Le Trou de l'Enfer Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXXIII
Question posée

- Qui est là ? demanda Julius.
Christiane se nomma.
- Tout de suite, dit Julius.
Il sembla à Christiane que Julius parlait bas avec quelqu'un. Un moment après, il vint ouvrir. Christiane recula, interdite : Samuel était déjà dans la chambre.
Samuel salua Christiane avec un merveilleux sang-froid :
- Vous allez bien, madame, lui dit-il, depuis votre émotion de l'autre nuit ? Je ne vous demande pas de nouvelles de Wilhelm ; Julius vient de me dire qu'il se trouvait très-bien de sa chèvre.
Christiane fut un moment à se remettre.
- Tu parais surprise de trouver Samuel ici ? dit Julius. Je te demande grâce pour lui et pour moi, et je te prie de ne pas dénoncer à mon père la présence de mon ami de contrebande. Selon ma promesse, je n'avais pas invité Samuel ; mais je l'ai, comment dirai-je ?... rencontré. Je n'ai pu, je te l'avoue, sacrifier à des préventions chimériques la réalité d'une amitié ancienne. Mon père croit que Samuel perdra son fils ; mais moi, je sais qu'il a peut-être sauvé le mien.
Christiane avait déjà repris sa résolution et son courage.
- Je saura toujours gré à M. Samuel Gelb, dit-elle, du service de médecin qu'il nous a rendu. Mais, sans diminuer la reconnaissance que nous lui devons, je pense, Julius, que nous en devons aussi à ton père. à tort ou à raison, M. d'Hermelinfeld s'inquiète ; pourquoi lui désobéir et le mécontenter ? Si M. Samuel est réellement ton ami, il ne doit pas pousser un fils contre son père. Et, pour tout dire, ton père n'est pas le seul à avoir des préventions contre M. Samuel Je suis loyale et brave, moi, ajouta-t-elle en regardant Samuel, et je dirai en face ce que je pense. Ces préventions, je les partage. Je crois que M. Samuel Gelb ne vient ici que pour troubler notre bonheur et notre amour.
- Christiane ! dit Julius avec reproche, Samuel est notre hôte.
- Le croit-il ? le dit-il ? demanda Christiane en levant sur lui son pur et fier regard.
Samuel sourit et tourna la chose en galanterie, au fond menaçante :
- L'animation vous fait plus charmante que jamais, madame, et je crois que c'est par coquetterie que vous faites toujours semblant de m'en vouloir.
- Pardonne-lui, Samuel, dit Julius. C'est un enfant. Ma Christiane chérie, ce n'est pas Samuel qui s'impose ici, c'est moi qui le garde. C'est moi qui ai intérêt à ne pas être privé de sa bonne et spirituelle compagnie.
- Il ne t'a pas manqué pendant un an. En sommes-nous là, que ta femme et ton enfant ne te suffisent plus ?
Julius, échangeant un regard avec Samuel, fit asseoir Christiane, s'assit lui-même sur un tabouret à ses pieds, et, lui prenant la main entre les siennes :
- Voyons, dit-il, causons sérieusement. Je t'aime toujours autant, ma Christiane, crois-le bien ; je suis toujours aussi heureux de t'aimer et aussi fier d'être aimé de toi. Tu es la seule femme que j'aie aimée, et, je le dis devant Samuel, que j'aimerai jamais. Mais enfin, vois : en toi, dans la femme qui m'aime, il y a aussi la mère, n'est-ce pas ? et tu gardes à ton enfant une grande part de ton cœur et de ta vie. Eh bien, le mari non plus n'est pas tout l'homme. Dieu ne nous a pas donné qu'un cœur, il nous a imposé un esprit. à côté de notre bonheur, il a mis notre devoir ; à côté de la satisfaction de nos désirs, il a mis l'inquiétude de nos pensées. Dans l'intérêt même de notre amour, Christiane, je veux, moi, que tu m'estimes, je veux m'accroître, je veux être quelque chose. Je ne laisserai pas s'engourdir dans l'oisiveté cette existence qui m'appartient. Ma joie eût été de servir utilement mon pays, mais je ne me sens propre jusqu'ici qu'au métier des armes, et ce n'est pas dans la défaite de l'Allemagne que je voudrais le commencer. Que du moins le réveil de la patrie me trouve éveillé ! Eh bien Samuel (puisque tu as dit le mal devant lui, je veux dire devant lui aussi le bien), Samuel, par la contradiction même de nos natures, m'est nécessaire pour entretenir en moi l'énergie et l'élasticité de la volonté. Songe que nous vivons ici, seuls, loin du monde, dans la retraite, dans le passé, dans l'oubli, presque dans la mort. Je ne regrette pas Heidelberg ni Francfort, non ! mais quand un peu de vie vient à nous, ne lui fermons pas la porte. Je peux, d'un jour à l'autre, avoir besoin de ma volonté ; ne la laissons pas s'éteindre. Est-ce que ce n'est pas raisonnable ce que je te dis là ? Mon père et toi, vous vous êtes forgé des chimères au sujet de Samuel. Si sa présence auprès de moi vous faisait du tort ou du mal, je n'hésiterais pas, assurément, à me séparer de lui. Mais qu'est-ce que vous avez à lui reprocher ? Mon père lui en veut de ses idées. Je ne partage pas les idées de Samuel, mais cependant je ne suis pas assez son supérieur par l'intelligence pour lui en faire des crimes. Quant à toi, Christiane, qu'est-ce que t'a fait Samuel ?
- Et, s'il m'avait outragée ? dit Christiane éclatant.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente