe, c'est la brebis qui a provoqué le vautour et le loup. Vous m'avez blessé dans mon endroit sensible... l'orgueil. Vous m'avez défié avec votre haine, je vous ai défiée avec mon amour. Et vous avez accepté la lutte : daignez encore vous en souvenir. Aussi, la commenciez-vous tout de suite : vous reteniez Julius à Landeck quand je voulais, moi, l'emmener à Heidelberg. Première victoire, suivie bientôt d'une seconde autrement importante. Un rude et puissant allié vous venait en aide... le baron d'Hermelinfeld, qui vous a mariée à Julius bien moins encore pour Julius que contre Samuel. Il en est aussi convenu lui-même. Me voici donc humilié, chassé, vaincu. Vous emportiez pendant un an votre Julius à mille lieues de moi et vous combattiez mon souvenir à force de baisers, tandis que le père, pour confiner Julius dans son paradis et me le fermer à moi, démon, faisait à grands frais bâtir ce très-inaccessible château. Ainsi, votre amour, votre mariage, ce voyage, votre enfant, je crois, ce château, double muraille et double fossé, et trois millions dépensés : tout cela a presque été fait, machiné, combiné contre l'humble adversaire qui vous parle. Vous me reprochiez, il y a treize mois, de m'attaquer à une femme. Mais aujourd'hui, en vérité, le combat est plus qu'égal contre moi. Vous avez avec vous un des hommes les plus puissants de l'Allemagne et une forteresse à pont-levis ! Madame, encore une fois, c'est vous qui m'avez déclaré la guerre. Du moment que vous avez voulu être ennemie, vous avez accepté la chance d'être vaincue. Et je vous le déclare, vous serez vaincue, madame, vaincue comme une femme l'est par un homme.
- Vous croyez ? monsieur ? dit Christiane avec un sourire de suprême dédain.
- J'en suis sûr, madame. Il y a des choses nécessaires et inévitables. Lorsque le baron d'Hermelinfeld a voulu soustraire Julius à mon ascendant, je ne me suis pas impatienté, je ne me suis pas irrité. Je savais qu'il me reviendrait. J'ai attendu, voilà tout. Avec vous aussi, madame, j'attendrai Vous voilà déjà revenue dans mon voisinage. Vous serez bientôt dans ma main.
- L'insolent, murmura Gretchen.
Samuel se tourna vers elle.
- Toi, Gretchen, tu m'as détesté et tu m'as plu la première. Aujourd'hui, tu as beau ne plus être mon principal souci et ma principale guerre, je puis et je veux te faire servir d'exemple et montrer, par toi, comment je sais dompter qui m'attaque.
- Moi, comptée ! dit la sauvage fille.
- Enfant ! dit Samuel, je pourrais dire que tu l'es déjà. Depuis un an, quel est l'être qui occupe le plus souvent ta pensée ? Est-ce Gottlieb ? Est-ce quelqu'un de ce village ? Non, c'est moi ; tu es à moi – par la terreur, par la haine, qu'importe ? – Quand tu dors, le nom qui voltige toujours dans tes rêves, c'est mon nom. Quand tu te réveilles, ce qui vient le plus vite à ton esprit, ce n'est plus le souvenir de ta mère, ce n'est plus l'idée de la Vierge, c'est la pensée de Samuel. Quand je parais, tout ton être se soulève ; quand je suis absent, tu m'attends à toute minute. Combien de fois ton anxiété ne m'a-t-elle pas épié quand j'étais censé partir pour Heidelberg ! Combien de fois ne t'es-tu pas penchée sur le sol, croyant entendre dans le rocher le hennissement de mon cheval ! Jamais bien-aimée n'attendit plus palpitante le retour de son bien-aimé. Appelle cela amour ou haine ; moi, je l'appelle possession, et je n'en demande pas davantage.
Gretchen, à mesure que Samuel parlait, se serrait éperdue contre Christiane.
- C'est vrai, madame ! c'est que c'est vrai tout ce qu'il dit là ! Et comment le sait-il ? mon Dieu ! Madame, est-ce que je suis vraiment possédée par le démon ?
- Rassure-toi, Gretchen, dit Christiane. M. Samuel joue sur des équivoques. On n'est pas maître de ce qui vous hait. On ne possède que ce qui se donne.
- à ce compte, répliqua Samuel, Napoléon ne possède pas les vingt départements qu'il a conquis. Mais n'importe ! je ne suis pas homme à reculer devant le défi dans les termes mêmes où vous le posez. Vous assurez, madame, qu'on n'appartient qu'en se donnant. Eh bien, soit ! vous vous donnerez.
- Misérable ! s'écrièrent en même temps Christiane et Gretchen.
Elles s'étaient levées toutes deux, palpitantes de courroux et de douleur.
- Toi aussi, Gretchen, continua Samuel, afin que ta punition soit plus prompte et l'exemple plus frappant, avant huit jours, tu te donneras.
- Tu mens ! cria Gretchen.
- Je croyais vous avoir dit que je ne mentais jamais, répondit Samuel sans s'émouvoir.
- Gretchen, dit Christiane, tu ne resteras pas seule dans ta cabane, tu viendras passer toutes les nuits au château.
- Oh ! le château m'est impénétrable en effet, dit Samuel en haussant les épaules. Mais vous semblez persister à croire que j'emploierai la violence. Encore une fois, je n'ai pas besoin de moyens pareils. Seulement Julius et les langoureux de sa sorte usent de leur douceur, de leur beauté, des ressources enfin qu'ils tiennent du hasard ; il me sera bien permis peut-être d'user de ma science et des facultés que m'a données le travail. Gretchen restera libre et maîtresse d'elle-même ; mais j'aurai bien le droit sans doute de me servir des penchants et des instincts que la nature me donne pour auxiliaires en elle ; j'aurai bien le droit de dégourdir dans son âme l'amour, d'éveiller le désir dans ses rêves, d'allumer enfin dans les veines de cette belle sauvage le sang de la bohémienne et de la fille de joie ?
- Ah ! tu insultes ma mère, infâme ! s'écria Gretchen.
Elle tenait encore à la main un des rameaux fleuris qu'elle faisait manger tout à l'heure à la chèvre ; dans un transport furieux, elle en cingla violemment le visage de Samuel.
Samuel pâlit et eut aux lèvres une contraction de rage. Mais il se contint.
- Tiens, Gretchen, dit-il tranquillement, tu viens de réveiller encore une fois Wilhelm.
En effet, l'enfant se mit à pleurer.
- Et savez-vous ce qu'il crie dans son innocence et dans sa faiblesse ? fit à son tour Christiane indignée ; il crie que l'homme qui insulte deux femmes est un lâche.
Cette fois, Samuel n'eut pas même le mouvement vite réprimé qu'il avait laissé échapper vis-à-vis de Gretchen. Il resta impassible, mais son calme ressemblait à celui qu'il avait gardé devant l'insulte d'Otto Dormagen.
- Bien ! dit-il. Vous me faites outrager par ce que vous avez toutes deux de plus cher et de plus sacré ; toi, Gretchen, par tes fleurs ; vous, madame, par votre enfant. Imprudentes que vous êtes ! Ceci même vous portera encore malheur. Je vois si distinctement l'avenir et je suis si vengé d'avance, que je ne peux même pas avoir de colère. Je vous plains. à bientôt.
Il leur fit de la main un signe d'adieu... ou de menace, et s'éloigna à grands pas.
Christiane réfléchit un moment ; puis, mettant Wilhelm dans les bras de Gretchen :
- Tu le reporteras dans son berceau, lui dit-elle.
Et, comme quelqu'un qui vient de prendre un parti, elle courut au château, où elle alla frapper à la porte du cabinet de Julius.

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