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Chapitre XII
Un marché

Le même jour, vers trois heures, Samuel sonnait chez Olympia.
Un valet ouvrit.
- Voulez-vous demander à la signora Olympia si elle peut recevoir M. Samuel Gelb ?
Le valet disparut, et revint un moment après.
- Madame n'y est pas, dit-il.
Samuel fronça le sourcil. Rien n'irritait plus cet esprit hautain que ces misérables obstacles des petites choses. Pourtant il se résigna à insister.
- Si madame n'y était pas, reprit-il, vous me l'auriez dit tout de suite, au lieu d'aller demander si elle pouvait me recevoir. Cela signifie qu'elle n'est pas visible. Ayez la complaisance de retourner près d'elle, et de lui dire que je la prie de m'excuser si j'insiste, mais que j'ai à lui communiquer des choses de la dernière importance.
Le valet repartit, et fut cette fois plusieurs minutes sans revenir.
« Ah ! pensait avec amertume Samuel, on hésite. Qu'est-ce, en effet, que M. Samuel Gelb, pour venir déranger une baladine ! Ah ! tout me le répète, il est temps que je fasse fortune et que j'aie l'apparence de ce que je suis. L'âme et l'intelligence ne sont rien tant qu'elles ne sont pas chamarrées de titres, et l'âne qui porte les reliques est plus sûr d'être adoré que le génie qui ne porte rien. Oh ! il me faut la grandeur visible, palpable, brutale. Je serai riche. Si cher que le mal me vende de l'argent, je l'achèterai. »
La porte par où le valet avait disparu se rouvrit, et Samuel fut introduit dans le salon.
Olympia était assise dans un fauteuil près du feu, et Gamba à califourchon sur une chaise.
Samuel s'inclina profondément. Olympia, sans se lever, grave, froide, un peu étonnée, lui fit signe de prendre un siège.
- Monsieur, dit-elle, vous prétendez avoir des choses importantes à m'apprendre ?
- Les plus importantes qui soient, madame.
- Eh bien ! je vous écoute.
Samuel jeta un regard sur Gamba.
- Je vous demande mille pardons, madame, mais ce que j'ai à vous dire ne peut être entendu que de vous.
- Gamba est mon frère, répondit Olympia, et je n'ai pas de secrets pour lui.
- Oh ! je ne suis pas curieux, se hâta de dire Gamba, ravi de pouvoir échapper à une conversation qui menaçait d'être sérieuse. Cet entretien s'annonce comme devant être grave, et tu sais qu'en fait de grandes phrases je n'aime que la pantomime. Je m'esquive.
Et il courut vers la porte.
- Gamba ! dit Olympia.
Mais il était déjà loin.
- Soit, dit Olympia. Maintenant que nous voilà seuls, reprit-elle en regardant Samuel d'un air de hauteur et de commandement, finissons, je vous prie, monsieur.
- Je ne demande pas mieux que de parler à cœur ouvert, répliqua Samuel. Je viens tout bonnement vous proposer un marché. Vous ne seriez pas la grande artiste que vous êtes si vous n'aviez pas une âme forte et supérieure aux préjugés de la foule et aux scrupules vulgaires. Je crois donc que vous accepterez, et alors, le silence étant la première condition de la réussite, je suis sûr que vous ne parlerez pas. Mais comme, après tout, il se peut que vous refusiez, et que je ne veux pas être à la merci d'une indiscrétion, je vous prie de me jurer que vous me garderez le secret de ce qui aura été dit entre nous.
- Un serment ?
- Je vais vous dire lequel. Je suis un sceptique et un douteur, et je n'ai plus l'âge de croire à tous les serments. Cependant je crois que tout être de valeur a quelque chose de sacré, une religion : ceux-ci Dieu, ceux-là l'amour, d'autres eux-mêmes. Je suis de ces derniers. Vous, vous croyez à l'art. Jurez-moi donc sur la sainte musique que vous vous tairez à jamais sur ce que je viens vous dire.
- Pardon monsieur, objecta Olympia, mais pourquoi voulez-vous que je m'engage avec vous ? Ce n'est pas moi qui ai besoin de vous et qui vais vous chercher ; c'est vous qui avez besoin de moi et qui venez me trouver. Je ne vous ai pas prié de me faire de proposition ni de confidence. Ne m'en faites pas. Vous êtes libre de vous taire, mais je veux rester libre de parler.
- Eh bien, soit ! dit Samuel. En somme, que m'importe ? Il n'y a personne là pour nous entendre. Vous parleriez, je serais toujours maître de nier. Donc, le pire inconvénient de l'indiscrétion serait de faire manquer l'affaire ; mais, comme si vous parliez, c'est que vous auriez commencé par refuser, elle serait déjà manquée. Et puis, me trahir, c'est me déclarer la guerre, et, quand j'ai un ennemi, ce n'est pas à moi à avoir peur.
Samuel prononça ces derniers mots en fixant sur Olympia un regard significatif.
Mais celle-ci ne baissa pas les yeux, et répondit au regard d'acier de Samuel par un regard de même trempe.
- Au fait ! monsieur, reprit-elle avec une sorte d'impatience.
- Il vous plaît que je sois net et bref, dit Samuel. Eh bien ! à moi aussi, madame.
- Parlez donc.
- Je viens vous demander en mariage.
- Vous ? s'écria la cantatrice d'un ton où la surprise se mêlait au dédain.
- Oh ! rassurez-vous, madame. Je viens vous demander en mariage, mais ce n'est pas pour moi.
- Et pour qui donc ? reprit-elle.
- Je viens vous demander s'il vous conviendrait d'accorder votre main à M. le comte d'Eberbach.
- à M. le comte d'Eberbach ! répéta-t-elle en tressaillant.
- Oui, madame.
Il y eut un moment de silence.
- M. l'ambassadeur de Prusse, reprit Olympia, vous a chargé de me faire cette proposition ?
- Pas précisément, dit Samuel. Je dois même vous avouer qu'il ne m'en a pas ouvert la bouche.
- Alors, monsieur... fit-elle en se levant.
- Oh ! ne vous fâchez pas, madame, et daignez vous rasseoir, répondit-il au geste de la chanteuse. Ne croyez pas que j'aie voulu vous offenser d'une raillerie qui serait trop stupide pour être blessante. La proposition que je vous fais est sérieuse. Si vous voulez être la femme du comte d'Eberbach, vous le serez. Il ne m'en a pas parlé, c'est vrai, et c'est moi qui ai arrangé cela dans ma tête ; mais il vaut peut-être mieux que ce soit moi qui le souhaite, que lui-même. C'est de tout cela que je venais vous parler.
- Expliquez-vous, monsieur, dit Olympia, et expliquez-vous vite, de grâce. Je n'ai pas le temps de deviner des énigmes.
- Je vais donc tout vous dire, reprit Samuel. Et d'abord, il s'agit du destin de trois personnages. Pour que vous me prêtiez toute votre attention, je débute par vous affirmer que, de ces trois personnes, la moins intéressée à l'affaire, c'est moi, et la plus intéressée, c'est vous.
- Pas de préface, si c'est possible !
- Vous n'aimez pas les préfaces ? dit-il. Vous avez tort ; il y a des préfaces qui valent mieux que les livres, ne fût-ce que la préface de l'amour. Au fond, qu'est-ce que la vie ? la préface de la mort. Et pourtant, il n'y a pas grand monde qui s'empresse de tourner le feuillet.
» Excusez-moi donc, je serai obligé d'être un peu long.
» La proposition que je viens vous faire est étrange, mais n'en soyez ni indignée ni étonnée. Vous ne me connaissez pas, et je ne vous connais pas, et je viens bien brusquement faire irruption dans votre vie. Mais je vous serai bientôt connu, et, quant à moi, je ne tarderai pas à vous connaître. Déjà, je suis certain que je devine : il m'a suffi de vous entendre chanter l'autre soir chez la duchesse de Berry et cette nuit chez lord Drummond. Pour que vous m'ayez remué si profondément, pour que votre voix soit arrivée jusqu'à moi, il faut que vous ayez beaucoup souffert, et que vous ayez creusé la vie jusqu'au tuf. J'ai vu tout de suite que l'art avait été pour vous ce qu'a été pour moi la science, l'initiation suprême. Nous appartenons l'un et l'autre à cette grande franc-maçonnerie des âmes hautes, fières et amères qui savent, qui peuvent et qui voient. Donc, nous parlons la même langue, et nous allons sur-le-champ nous comprendre.
» Eh bien ! sœur, que dites-vous des hommes ? Ils sont petits et méchants, n'est-ce pas ? Que dites-vous de la vie ? Elle est étroite et pauvre, n'est-ce pas ? Y a-t-il un être ou une chose qui vaille qu'on se dévoue, qu'on se sacrifie, qu'on renonce à une parcelle de soi-même ? Qu'avez-vous trouvé de grand au monde ? L'art et l'amour peut-être ? Oui, ce serait bien si l'on pouvait ne faire qu'aimer ou chanter. Mais il y a mille douleurs, mille tortures, et qui pis est mille ennuis qui se jettent à la traverse. Par combien de désenchantements, de jalousies, de scènes violentes, de soupçons dégradants, d'accouplements misérables, on achète les quelques minutes de bonheur vrai que l'amour émiette dans toute une existence ! Et de combien de pourparlers, de flatteries au public, de combien de bassesses dans la coulisse se compose la gloire extérieure des plus grandes chanteuses ! Tout se paye. Et le succès, quand il arrive, ne compense pas les transes et les doutes qui l'ont précédé.
» Le seul enseignement irrécusable que donne l'expérience, c'est que l'âme, intelligence, passion, génie, n'existe pas sans le reste, sans la matière, sans le corps, sans le vêtement. La foule ne voit que ce qui lui frappe les yeux. Et l'on a beau dire : je ne me soucie pas de la foule ! les plus fermes convictions hésitent et se troublent quand le succès ne les confirme pas. Tous ont besoin de cet écho de leur pensée, qui prouve son existence en la répétant. Il est donc nécessaire de réussir ; or, ce n'est pas par le talent qu'on réussit, mais par la mise en œuvre. Ce n'est pas par le cœur, c'est par l'habit. Le plus gros diamant brut est un caillou que le paysan écrasera sous son sabot ; mais faites-le tailler, et vous pourrez acheter la clef du cabinet des rois et celle de la chambre à coucher des reines.
» Vous auriez chanté dans la rue, entre quatre chandelles, votre sublime mélodie de l'autre soir, pas un des seigneurs qui vous ont tant applaudie aux Tuileries n'aurait fait arrêter sa voiture pour vous écouter. Et, si un embarras de charrettes en avait retenu un malgré lui, il ne lui serait certes pas venu à l'esprit de vous trouver admirable et de dire, en rentrant chez lui, qu'il venait d'entendre la plus grande cantatrice du monde.
» Ma conclusion est celle-ci : Le génie est un excellent plat qui a besoin de sauce. Il ne suffit pas de dominer les hommes par ce qui est en nous, il faut les dominer aussi par ce qui est en eux. Il faut faire coup double, avoir ce qu'ils n'ont pas et avoir ce qu'ils ont. Quelque valeur que je puisse avoir, et quelque valeur que vous ayez, nous ne serons réellement quelque chose que quand nous aurons placé notre supériorité morale sur un piédestal d'une supériorité matérielle. Eh bien ! je viens vous offrir une assurance mutuelle contre la bêtise humaine. Pour être tout à fait estimé des hommes, ce n'est rien d'avoir une grande âme, il est nécessaire d'y joindre une grande position de rang et de fortune. Je vous apporte la fortune et le rang. En voulez-vous ? »
Olympia avait écouté Samuel attentivement sans l'interrompre.
Que se passait-il dans la pensée de cette femme ? était-ce assentiment aux idées amères que Samuel exprimait sur la vie, ressouvenir de souffrances anciennes, d'injures subies de la part des riches imbéciles au temps où sa réputation n'était pas faite encore ? Ou bien la parole cruelle et impitoyable de Samuel avait-elle réveillé en elle des tristesses endormies, la mémoire des serments brisés, l'incrédulité au cœur des hommes, le scepticisme de l'amour, l'athéisme de la passion ? Avait-elle dans son passé quelque chère et poignante douleur qui donnait trop raison à la philosophie méprisante de Samuel Gelb ? Ou bien encore, la grande cantatrice était-elle tout bonnement une fille d'ève que la tentation du rang défendu envahissait et qui s'inquiétait de savoir quelle porte allait s'ouvrir pour elle vers la richesse et la puissance ? Ou bien enfin, mais cette supposition était la moins probable, et n'avait pour elle que le tressaillement qui était échappé à Olympia, quand Samuel avait prononcé le nom du comte d'Eberbach, la chanteuse était-elle curieuse de savoir ce que Samuel pouvait machiner contre l'ambassadeur de Prusse, pour le prévenir au besoin ?
Quoi qu'il en soit, ce ne fut pas sans une certaine émotion qu'elle questionna Samuel.
- Vous me donnerez, dit-elle, le rang et la fortune, comment ?
- Soyez tranquille, répliqua Samuel ; je suis sûr de mon fait. Ce qui empêche les nobles natures de s'enrichir, c'est le temps que cela dépense ; elles n'ont pas le temps d'être économes et de ramasser des écus en cherchant des idées. Les écus sont à terre, et les idées sont au ciel ; il faut se baisser pour s'enrichir, et c'est une chose qui ne va pas à tout le monde. Comme vous, j'ai vécu pour enrichir mon esprit plutôt que pour remplir ma poche. Mais ici l'occasion est belle, et nous pouvons faire fortune tous deux d'un seul coup. Sans économie sordide, sans passer vingt ans à empiler des liards sur des centimes. Voici ce que je vous propose : gagner dix millions en deux ans.
- Continuez, monsieur, dit Olympia.
« Ah ! pensa Samuel, elle y mord. »
- Vous savez, reprit-il, le mot de cette reine à qui l'on demandait si elle croyait qu'une femme pût se vendre, et qui répondit : « C'est selon le prix. » Ici, le prix est honnête, vous le voyez. Et l'on n'exige rien de vous en échange, rien du moins que de parfaitement légitime devant la loi et même devant la conscience.
- Qu'exigez-vous donc ?
- J'exige que le jour que vous serez veuve du comte d'Eberbach, vous me donniez cinq millions. Oh ! pas sur les dix qui seront à vous, cinq millions en dehors.
- Je ne comprends pas, monsieur.
- Vous allez comprendre. Le comte d'Eberbach a vingt millions, il n'a pas de famille, sinon un neveu. Supposons qu'il vous épouse et qu'il meure, il faudrait qu'il ne vous eût guère aimée pour ne pas vous laisser ses biens. Nous y aviserions, d'ailleurs. N'exagérons rien ; il y a Lothario, faisons-lui la part belle. Donnons-lui le quart de l'héritage : cinq millions. Il nous en reste quinze : dix pour vous, cinq pour moi. Vous voyez que rien n'est plus simple.
- Le calcul est, en effet, exact, dit Olympia. Mais je vois à votre plan deux obstacles.
- Lesquels ?
- Le premier, c'est qu'il faudrait que le comte m'aimât ; le second, c'est qu'il faudrait que le comte mourût.
- Le comte vous aimera et mourra.
Olympia regarda Samuel avec une expression de terreur.
- Ne vous effarouchez pas, madame, reprit Samuel, et ne prêtez pas à mes paroles un sens qu'elles n'ont point. Quant à vous aimer, le comte d'Eberbach a déjà pour vous un véritable commencement d'inclination. Je me charge de la fin.
Olympia parut un moment recueillir ses idées. Puis elle leva la tête :
- Mais, dit-elle, s'il est vrai que le comte d'Eberbach m'aime déjà, en quoi ai-je besoin de vous ?
- Ah ! s'écria Samuel, ceci est d'une certaine force, et je vois que j'avais bien jugé la trempe de votre caractère. Je suis heureux de ne pas m'être trompé sur votre compte. Pour mener à bien l'affaire, il est indispensable que vous ayez un esprit vigoureux, et je serai heureux de tout ce qui me prouvera votre force, fût-ce une rébellion contre moi. Vous voulez connaître en quoi je puis vous être nécessaire. En ceci : Premièrement, le comte d'Eberbach est mon ami d'enfance, et j'ai sur lui une influence souveraine. Je tiens le fil de ce pantin doré. Je fais de lui ce que je veux, il dépend de moi d'éteindre ou d'attiser son amour. Voyez-vous, c'est un homme incapable d'aimer tout seul, et qui a besoin qu'on remette souvent du bois à sa cheminée. Si je vous exalte devant lui, il ne verra plus que vous au monde ; si je vous calomnie, il ne vous saluera pas dans la rue. Deuxièmement, du moment que j'ai brûlé mes vaisseaux avec vous, il y aurait de votre part une naïveté puérile à croire que je vous laisserai agir sans moi. Je suis un homme qui ne recule devant rien, entendez-vous, devant rien, pour accomplir ce qu'il a une fois résolu. Or, si vous ne voulez pas m'avoir pour vous, vous m'aurez contre vous. Et, à la guerre comme à la guerre. Vous avez dû réfléchir à toutes les faces de la passion, étudier toutes les formes des caractères. Les rôles que vous avez joués vous ont dit tous quelque chose, et vous n'avez pas revêtu le costume et la vie des grandes criminelles historiques sans qu'il vous en soit entré quelque chose dans la poitrine. Vous comprenez tout, n'est-ce pas ? même le crime ! Non pas, sans doute, le crime lâche et vil, mais le crime hardi et grandiose ! Eh bien ! je le comprends aussi, moi. Vous ne me connaissez pas ; prenez garde de me trop connaître ! Tenez, franchement, je ne vous conseille pas de lutter avec moi.
Quelque fermeté qu'eût gardée jusque-là la chanteuse, elle se sentit trembler devant l'œil menaçant de Samuel, comme si cette menace allait remuer en elle quelque souvenir terrible, quelqu'un de ses rôles, sans doute.
- Voilà pour le premier obstacle, reprit Samuel d'un accent radouci. Quant à l'autre, il faudrait, disiez-vous, madame, que le comte mourût.
- Je n'ai pas dit cela, s'écria-t-elle.
- Si fait, madame, vous l'avez dit, et j'ai répondu : le comte mourra. Mais tranquillisez-vous, il mourra sans que nous soyons pour rien dans sa mort. Je suis médecin, et je puis vous annoncer une nouvelle : c'est que M. le comte d'Eberbach, usé et brisé par la fatigue, par la douleur et par le plaisir, n'a plus que peu de temps à vivre.
- Ah ! interrompit Olympia d'une voix altérée.
- Je vous ai dit deux ans, reprit tranquillement Samuel ; j'aurais pu vous dire deux mois. Mais je vous réponds qu'il n'en a pas pour deux ans.
- Vous en êtes sûr ? fit la chanteuse en contenant son émotion.
- Tellement sûr, dit Samuel, que je ne vous demande les cinq millions que le lendemain de sa mort. Vous voyez, c'est d'un mort que nous parlons, et nous nous partageons l'héritage. Vous êtes toute pâle, et il y a des gouttes de sueur sur votre front. Mais ce sont les nerfs en vous qui frémissent. Votre raison doit me donner raison. Spéculer sur un tombeau est une chose permise, pourvu qu'on ne soit rien dans la mort. D'ailleurs, les actions changent selon ceux qui les commettent. Il y a une chose qui, selon moi, est au-dessus de la vertu, c'est l'intelligence. Tout ce qui est grand a droit de mettre sous ses pieds la morale vulgaire. Moi, j'ai un vaste dessein. Cet or que le comte d'Eberbach emploie niaisement à dorer la livrée de ses laquais et à payer des filles publiques, j'en ferai de grandes œuvres. Savez-vous qu'au fond de tout cela, il y a peut-être un peuple à affranchir. Plus qu'un peuple, un monde ? Et nous nous arrêterions à des scrupules imbéciles ? Depuis quand les grands esprits et les grands projets s'arrêtent-ils devant les maximes du catéchisme ou de la civilité puérile et honnête ? Vous figurez-vous César avec des scrupules ? Que dites-vous de Napoléon petite-maîtresse et ne voulant pas faire couler le sang d'un poulet ? Allons, nous ne tuerons pas cet homme ; c'est son mal qui le tuera. Pas de petitesses.
» La fortune n'aime pas qu'on soit timide, qu'on rougisse et qu'on balbutie avec elle. Accueillez-la fièrement, et n'ayez pas, vous, profonde comédienne, de ces stupeurs de bourgeoise timorée. Vous n'êtes pas, je l'espère, de la race de ces cuistres qui trouvent qu'on n'a pas le droit de voler une province quand on respecte un moulin. Je suis sûr que je parle à mon égale. Voilà pourquoi je vous ai parlé sans masque et sans feinte. Maintenant, répondez. »
Olympia fit un violent effort sur elle-même.
- Un dernier mot seulement, dit-elle. Si je réponds non, si je refuse de mettre l'enjeu de mon âme à cette partie redoutable que vous m'offrez, que ferez-vous ? Persisterez-vous dans vos desseins sur la fortune de M. le comte d'Eberbach, ou y renoncerez-vous ?
- Pardon, madame, reprit froidement Samuel, mais ceci ne vous regarde plus, ce me semble. Vous êtes libre de vous retirer, mais je resterai libre d'agir. Réfléchissez.
- Monsieur, dit la chanteuse, je vous demande un jour de réflexion.
- Non pas, madame, ces sortes d'affaires n'admettent pas de regard. Elles doivent être faites aussitôt dites.
- Si je refuse, recommença-t-elle, vous resterez libre d'agir ?
- Parfaitement libre.
- Eh bien ! dit-elle d'un ton de résolution brusque, j'accepte.
- Allons donc ! s'écria Samuel avec une joie ironique et triomphante.
Il alla vers une table où il y avait un encrier, et tira de sa poche un papier timbré.
- Qu'est ceci ? demanda Olympia.
- Rien, dit-il. Un moyen de nous donner l'un à l'autre des garanties.
Il se mit à écrire en lisant tout haut à mesure :
Je, soussignée, déclare devoir à M. Samuel Gelb la somme de cinq millions. Toutefois, cette dette ne sera exigible qu'après la mort de mon mari...
Il s'interrompit.
- Nous sommes au 15 mars. Je date du 15 mai. Donc je suis sûr que le 15 mai vous serez mariée au comte, comme je suis sûr que le comte mourra avant vous. Voilà pour votre garantie. Pour ce qui est de la mienne, veuillez écrire là : Approuvé l'écriture, et signez : Comtesse d'Eberbach. Si nous ne réussissons pas, vous n'êtes pas comtesse d'Eberbach, et alors cette lettre n'est qu'un chiffon de papier. Elle ne vous engage qu'autant que le mariage aura eu lieu. Et puisqu'il n'y a pas de comtesse d'Eberbach, vous ne faites pas un faux.
- C'est vrai, dit Olympia.
Et elle signa.
Samuel mit le papier dans sa poche, et, en se levant :
- Il ne me reste, madame, qu'à vous remercier et à vous féliciter. Je vous quitte pour aller travailler à notre œuvre. Mais nous nous verrons bientôt. J'ai l'honneur de vous saluer, madame la comtesse.

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