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Chapitre VII
Commerce de renards

Quand la porte de la salle immense s'ouvrit, Julius débuta par ne rien voir et ne rien entendre.
La fumée le faisait aveugle, le vacarme le faisait sourd. Il en était au reste ainsi pour tous. Mais on s'habituait peu à peu, et, après quelques instants, on distinguait vaguement des rafales de bruit dans des nuages de tabac. Puis les lustres énormes scintillaient faiblement comme les réverbères dans l'épaisseur du brouillard, et l'on finissait par voir s'agiter dans une clarté trouble des apparences de formes humaines.
Hurrah et Vivallera ! Il y avait là des étudiants tout jeunes qui en eussent remontré à un docteur Chaldéen pour la longueur de la barbe ; il y avait des moustaches qu'un saule pleureur eût enviées ; il y avait les accoutrements les plus joyeux du monde ; la toque de Faust avec la plume de héron ; des cravates monstres où de temps en temps toute la tête disparaissait ; des chaînes d'or massif sur des cous nus ; il y avait surtout des verres à inquiéter un tonneau, et des pipes à frapper de consternation des tuyaux de poêle.
Fumée, flots de vin, musique étourdissante, chœur à tue-tête, valse à perdre haleine, baisers sonores sur les joues fraîches des jeunes filles qui éclataient de rire, tout cela se croisait dans un pêle-mêle étrange et diabolique comme un vertige d'Hoffmann.
Samuel fut accueilli dans la salle comme dehors. On lui apporta aussitôt sa pipe et son Raemer royal et gigantal tout plein.
- Qu'est-ce qu'il y a là dedans ? dit-il.
- De la bière forte.
- Allons ! est-ce que j'ai l'air d'un étudiant d'Iéna ? Jette-moi cela et apporte-moi du punch.
On remplit la coupe de punch. Elle contenait plus d'une pinte. Il la vida d'un trait. Les applaudissements tonnèrent dans toute la salle.
- Vous êtes puérils, dit Samuel.
Il reprit :
- Mais je m'aperçois avec douleur que la valse manque d'entrain et les chants de bruit. Fanfare, donc ! cria-t-il à l'orchestre.
Et il alla droit à un Renard d'or qui valsait avec la plus jolie fille du bal. Il la lui prit sans façon et se mit à valser.
Toute la salle fut dès lors attentive, immobile et silencieuse. C'est que la danse de Samuel avait quelque chose de bizarre et de profond qui s'emparait irrésistiblement des spectateurs. Il commença gravement, puis son mouvement devint d'une langueur amoureuse et tendre, qu'interrompit brusquement un geste saccadé. Il se prit à tourner avec une rapidité incroyable, – passionné, déchaîné, tout-puissant. Et tout à coup, à travers cette joie insensée, il s'arrêtait et passait sans transition du délire enthousiaste au froid dédain ; un pli d'ironie se dessinait à sa lèvre. Par moments une inexprimable tristesse emplissait son regard, et l'on se sentait prêt à le plaindre ; mais aussitôt un geste risible et un haussement d'épaules refoulaient et raillaient l'attendrissement. Ou bien sa mélancolie se changeait en amertume, un feu sinistre jaillissait de sa paupière, et sa valseuse palpitait dans ses bras comme la colombe dans les serres du vautour.
Danse inouïe qui allait en une seconde du ciel à l'enfer, et devant laquelle on ne savait s'il fallait pleurer, rire ou trembler.
Il termina par un accès de tournoiement si entraînant et si fascinateur, que les autres valseurs, qui jusque-là étaient restés à le regarder, furent emportés dans le tourbillon, et que, pendant un quart d'heure, la salle ne fut plus qu'un ouragan.
Puis Samuel se rassit tranquillement sans qu'une goutte de sueur perlât son front. Seulement il demanda un second bol de punch.
Julius, lui, ne s'était pas mêlé à la bacchanale. Noyé dans cette mer de bruit, sa pensée était au presbytère de Landeck. Chose singulière ! dans toute cette tempête de voix enrouées, il n'entendait qu'une douce voix de vierge enseignant les lettres à un enfant sous les arbres.
Le maître d'hôtel vint parler bas à Samuel.
C'était le prince Charles-Auguste qui demandait au roi des étudiants la permission d'entrer dans le Commerce de renards.
- Qu'il entre, dit Samuel.
à l'entrée du prince, les studiosi soulevèrent leurs casquettes. Samuel seul, ne toucha pas la sienne. Il tendit la main au prince, et lui dit :
- Soyez le bienvenu, mon cousin.
Et il lui offrit un siège auprès de lui et de Julius.
à ce moment, une petite joueuse de guitare venait de chanter une chanson de Koener et faisait la quête. Elle arriva près de Charles-Auguste, qui regarda derrière lui pour demander de l'argent à quelqu'un de sa suite. Mais on n'avait laissé entrer personne avec lui.
Alors il se tourna vers Samuel.
- Voulez-vous payer pour moi, sire ?
- Volontiers.
Samuel tira sa bourse.
- Tiens, dit-il à la bohémienne, voici pour moi, le roi, cinq frédérics d'or, et voici pour le prince, un kreutzer.
Un kreutzer vaut un peu plus d'un liard.
Des applaudissements frénétiques ébranlèrent les voûtes de la salle. Le jeune prince sourit et applaudit lui-même.
Il sortit quelques instants après.
Presque aussitôt Samuel appela Julius d'un geste :
- C'est l'heure, lui dit-il tout bas.
Julius fit un signe et s'esquiva.
L'orgie touchait à son paroxysme. La poussière et le tabac avaient fait l'atmosphère plus impénétrable qu'un brouillard de décembre. On ne voyait plus qui entrait ni qui sortait.
Samuel se leva, et, à son tour, se glissa dehors.




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