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Chapitre XLI
Prudence de serpent et force de lion

Les seniores se répandirent dans la foule et annoncèrent la décision prise, qui souleva partout des hurrahs enthousiastes.
Il fut décidé que les étudiants auraient le reste du jour pour faire leurs préparatifs, qu'ils ne parleraient à personne du projet arrêté, et qu'ils quitteraient la ville tranquillement et silencieusement dans la nuit, afin que les bourgeois fussent inopinément frappés à leur réveil de stupeur et de remords.
Au moment où tout venait d'être ainsi arrangé, un jeune renard accourut hors d'haleine. Un greffier qui avait assisté à l'assemblée du conseil académique, et qui était son parent, lui avait révélé le résultat de la séance. Voici ce qui avait été résolu :
Si les étudiants résistaient, ordre à la milice de faire feu et de les réduire par la force, quoi qu'il en pût coûter. S'ils rentraient dans le devoir, amnistie à tous, excepté à Samuel qui avait tué un soldat, et qu'on regardait comme le meneur de tout ce tumulte et comme l'instigateur de Trichter, son renard favori. On n'en voulait qu'à Samuel. Un mandat d'arrêt était lancé contre lui, et la milice devait être déjà en chemin pour l'appréhender.
Un seul cri sortit de toutes les bouches : « Plutôt la bataille que de livrer le roi ! »
Trichter surtout fut beau d'indignation :
- Ah bien oui ! que nous laissions toucher mon senior, celui qui vient de me délivrer, le roi des étudiants, Samuel Gelb, rien que cela ! Canaille de conseil ! qu'ils y viennent !
Et il se posa devant Samuel, comme un dogue devant son maître, grinçant des dents et grognant.
Pendant le brouhaha, Samuel avait dit quelques mots à un étudiant qui s'était éloigné en courant.
- Bataille ! bataille ! criait la foule.
- Non, pas de bataille ! dit Samuel. L'Université a fait ses preuves de bravoure. Nos camarades sont libres ; donc l'honneur est sauf. Le Verruf est prononcé. Pour l'exécution, vous n'avez pas besoin de moi.
- Est-ce que tu veux que nous te laissions prendre ? demanda Trichter consterné.
- Oh ! repartit en souriant Samuel, ils ne me tiennent pas, sois tranquille ! Je saurai bien me tirer de leurs griffes à moi tout seul. çà, tout est bien convenu : demain matin, Heidelberg ne sera plus dans Heidelberg, mais où je serai. Quant aux formalités d'usage pour le départ, Trichter les connaît aussi bien que son Comment. Moi, je vais aller devant vous préparer les logements à notre Mont-Aventin. Vous trouverez le drapeau de l'Université tout planté.
- Où ? demandèrent plusieurs voix.
- à Landeck ! répondit Samuel.
Les rumeurs de la foule reprirent :
- à Landeck ?
- Va pour Landeck !
- Qu'est-ce que Landeck ?
- Qu'importe ! Landeck n'est pas encore, Landeck sera pour nous.
- Hurrah pour Landeck !
- Bien ! reprit Samuel. Mais rangez-vous. Voilà mon cheval.
L'étudiant auquel il avait parlé bas arrivait à cheval. Il descendit. Samuel monta.
- Le drapeau ? demanda-t-il.
Celui qui portait le drapeau universitaire le lui remit. Samuel le roula autour de la hampe, l'accrocha à la selle de son cheval, prit deux paires de pistolets et un sabre et, disant : « à Landeck demain ! », il piqua des deux et partit au galop.
Au détour de la première rue, il rencontra une escouade d'agents qu'il bouscula. Un d'eux le reconnut sans doute, car il entendit une exclamation, puis quelques balles sifflèrent à ses oreilles. Samuel rendait toujours ces choses-là : il se retourna et déchargea, sans s'arrêter, deux de ses pistolets.
Mais les agents de la police étaient à pied. En quelques bonds, Samuel se trouva hors de portée, et, prenant par les rues désertes, il ne tarda pas à galoper sur la grande route.
Samuel avait bien fait de se hâter, car presque aussitôt après son départ, la troupe arriva. En un moment les issues furent cernées. Douze agents de police s'avancèrent, escortés d'un bataillon, et l'un d'eux demanda solennellement qu'on leur livrât Samuel Gelb, promettant à cette condition l'amnistie à tous. Les groupes n'opposèrent aucune résistance et se bornèrent à dire : « Cherchez ».
L'investigation commença. Elle durait depuis dix minutes, lorsqu'un ordre arriva du conseil académique. Un des agents bousculés par Samuel avait porté la nouvelle qu'il était parti de la ville. Le conseil acceptait ce départ comme une première satisfaction suffisante et n'exigeait plus qu'une chose : que les étudiants se dispersassent paisiblement.
On fit les sommations. Les étudiants se dispersèrent et rentrèrent sans bruit dans leurs hôtels.
Le conseil fut ravi autant qu'étonné de cet apaisement si rapide. Le reste de la journée ne fit que le confirmer dans son ravissement et dans sa surprise. Pas une provocation, pas une querelle, pas une menace. Les étudiants semblaient avoir oublié tout à fait leur colère du matin.
La nuit vint. Les bourgeois se couchèrent avec orgueil. à dix heures, comme d'habitude, toute la ville dormait avec bonheur. Mais, à minuit, quelqu'un qui aurait été éveillé aurait vu un étrange spectacle.

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