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Chapitre X
Fidelio

La signora Olympia entra donc dans le salon, tranquille, indifférente et causant avec lord Drummond.
Julius était à gauche, debout contre la cheminée. Lord Drummond, donnant le bras à la cantatrice et marchant un peu en avant d'elle, la masqua d'abord à Julius et à Samuel, debout auprès du comte d'Eberbach.
Julius resta à sa place, attendant que la figure si ardemment évoquée se tournât vers lui, n'essayant pas un geste pour hâter le moment décisif, se laissant faire, le cœur agité, l'attitude immobile.
Lord Drummond mena d'abord la chanteuse vers le groupe qui se trouvait à droite dans le salon, et présenta à ses convives Olympia.
Elle s'excusa gracieusement de les avoir fait peut-être attendre, d'une voix qui alla remuer les entrailles du comte d'Eberbach. Cependant ce n'était pas la voix de Christiane ! mais c'était quelque chose qui la rappelait irrésistiblement. Malgré l'évidence du récit de Gamba, malgré le passé irrévocable, malgré l'abîme, malgré tout, le cœur de Julius s'obstinait à tressaillir. Olympia et lord Drummond étaient arrivés à la cheminée. Ils se retournèrent.
Lord Drummond présenta Olympia et Julius l'un à l'autre.
- Le comte d'Eberbach.
- La signora Olympia.
Julius envisagea la cantatrice.
Tout à coup, il pâlit et jeta un cri.
Puis, étendant les mains vers elle, et oubliant le lieu, le monde et lui-même.
- Si tu es Christiane, s'écria-t-il éperdu, si c'est toi qui, transfigurée, grandie, idéalisée, reviens pour me consoler dans ce monde ou pour m'emmener dans l'autre, parle, ordonne, relève-toi. Je t'aime et je suis à toi. Réunissons-nous où tu voudras. Vis avec moi, ou que je meure avec toi !
Il avait involontairement et instinctivement parlé dans la langue de Christiane et dans la sienne, en allemand.
Olympia ne tressaillit pas, ne bougea pas, et sembla le regarder d'un air de profond étonnement.
Elle se tourna vers lord Drummond.
- N'est-ce pas de l'allemand ? dit-elle.
- Je le crois, répondit lord Drummond.
- Eh bien ! reprit-elle en français avec un accent italien assez marqué, voulez-vous, mylord, prier M. le comte d'Eberbach de m'excuser et de lui expliquer que je ne comprends que l'italien et un peu de français, et que je n'ai jamais pu mettre dans mon intelligence ni dans ma voix les syllabes gutturales de l'allemand. Que M. le comte veuille bien me parler italien ou français, s'il désire que je lui réponde.
Pendant le temps qu'elle prononçait ces mots du ton le plus simple et le plus calme du monde, Julius commençait à revenir de sa première commotion.
Au premier aspect, Olympia, c'était Christiane. Mais, à mesure qu'on la regardait plus attentivement, la ressemblance diminuait.
L'expression et le caractère de la beauté étaient tout autres ou plutôt même contraires. Christiane était délicate, fine, suave, charmante, transparente ; c'était le duvet de la jeunesse, la fleur de la grâce. Olympia, forte, ferme, beauté éclatante et souveraine, la fierté dans la puissance, la sérénité dans le génie, avait la taille bien plus ample, le teint plus brun, les cheveux bien plus foncés.
Et d'ailleurs, quand même le changement physique eût pu s'expliquer par le changement d'âge et par le changement de climat, il y avait une chose que ni le climat ni l'âge n'eussent pu sans doute donner à Christiane : ce sang-froid avec lequel elle s'était trouvée en présence de Julius. La douce et frissonnante nature de Christiane aurait-elle résisté à cette brusque apparition du passé, quand Julius, lui un homme, lui trempé à toutes les douleurs de la vie, lui endurci par dix-sept ans de diplomatie et de politique, n'avait pu en subir le choc sans que tout son cœur se brisât dans sa poitrine ?
Ce n'était donc pas Christiane.
Julius se remit un peu, et, d'une voix émue :
- Pardonnez-moi, madame, reprit-il en français cette fois. En voyant votre beauté, supérieure encore à votre réputation, j'ai, je crois, un peu perdu la tête.
- Votre Excellence, dit en riant lord Drummond, n'a pas à s'excuser de cela, et la signora est habituée à cet effet. Mais, madame, permettez-moi de vous présenter cet ami qui m'a sauvé la vie, M. Samuel Gelb.
Samuel et Olympia se trouvèrent face à face.
Samuel, lui aussi, avait été saisi par l'aspect de la chanteuse, et, pour n'avoir pas exprimé en paroles sa stupéfaction, il n'en avait peut-être pas été moins profondément troublé.
Et, quand son regard se croisa avec celui de la cantatrice, cet homme de bronze frémit.
Olympia, grave et impassible, ne dit pas un mot, et le salua.
Mais, sans savoir pourquoi, Samuel se sentit blessé du regard qu'elle laissa tomber sur lui.
Qu'y avait-il dans ce coup d'œil ? était-ce la hauteur dédaigneuse de l'artiste célèbre et adorée qui écrasait de sa supériorité un nom obscur perdu dans la foule ? était-ce la haine de la femme frappée et déshonorée ? Certes, si Olympia était Christiane, c'était bien le regard qu'elle devait à Samuel ; mais la timide et douce enfant aurait-elle eu ce courage et cette force ? Non, ce n'était pas Christiane ; Samuel pouvait être tranquille ; la hauteur même du regard de cette femme lui prouvait qu'il n'avait rien à craindre.
Samuel devait se sentir et se sentit rassuré précisément par la fermeté du défi.
Un domestique vint annoncer que lord Drummond était servi.
Lord Drummond offrit le bras à Olympia, et l'on passa dans la salle à manger.
- J'ai été fou, n'est-ce pas ? dit tout bas Julius à Samuel.
- Ma foi ! j'ai eu encore la même impression que toi, répondit Samuel, mais la ressemblance ne supporte pas l'examen.
- Hélas ! dit Julius.
Et, sur l'invitation de lord Drummond, il s'assit à la droite d'Olympia.
Au premier service, la conversation resta générale. On causa de tout, surtout de politique. La forme du gouvernement fut mise sur le tapis, et les Anglais se livrèrent à l'admiration la plus enthousiaste de la monarchie aristocratique de leur pays. Le banquier, le député et l'avocat-historien s'associaient à cet éloge et convenaient que l'humanité n'avait rien à désirer au delà d'une charte qui basait le bien-être de quelques milliers de privilégiés sur la misère de tout un peuple. Mais, selon ces révolutionnaires à mi-côte, ce n'était plus seulement la noblesse, c'étaient aussi la richesse et l'habileté qui devaient créer les privilèges, et l'aristocratie devait être hardiment étendue à la bourgeoisie.
Samuel Gelb, de ce ton railleur qui lui était habituel, compléta et exagéra les affirmations de ces avocats populaires. Il jura qu'il y avait deux classes d'hommes, ceux qui sont faits pour gouverner, pour jouir, pour être députés ou ministres, pour avoir le luxe, les places, l'éducation et le loisir, et la populace, qui se compose des trois quarts au moins de la nation, et que la Providence a condamnée à porter le fardeau à perpétuité, à suer, à ramper dans l'ignorance et dans le dénuement, à être le fumier qui engraisse la fortune des autres. Il déclara qu'il comprenait les révolutions, à condition qu'elles auraient pour effet de substituer un ministère à un autre et même un roi à un autre, mais non certes de substituer le peuple au roi et au ministère et d'élargir le gouvernement jusqu'à y faire tenir la nation tout entière.
Le petit historien méridional hocha vivement la tête en signe d'assentiment.
à côté de ces pauvretés, le souper était d'un luxe superbe et artiste. Des roses et des camélias naturels embaumaient dans les surtouts et parmi les plats d'une fine argenterie Louis XV. Les flambeaux étaient de légers feuillages d'argent dans lesquels éclataient des fleurs de flamme. Bientôt, les mets et les vins rares s'en mêlant, les convives s'animèrent ; la fantaisie et l'entrain se mirent dans la conversation, la causerie cessa d'être tendue, et chacun se laissa aller à sa pensée.
Gamba eut de joyeuses saillies. Il raconta l'histoire du souffleur de San-Carlo, lequel, lui ayant vu faire un pas sur la corde raide, fut empoigné de l'envie d'en faire aussi, et s'entêta à se casser régulièrement les reins deux ou trois fois par mois pendant un an sans parvenir à pouvoir se tenir une seconde en équilibre. Malgré la gravité des personnages qui étaient à table, Gamba, emporté par l'ardeur du souvenir, ne fut pas maître de son mauvais goût jusqu'à ne pas grimper tout à coup sur le dos de sa chaise pour imiter, de la façon la plus comique, les contorsions et les grimaces du pauvre souffleur vacillant sur la corde.
Les convives en étaient à rire de tout, et rirent fort de Gamba. Pour Olympia, pendant tout le souper, elle resta réservée et sérieuse. Elle répondit à tous et à tout avec esprit et profondeur. Julius se sentait peu à peu saisi par cette grâce mélancolique et sévère. Quand la chaleur des vins et de la causerie lui eut rendu sa présence d'esprit et son assurance, il lui parla avec admiration, presque avec ardeur.
- Je vous ai entendue l'autre soir chez Mme la duchesse de Berry, dit-il, et j'ai cru que je n'éprouverais jamais de ma vie une émotion pareille ; je vous ai vue ce soir, et je me suis aperçu que je m'étais trompé.
Le souper fini, on se leva de table, et l'on revint au salon.
- Qu'est-ce donc réellement, lui demanda-t-elle, que vous m'avez dit en allemand quand je suis entrée ?
Il redevint grave et triste.
- Ah ! ne remuez pas cette pensée, dit-il. Vous m'avez rappelé, fantôme réel et charmant, la seule femme que j'ai jamais aimée.
- Oh ! la seule ! répondit Olympia avec un sourire douteux et dédaigneux, Votre Excellence fait tort à sa réputation.
- Quelle réputation, dit-il.
- Je ne suis pas si en dehors des choses du monde, reprit-elle avec une sorte d'amertume, que je n'aie entendu parler d'un homme à bonnes fortunes et à grandes passions qui a fait rage, pendant quinze ans, à la cour de Vienne. Vous êtes bien oublieux s'il ne vous est rien resté dans la mémoire de toutes les femmes qui se souviennent de vous.
- Vous croyez ? dit Julius. Eh bien ! si je vous répétais, cependant, que mon cœur n'a jamais appartenu qu'à une femme depuis que j'existe, et que sa pensée n'a jamais été absente de mon souvenir ?
- Même ce soir, dans les galanteries et les protestations dont vous m'avez accablée ? demanda Olympia d'une voix troublée.
- Oh ! vous, reprit-il, ce n'est pas la même chose !
- Eh ! c'est là justement ce que vous avez dû dire à toutes les autres : « Avec vous, ce n'est pas la même chose ! »
Mais Olympia eut beau se maintenir dans ce ton de raillerie et presque de cruauté, Julius se sentit de plus en plus subjugué par la beauté, la grâce et l'esprit de cette femme étrange, qui n'était pas évidemment Christiane, mais qui lui ressemblait comme une sœur aînée.
Les autres hôtes de lord Drummond s'approchèrent de la cantatrice, et rompirent le tête-à-tête. Puis, la nuit s'avançant, les convives commencèrent à disparaître un à un.
Julius lui-même pensait à s'arracher au charme inconnu qui le retenait près d'Olympia, lorsqu'un valet entra et avertit le comte d'Eberbach qu'un secrétaire de l'ambassade demandait à lui parler pour une affaire pressante.
Lord Drummond voulut qu'on introduisît le secrétaire.
Il entra. C'était Lothario.
Un courrier de Berlin venait d'apporter une dépêche à remettre à l'instant au comte d'Eberbach.
Julius décacheta et lut.
- Est-ce que la nouvelle est grave ? demanda Samuel.
- Non, rien, répondit Julius.
Et, mettant la dépêche dans sa poche :
- Grave relativement. Montagne de la politique, grain de sable de l'histoire.
Lord Drummond invita Lothario à rester. Il n'y avait plus alors dans le salon que la signora Olympia, Julius, Samuel, lord Drummond et Gamba.
Dès l'entrée de Lothario, les yeux d'Olympia s'étaient fixés sur lui avec une sorte de curiosité rêveuse. Il était naturellement venu de son côté pour remettre la dépêche à Julius, qui était près d'elle. Tandis que Julius s'était écarté pour lire le message, Lothario était resté près de la cantatrice.
- Vous êtes, monsieur, le secrétaire de M. l'ambassadeur de Prusse ? lui avait-elle dit.
- Oui, madame.
- Vous n'êtes pas de sa famille ?
- Si, madame, je suis son neveu par alliance.
- Ah !
Olympia n'avait rien ajouté, mais elle avait continué à regarder l'élégant et charmant jeune homme.
Julius, tout en lisant, avait remarqué l'impression qu'avait paru faire sur Olympia l'apparition de Lothario. Une vague et singulière jalousie, dont il ne se rendait pas compte lui-même, le saisit, et il eut un mouvement de dépit en voyant l'intérêt qu'elle semblait prendre à son secrétaire. Il revint brusquement auprès d'eux, et, tout à coup, dans le confus dessein peut-être de détourner de Lothario le cœur d'Olympia :
- à propos, mon cher Samuel, demanda-t-il le plus gaiement qu'il put, quelle est donc cette jeune fille-miracle que Lothario a vue chez toi et dont il ne cesse de faire de si merveilleux récits ?
- Une jeune fille ? dit Samuel, qui pâlit à son tour.
- Oui, Mlle Frédérique, je crois, reprit Julius.
- Ah ! M. Lothario est amoureux ? dit Olympia en souriant et comme joyeuse. Bonne chance à son amour !
« Décidément, se dit Julius, Gamba a raison, elle n'aime personne, et ne veut et peut aimer personne, ce pauvre Lothario pas plus que d'autres. »
En relevant la tête, il surprit un regard défiant et menaçant que Samuel fixait sur Lothario.
Olympia observa-t-elle aussi ce regard, et voulut-elle rompre le cours qu'avaient pris les idées des assistants ou s'arracher elle-même à ses propres idées ? Elle alla subitement s'asseoir au piano, et froissa du doigt les touches sonores.
Mais elle s'interrompit aussitôt, et se tourna vers lord Drummond, qui s'était précipitamment avancé.
- Pardon, lui dit-elle tout bas. J'oubliais ce qui est convenu. J'allais chanter.
- Oh ! par grâce, madame ! dit Julius.
Elle regarda lord Drummond.
- Non, dit-elle, je ne suis pas en voix.
Elle se leva.
Lord Drummond paraissait en proie à une lutte intérieure.
- Ma chère Olympia, dit-il après un effort sur lui-même, je ne suis pas sûr de vous entendre assez souvent maintenant pour en perdre une occasion par ma faute. Ne faut-il pas, d'ailleurs, que je me fasse à la nécessité ? Et enfin je veux que mon hospitalité soit entière. Ainsi, je vous... oui, je vous supplie de chanter.
- C'est vous qui me le demandez ?
- C'est moi qui vous le demande.
- à la bonne heure ! vous vous guérissez, dit-elle.
Elle retourna au piano et préluda pendant quelque temps en indécises rêveries dont elle semblait vouloir dégager une pensée profonde. Puis, tout à coup, elle se mit à chanter en italien un air que Julius connaissait bien, le grand air de Léonora dans le Fidelio de Beethoven. Mais il sembla à Julius que c'était la première fois qu'il l'entendait.
Ce n'était pas seulement à cause de l'admirable voix de la chanteuse. Mais il y avait dans le sujet des paroles un rapprochement qui devait troubler étrangement Julius. Cette Léonora si tendre et si dévouée qui, pour sauver son mari, se déguise et se fait méconnaissable, interprétée par celle en qui Julius avait un moment retrouvé la chère image disparue ! un tel rapport de situation était bien fait pour remuer son âme jusque dans les profondeurs de ses souvenirs.
On aurait dit qu'Olympia n'était pas moins palpitante que lui. Jamais émotion pareille n'agita et n'anima les notes d'un chant humain. Cela n'était pas chanté avec la voix, mais avec le cœur. Tout ce qu'elle avait amassé et concentré, dans cette soirée, de tristesse sévère et d'amertume moqueuse, semblait se consoler et éclater en même temps dans l'effusion de ce cri sublime. était-ce l'idéal de l'art ? était-ce la réalité de la vie ? Il fallait, pour arriver à cette vérité poignante et douloureuse, qu'Olympia eût éprouvé ce qu'elle rendait d'une façon si complète et si profonde, ou bien elle était la plus grande tragédienne du monde. Il y avait, à ce piano, ou Christiane ou le génie.
Quand Olympia se tut, les auditeurs demeurèrent un instant silencieux et absorbés, noyés dans ce magnétisme de passion et de larmes.
Olympia se leva, alla précipitamment à la porte, et sortit du salon.
Mais elle ne sortit pas si vite que Julius n'eût vu luire une larme sur sa joue pâle.
- La signora Olympia se trouve mal ! s'écria-t-il en se levant.
- Oh ! dit Gamba, soyez tranquille ! cela lui arrive toutes les fois qu'elle chante quelque chose de triste. Elle s'identifie tellement à ses personnages, qu'elle ressent toutes leurs sensations, et qu'elle souffre réellement avec eux. Dans une minute, ce sera fini, et elle rentrera en souriant.
On attendit une minute, puis deux, puis cinq.
Olympia ne revenait pas.
Lord Drummond sortit pour aller la chercher. Il rentra seul.
En quittant le salon, elle avait demandé sa voiture et était partie.


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