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Chapitre XI
Iago-Othello

Le lendemain, dans la petite maison de Ménilmontant, Samuel reprochait durement à Mme Trichter de n'avoir jamais été si longtemps à mettre le couvert.
La table n'était pas servie, que Frédérique descendit dans la salle à manger.
Elle tendit la main à Samuel, qui ne tendit pas la sienne.
- J'ai cru que vous ne descendriez pas aujourd'hui, lui dit-il d'un ton maussade.
- Mais il n'est pas encore l'heure, répondit-elle en regardant la pendule qui, en effet, ne marquait que dix heures moins cinq minutes.
- C'est bien. Asseyez-vous, dit-il brusquement.
Elle s'assit, étonnée de cette humeur à laquelle elle n'était pas habituée.
Samuel ne mangea pas. Frédérique le questionna avec une inquiétude pleine de grâce.
- Mon ami, pourquoi êtes-vous triste et grave ? êtes-vous malade ?
- Non.
- Avez-vous quelque souci ?
- Non.
- Si vous m'en voulez de n'être pas venue ce matin plus tôt qu'à l'heure ordinaire, pourquoi ne m'avez-vous pas fait demander ? Je ne me pressais pas, supposant qu'après la nuit que vous avez passée dehors, vous auriez besoin de repos ; et j'ai été paresseuse uniquement de peur de vous réveiller.
- Je ne vous en veux pas, dit-il.
- Eh bien ! alors, mangez, parlez et souriez-moi.
Sans lui répondre, il se tourna vers Mme Trichter.
- Allons, vous ! qu'est-ce que vous attendez pour servir le thé ?
Mme Trichter sortit, et reparut presque aussitôt, portant la théière et les tasses.
- C'est bien, dit Samuel, nous n'avons plus besoin de vous.
Dès que Samuel fut seul avec Frédérique, il la regarda en face.
- Frédérique, dit-il sévèrement, pourquoi ne m'avez-vous point parlé d'un jeune homme qui est venu ici l'autre jour ?
Frédérique rougit.
- Pourquoi rougissez-vous ? ajouta-t-il.
- Mais si fait, mon ami, essaya de répondre la pauvre enfant toute tremblante. Je vous ai dit que, le jour où vous êtes allé chez M. le comte d'Eberbach, un jeune homme était venu vous chercher dans une voiture de l'ambassade.
- Oui, mais vous ne m'avez pas dit qu'il fût resté et qu'il vous eût parlé ? Pourquoi est-il entré, puisque j'étais dehors ? Pourquoi est-ce à vous qu'il a parlé et non à Mme Trichter ? Que vous a-t-il dit ?
L'amertume et l'irritation qui étaient dans l'accent de Samuel troublaient encore plus Frédérique que les questions mêmes.
- Répondez, poursuivit-il. Ah ! vous êtes étonnée que je sache cela... Mais tout se sait, voyez-vous. Dites-vous bien que vous ne ferez pas un geste et que vous ne direz pas un mot que je ne voie et que je n'entende. Et je n'ai pas accepté dans ma conscience la charge d'une âme pour supporter que le premier venu soit ici comme dans la rue et parle de vous en public, et se vante de vous connaître, et vous compromette à son gré.
- Me compromettre ! dit la pauvre fille. Je ne puis croire que M. Lothario...
- Ah ! vous savez déjà son nom ! interrompit-il avec colère.
- Il m'a dit naturellement son nom pour vous le redire. Mon ami, ne vous exagérez pas cela. Une personne est venue vous chercher ; vous veniez de partir ; cette personne est restée quelques minutes à peine ; voilà bien de quoi vous fâcher. Que pouvais-je faire ? J'étais là quand le jeune homme est entré ; devais-je me sauver ? Ce ne serait plus de la réserve, ce serait de la niaiserie. Est-ce là ce que vous voulez de moi ? Exigez-vous que je m'enferme dans ma chambre et que je n'en sorte jamais ? Parlez, je vous dois tout, et j'obéirai. Je ne vois pourtant pas déjà tant de monde, et je croyais que je menais une vie assez retirée.
- Ce n'est pas votre faute, dit Samuel, si vous pouviez, vous iriez partout ; vous avez le goût des fêtes, vous aimeriez le bal, vous seriez coquette. Ce n'est pas le désir qui vous manque, mais l'occasion.
- Je n'en ai que plus de mérite alors à me passer de plaisir, puisque je m'en passe gaiement. Jusqu'ici ma coquetterie a consisté à vivre en tête à tête avec Mme Trichter.
- Et avec M. Lothario, répliqua Samuel.
- Vous voulez plaisanter, dit-elle.
- Non, je ne plaisante pas, reprit-il avec violence. Mme Trichter n'a pas osé me cacher qu'il était resté plus d'un quart d'heure. Il ne faut pas un quart d'heure pour dire : « M. Samuel est parti. » Qu'avez-vous dit pendant un quart d'heure avec ce jeune homme ?
- D'abord, dit Frédérique, je n'étais pas seule avec lui. Il y avait là...
Elle s'arrêta court, s'apercevant qu'elle allait trahir la visiteuse inconnue à laquelle elle avait juré le secret.
- Il y avait ?... demanda Samuel.
- Il y avait une dame qui venait me faire une visite dans un but de charité, et qui est restée tout le temps.
- Quelque entremetteuse !... murmura Samuel entre ses dents. Mais, si vous vous sentez si innocente, continua-t-il tout haut, pourquoi balbutiez-vous et vous embarrassez-vous dans vos explications, comme si vous mentiez ?
Tout à coup, la sonnette extérieure retentit. Samuel entendit dans le jardin un bruit de voix. Il regarda par la fenêtre, et vit entrer Julius au bras de Lothario.
Il se retourna vers Frédérique, furieux.
- Rentrez dans votre chambre tout de suite, dit-il impérieusement, et n'en sortez sous aucun prétexte sans mon ordre. Vous m'entendez ?
- J'obéis, dit la pauvre fille en pleurant. Mais je ne vous ai jamais vu si dur.
- Voulez-vous bien sortir ! reprit-il.
Et, l'entraînant, il referma la porte derrière elle.
Elle était à peine sortie, que la porte du salon donnant sur le jardin s'ouvrit.
- Il était temps ! dit Samuel.
Et cet homme de fer tomba, faible et brisé, sur une chaise.
Mme Trichter vint demander s'il voulait recevoir M. le comte d'Eberbach et son neveu.
- Faites entrer, dit-il.
Et il se leva pour aller à la rencontre de Julius.
Il se remit un peu, et serra le plus affectueusement qu'il put la main de son ancien camarade. Il accueillit Lothario très froidement.
- Mon cher Samuel, dit Julius avec un sourire cordial, je viens uniquement chez toi pour t'espionner.
- Ah ! fit Samuel en regardant Lothario.
- Mon Dieu ! oui, poursuivit Julius, je viens voir par mes yeux comment la fortune te traite pour le moment, et si ta vie est aussi large que ton esprit. Je suis trop riche, tu le sais, Samuel ; riche pour deux, riche pour plusieurs.
- Halte-là ! interrompit Samuel. Je te remercie de m'offrir ; mais je n'en suis pas encore à demander. Je sais que tout dépend de la somme, et que la plupart de ceux qui s'offenseraient d'un écu jeté ne se feraient aucun scrupule d'accepter une fortune comme la tienne. Mais je ne suis pas fait comme les autres. Et d'ailleurs, ajouta-t-il d'un ton significatif, tu sais que je suis de ceux qui disent : « Tout ou rien ! »
- Ne t'emporte pas, dit amicalement Julius, et ne m'en veux pas de t'avoir parlé comme à un frère. Laissons de côté mon argent ; mais si je puis, par la position que j'occupe, t'être bon à quoi que ce soit, permets-moi de t'offrir mes services et de me mettre à la discrétion de notre vieille amitié.
- J'accepte, dit Samuel en lui tendant la main, et j'userai de toi à l'occasion. Quant à l'argent, ce n'est pas seulement par fierté que je refuse ; mais j'ai ce qu'il me faut. Je ne manque de rien ici. Jusqu'à présent, je n'ai pas mis ma vie dans les choses matérielles, et, à tout prendre, je ne suis pas plus mal qu'un autre. Veux-tu que je te montre ma maison ?
- Voyons, dit Julius.
Lothario se leva avec un empressement qui lui valut un regard oblique de Samuel. Sans doute Lothario ne désirait tant visiter la maison que dans l'espérance d'y rencontrer quelque part Frédérique.
Mais si c'était là, en effet, l'attente de Lothario, elle ne fut pas réalisée. La maison et le jardin furent parcourus d'un bout à l'autre, sans que le moindre frôlement de robe glissât au tournant d'une allée et sans que la moindre boucle de cheveux blonds s'encadrât dans une fenêtre.
Julius, lui aussi, songea à l'absente, peut-être par hasard, et, quand on fut rentré au salon :
- Eh bien ! et cette jeune fille dont nous parlions cette nuit ? demanda-t-il à Samuel, Mlle Frédérique ? est-ce que nous n'allons pas la voir ?
- Elle est souffrante, dit Samuel.
- Souffrante ! murmura Lothario.
- Oui, dit Samuel, heureux de tourmenter Lothario. Elle est assez gravement indisposée, et elle ne peut quitter sa chambre.
- Ce n'est pas une maladie pourtant ? demanda Julius.
- C'est une pauvre orpheline, dit Samuel, qui n'a que moi au monde, et qui serait bien surprise si elle savait qu'elle occupe à ce point le noble comte d'Eberbach. Je l'ai recueillie enfant, et je l'ai élevée. C'est aussi simple que cela. Es-tu content ?
Il rompit brusquement la conversation.
- Et que dis-tu d'Olympia, maintenant que tu l'as vue ? demanda-t-il.
- Olympia ! reprit vivement Julius, ému à ce nom, et ne pensant déjà plus à Frédérique. Justement, je voulais te parler d'elle, et t'en parler sérieusement.
- M'en parler seul, peut-être, demanda Samuel en regardant Lothario.
- Oh ! Lothario peut rester, dit Julius. Il est pour moi un ami et un fils. Dans cette vie solitaire que le sort nous a faite à tous deux, nous nous consolons et nous nous aidons mutuellement. Nous nous communiquons nos moindres pensées et nos moindres sentiments. à ce propos, j'ai un tort. Il m'avait naturellement parlé de Mlle Frédérique comme de tout ce qu'il voit de beau, de bon et d'intéressant. J'ai répété stupidement ce nom tout haut, et tu as eu l'air mécontent qu'il fût prononcé ainsi. Tu as eu raison, et je te demande pardon. Mais Lothario n'est pour rien là dedans. Il tient à ce que tu le saches. C'est moi seul qui, par je ne sais quel sentiment absurde, ai voulu vous plaisanter, toi et lui, sur cette beauté cachée avarement et mystérieusement découverte. Ne tiens pas rancune à Lothario ; pardonne-lui mon indiscrétion.
- Tu me parlais d'Olympia ? reprit Samuel.
- Oui, Samuel, je voulais te prier de m'obtenir par lord Drummond la permission d'aller chez elle.
- Oh ! tu n'as pas besoin de permission, à ce qu'il m'a semblé ! Vous n'avez pas tardé à être bien ensemble, et elle n'a guère parlé qu'à toi.
- Tu crois ? dit Julius charmé.
- Tu peux te présenter en toute assurance, je te réponds que tu ne trouveras pas la porte fermée. Donc, le visage ne t'a pas désenchanté du masque, et tes yeux ont été de l'avis de tes oreilles ?
- Oh ! dit Julius, la réalité a dépassé l'attente. Depuis dix-sept ans, je n'avais rien éprouvé de pareil à l'émotion que j'ai ressentie près de cette femme étrange. Ses manières, son chant, sa disparition subite, cette ressemblance inouïe, tout cela, s'il faut l'avouer, m'absorbe et me trouble. Toute la matinée, je n'ai pensé qu'à elle, et il me semble que mon avenir est résumé dans ce mot : la revoir ! Où loge-t-elle ?
- Je ne sais pas au juste, répondit Samuel ; je sais seulement que c'est dans l'île Saint-Louis. Mais je pourrai te renseigner plus complètement ce soir.
- Merci, dit Julius. Et, reprit-il avec quelque embarras, que sais-tu de ses relations avec lord Drummond ?
- Je suis certain qu'elle n'est pas sa maîtresse.
- Tu en es certain ? s'écria Julius avec un éclair de joie.
- Il ya plus, dit Samuel ; elle a refusé d'être sa femme.
- Mon cher Samuel ! dit Julius. Alors tu crois donc à ce que nous a raconté son frère ?
- Absolument, dit Samuel en épiant sur la physionomie de Julius l'effet que produisaient ses paroles. Lord Drummond ne m'a jamais parlé de la signora Olympia qu'avec respect et vénération. Lords, ducs et princes ont inutilement offert bourse, cœur et main. Sais-tu que c'est une admirable figure que cette cantatrice amoureuse seulement du grand art, et plus chaste sur ses planches qu'une impératrice sur son trône ? Sais-tu que ce serait une ambition digne d'un homme que celle de faire palpiter et descendre de son piédestal cette statue de marbre de la musique ?
- Depuis que je la connais, dit Julius, fasciné par le souvenir d'Olympia, et aussi par les paroles de Samuel, il me semble que ma vie recommence à avoir un intérêt et un centre.
- Eh pardieu ! dit Samuel, nous nous sommes tous intéressés, plus ou moins, à des rêves qui étaient loin de valoir celui-là.
- Tu m'auras son adresse pour ce soir ?
- Tu peux y compter.
- Et tu crois que je puis me présenter chez elle sans indiscrétion ?
- Elle sera enchantée de te voir.
- Merci encore ! Nous allons retourner à l'ambassade. Je compte sur toi.
Julius serra la main de Samuel avec effusion. Puis il se leva. Samuel était si content de voir partir Lothario, qu'il lui dit adieu presque gracieusement.
Il accompagna ses visiteurs jusqu'à la rue. La grille refermée, il se mit à marcher, sombre et préoccupé, dans le jardin.
« Ainsi, pensait-il, voilà où j'en suis : à la jalousie ! Moi amoureux, c'était déjà trop ; mais moi jaloux ! moi Samuel, moi intelligence, pour qui les hommes, tous sans exceptions, les plus grands, Napoléon lui-même, n'étaient que des instruments, que des outils, me voilà prosterné, agenouillé, tremblant devant une femme ! J'en suis venu à être l'esclave des caprices d'une jeune fille ! J'ai failli vaincre Napoléon pour aboutir à être le prisonnier d'un enfant.
» Il est certain que Frédérique peut faire de moi ce qu'elle voudra. Elle n'a qu'à s'éprendre sottement de cette face blonde, qu'y pourrais-je ? Il dépend d'elle de préférer ce Lothario à moi, de faire que la science, l'esprit, le génie ne soient rien devant une boucle de cheveux bien frisés ! Et alors, j'aurais adopté et élevé une orpheline, je me serais dévoué à elle, j'aurais mis ma vie, ma pensée et mon âme en elle, pour que le premier venu, un passant, un étranger, me l'arrachât d'entre les mains, et me volât mon bien, mon élève, ma créature !...
» Allons, voilà que je fais le raisonnement de tous les Cassandres et de tous les tuteurs de comédie. En suis-je là, que je n'ai plus à jouer que les rôles d'Arnolphe et de Bartholo ? Mais la comédie pourrait bien finir autrement qu'à la grande joie d'Horace et d'Almaviva. Une chose qui m'a toujours renversé, c'est qu'on rie des comédies. Arnolphe élève, nourrit et aime une jeune fille. Passe un imbécile assez niais pour faire des confidences à son rival. Naturellement, la fille l'aime et se sauve avec lui. Arnolphe, vieux, seul, sans personne qui l'aime, s'arrache les cheveux de désespoir. Comme c'est risible !
» Mais moi, je changerai le dénouement. On ne rira pas. Ce Lothario n'aura pas le dernier mot. Malheur à lui ! Et malheur à Julius, qui l'introduit chez moi ! Ah ! vous venez tous deux dans la tanière du lion ! Ah ! vous vous livrez ! Eh bien ! vous ne tarderez pas peut-être à sentir la griffe.
» La guerre est déclarée. La bataille commence. Nous verrons qui aura l'avantage. Ce Julius, qui m'offre une partie de son argent ! J'ai plus d'appétit que cela. Je le lui ai dit : tout ou rien ! Quand au jeune homme, qu'a-t-il pour lui ? Son âge. Il ne doit avoir que cela. Tout le temps qu'il est resté ici, il n'a pas trouvé un mot à dire. C'est certain ! il n'a que ses vingt ans et ses gants ; je reconnais qu'il était bien ganté ; mais moi, j'aurai la puissance et l'argent.
» Dépêchons-nous. Il est temps. Il faut commercer par l'argent, puisque l'Union de Vertu ne prête qu'aux riches. Or, l'argent, c'est Julius qui l'a. Je cherchais par où j'aurais prise sur lui. Que le diable bénisse la signora Olympia ! Je vais le tenir par sa passion pour elle. Imbécile ! qui aime une femme parce qu'elle ressemble à une autre ! Il a toujours son même caractère d'imitation. à présent, il se plagie lui-même. Il rabâche son premier amour. Mais plus une passion est absurde, plus elle a de chance de solidité et de profondeur. Puisque tu as, Julius, cet amour puéril, sois tranquille, j'en abuserai. Ta sottise d'amoureux me donnera ta richesse, comme la sottise de nos meneurs politiques me donnera ce pouvoir. Je tiens ma vie ! »
Et, rentrant dans la maison, Samuel remonta dans sa chambre pour s'habiller.
Il avait résolu d'aller chez Olympia.
« Allons, Iago, se dit-il, sauve Othello. »


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