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Chapitre LIX
Coups de sonnette

Le soir de ce même jour, vers onze heures et demie, dans la salle circulaire et profonde où Samuel avait présenté Julius aux chefs de la Tugendbund, il y avait réunion des Trois.
Les Trois, toujours masqués, étaient assis autour de la salle qu'éclairait la lampe suspendue au plafond.
Samuel, le visage découvert, était debout.
- Ainsi, disait Samuel, vous ne voulez pas que j'agisse maintenant ?
- Non, répondit le chef. Nous ne doutons pas de votre puissance et de votre hardiesse ; aussi notre principale raison n'est-elle pas la position actuelle de notre ennemi. Certes Napoléon est dans un moment privilégié et éclatant, tout lui réussit ; il est plus affermi que jamais sur le trône de l'Europe. Il avait déjà l'espace, la naissance du roi de Rome vient de lui ajouter la durée. à cette heure, Dieu est assurément avec lui.
- C'est dans leur force, interrompit Samuel, que j'aime combattre mes ennemis.
- Nous le savons, répliqua le chef, et nous savons aussi que la sérénité du ciel provoque les coups de foudre. Mais réfléchissez aux conséquences qu'aurait une tentative dans cet instant. Le fait n'est rien sans l'idée ; l'action est inutile, et par conséquent mauvaise, si elle n'a pas avec elle la conscience du monde. Or frapper Napoléon en pleine paix, quand il n'attaque personne, quand il ne menace personne, ne serait-ce pas mettre l'opinion générale de son côté ? Ne serions-nous pas les agresseurs, nous qui sommes, au contraire, les vengeurs et les protecteurs de la liberté humaine ? Si le coup manque, nous l'affermissons ; si le coup réussit, nous affermissons sa dynastie. Vous voyez que l'heure n'est pas venue
- Eh bien ! attendons, dit Samuel. Mais si ce n'est que la paix qui vous gêne, nous n'aurons pas longtemps à attendre, je vous le prédis. Napoléon ne peut pas demeurer tranquille sans mentir à son principe et sans se renier lui-même. Il est la guerre ou il n'est rien. Ceux qui lui reprochent sa soif insatiable de conquêtes et de territoires ne comprennent pas le premier mot de sa mission. Napoléon, c'est la Révolution armée. Il faut qu'il aille de peuple en peuple, versant dans les sillons et dans les esprits le sang français comme une rosée qui doit faire pousser partout la révolte et l'instinct populaire. Lui, rester sur un fauteuil doré comme un roi fainéant ! il n'est pas venu sur la terre pour cela. Il n'a pas encore fait son tour du monde, ne croyez pas qu'il se repose Or donc, le jour – et je vous avertis que ce jour sera prochain – où Napoléon déclarera la guerre à n'importe quel pays, à la Prusse ou à la Russie, la Tugendbund me laissera-t-elle faire ?
- Peut-être. Mais vous souvenez-vous de Frédéric Saps ?
- Je me souviens qu'il est mort et qu'il n'est pas vengé.
- Avant de vous autoriser à agir, reprit le chef, il faut que nous sachions ce que vous voulez faire.
- J'agirai sans vous et je ne vous compromettrai pas. Cela vous suffit-il ?
- Non, dit le chef. L'Union a le droit de tout savoir. Vous ne pouvez vous isoler et tous les membres sont solidaires.
- Eh bien ! dit Samuel, écoutez.
Les Trois prêtèrent l'oreille et Samuel allait parler...
Tout à coup un bruit métallique se fit entendre.
Samuel tressaillit.
Le même bruit se répéta.
- Que veut dire ceci ? pensa Samuel. Le baron et Julius sont partis pour Ostende. Christiane est seule. Ce départ est-il une feinte et me tendrait-on encore un piège ?
- Eh bien ! parlez donc, dit le chef.
Mais Samuel ne pensait plus aux Trois, ne pensait plus à l'empereur, ne pensait plus au monde. Il pensait à Christiane.
- N'avez-vous pas entendu ? dit-il.
- Oui, quelque chose comme un bruit de sonnette. Qu'y a-t-il ?
- Il y a, répondit sans façon Samuel, que nous reprendrons cette conversation plus tard. Pardonnez, on m'appelle, et il faut que je vous quitte.
Et, malgré son empire sur lui-même, il ne pouvait se défendre d'une vive émotion.
- Qui donc vous appelle ? demanda le chef.
- Elle, répondit-il, ne faisant plus attention à qui il parlait.
Mais il se reprit aussitôt :
- Une petite chevrière, dit-il, qui m'avertit qu'il y a des espions dans les environs. Vous n'avez que le temps de vous enfuir.
- Vous ne ferez rien avant de nous avoir revus ? dit le chef.
- Rien, dit Samuel, soyez tranquilles.
Et il leur ouvrit la porte.
Au moment où il la refermait sur eux, le timbre retentit avec plus de force et comme un cri d'angoisse.
- Si c'était un piège, dit Samuel, elle ne m'appellerait pas avec cette violence et cette exigence Qu'y a-t-il donc pour qu'elle m'invoque ainsi en l'absence de son mari et du baron ? Voyons ce qu'elle me veut. Allons, Samuel, sois digne de toi-même. Du sang-froid et du calme ! et ne sois pas ainsi sottement ému comme un écolier à sa première passion !
Et il se mit à monter rapidement l'escalier qui montait au salon-boudoir.


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