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Chapitre XXI
Le doigt de Dieu

- Monsieur... monsieur le comte... Excellence, balbutia la jeune fille avec une émotion aussi visible dans la gêne de ses mouvements que dans le tremblement de sa voix.
Bien qu'elle fût cachée par son voile et par sa mante, Julius pouvait reconnaître à sa taille frêle et souple qu'elle était toute jeune.
- Asseyez-vous et remettez-vous, mademoiselle, lui dit-il doucement.
Il la conduisit auprès d'un fauteuil et s'assit près d'elle.
- Vous désirez me parler, dit-il.
- Oui, fit-elle. D'une chose très grave. Mais il faudrait que personne ne pût entendre.
- Soyez tranquille, mademoiselle. J'ai déjà donné l'ordre ; mais je vais le répéter pour que vous soyez rassurée tout à fait.
Il sonna, et dit au valet de chambre que personne, sans exception, n'entrât, sous quelque prétexte que ce soit.
- Maintenant, mademoiselle, dit-il, nous pouvons causer librement.
Puis, voyant qu'elle était encore toute tremblante, il se mit à parler pour lui donner le temps de se remettre.
- Pardon, mademoiselle, de vous avoir fait attendre et insister. C'est que ma vie est pleine, ou vide, si vous aimez mieux. J'ai mille soucis insignifiants et mille affaire creuses qui sont comme les conditions de mon existence.
- C'est moi, monsieur le comte, qui espère que vous excuserez mon insistance. Mais, comme je vous l'ai fait dire, il s'agit d'une question de vie ou de mort. Votre Excellence court, dans ce moment, un danger de mort.
- Rien qu'un ? Oh ! je ne vous crois pas, répondit Julius avec un sourire triste.
- Que voulez-vous dire ?
- Regardez-moi. Le danger de mort que vous m'annoncez me menace probablement du dehors. Mais j'en connais un autre qui est moins loin et auquel je n'échapperai pas : celui que je porte en moi.
La jeune fille regarda le comte d'Eberbach.
Ces joues creuses, ces lèvres blanches, ce teint transparent, ce cercle brun autour des yeux, qui seuls vivaient encore, la frappèrent d'une impression douloureuse. Si usé et si expirant que fût le comte d'Eberbach, on sentait que ce n'était pas là le reste d'un homme sans pensée et sans cœur. L'âme avait laissé son empreinte sur son visage, et il y avait encore quelques rayons d'automne sur cette neige prématurée. Malgré toutes les ruines de cette nature autrefois cordiale et généreuse, une habitude d'élégance et de dignité se mêlait sur son front à une expression de bonté réelle, et toute sa personne inspirait irrésistiblement le respect et la sympathie.
Fût-ce l'attraction de cette bonté visible dans les yeux du comte ? Fût-ce la souffrance et la maladie trahies par cette figure fatiguée et pâlie ? La jeune fille, au premier regard, se sentit pénétrée d'un attendrissement étrange, comme si le comte d'Eberbach ne lui était pas étranger, comme si sa maladie la touchait, comme s'il y avait parenté entre elle et la tristesse de ce noble visage.
Mais est-ce que les femmes ne sont pas les sœurs de charité de toutes les misères ?
- Oh ! monsieur le comte, vous êtes malade ? dit-elle.
- Je le crois.
- Il faut vous faire soigner.
- Par qui ? dit Julius.
- Par les médecins.
- Oh ! ce ne sont pas les médecins qui me manquent, répondit Julius. Je suis à Paris, c'est-à-dire près des maîtres de la science, et je suis l'ambassadeur de Prusse, c'est-à-dire que je puis les payer. Mais on n'est pas soigné que par les médecins, il faut autre chose.
- Quoi donc ?
- Les gardes-malades. Le fils ou la fille qui vous veille, le frère qui vous soutient, la femme qui vous aime. Il faut, en un mot, un être qui s'intéresse à vous et qui vous y intéresse vous-même. Moi, pour qui tiendrais-je à moi ? à qui ma vie importe-t-elle ?
- à vos amis, dit la jeune fille.
- Des amis ! dit Julius.
Et, sans rien ajouter, il haussa les épaules.
- Sans doute, poursuivit la jeune fille. Vous avez des amis ?
- Non, mademoiselle.
- J'en connais.
- Vous ! fit Julius. Qui êtes-vous donc ?
- Ne me le demandez pas, dit-elle. Mais ma démarche même n'est-elle pas une preuve que vous avez des amis qui s'intéressent à vous ? Je viens vous sauver.
- De quoi ?
- écoutez : Vous êtes d'une association, d'une sorte de conspiration politique...
- C'est possible, dit Julius, la regardant avec défiance.
- Je le sais. Si vous voulez plus de détails, vous avez pris un nom supposé. Vous vous êtes fait appeler Jules Hermelin. Vous voyez que je sais tout.
- Quand cela serait ? dit Julius. Eh bien ! après ?
- Eh bien ! vous êtes découvert ! On sait que Jules Hermelin est le comte d'Eberbach.
- Comment savez-vous cela ? et qui êtes-vous pour avoir pris la peine de venir m'avertir ?
- Oh ! cela, c'est mon secret, dit la jeune fille. Mais vous n'avez pas besoin de le savoir.
- Si fait, insista Julius. J'ai besoin de le savoir ; d'abord, pour vous remercier. Les cœurs qui s'intéressent à moi sont trop rares pour que je les laisse passer ainsi inconnus devant moi. Je vous en prie, que le service que vous me rendez ait une figure humaine, et que je sache à qui être reconnaissant. Faites-moi cette grâce de lever votre voile.
- Impossible, dit-elle. Et d'ailleurs, à quoi bon ? Vous ne m'avez jamais vue ; ma figure ne vous apprendrait rien.
- Eh bien ! alors, que vous importe de me la montrer ?
- C'est que, dit-elle, vous pouvez me rencontrer plus tard, et alors vous me reconnaîtriez.
- Eh bien !
- Je ne veux pas qu'on sache que c'est moi qui vous ai prévenu, parce que, alors, on pourrait savoir comment j'ai découvert le secret.
- Je vous en prie, dit Julius.
- Non, c'est impossible, dit-elle.
- En ce cas, reprit-il, je regrette que vous vous soyez dérangée inutilement.
- Inutilement ? fit-elle.
- Oui, poursuivit Julius, inutilement ; car je ne vous crois pas.
- Et pourquoi ne me croyez-vous pas ?
- Si ce que vous m'avez dit était vrai, et si vous étiez venue réellement avec l'intention de me sauver, vous n'auriez pas peur de vous montrer et cela vous serait bien égal que je puisse vous reconnaître un jour. Le mystère dont vous vous enveloppez m'autorise à soupçonner dans votre démarche... au moins une arrière-pensée.
- Une arrière-pensée ! laquelle ? demanda le jeune fille toute décontenancée.
- Je ne vous accuse pas, continua Julius. Je ne dis pas que vous m'ayez été envoyée, sous prétexte d'un service à me rendre, pour m'arracher un aveu...
- Oh ! fit-elle, comme blessée.
- Je ne dis pas que, sous une apparence de me faire peur d'un danger imaginaire, quelqu'un essaie de m'arrêter dans ma route. Mais, puisque vous vous méfiez de moi, j'ai bien le droit de me méfier de vous. On ne m'arrêtera pas, je suivrai mon chemin comme par le passé, ce sera comme si vous n'étiez pas venue. Si vous vous intéressiez à moi, il vous serait bien facile de me persuader par un regard sincère et droit. Vous ne voulez pas ? Alors, tant mieux ! s'il m'arrive malheur, je ne tiens pas à la vie. Vous avez le droit de vous cacher, j'ai le droit de mourir.
- Oh ! j'ôte mon voile, s'écria la jeune fille.
Elle leva son voile, et montra aux yeux ravis de Julius une charmante tête de seize ans qu'il ne connaissait pas, en effet.
- Merci, merci du fond du cœur, mon enfant, dit le comte d'Eberbach. Je vous crois maintenant. Je suis profondément touché de la marque de sympathie que vous avez bien voulu me donner. Vous êtes aussi bonne que vous êtes belle.
La jeune fille rougit légèrement.
- Mais rassurez-vous, reprit l'ambassadeur de Prusse ; je ne cours pas autant de danger que vous craignez. Dans cette conspiration, comme vous l'appelez, j'ai des amis puissants.
- Ah ! ne comptez pas sur eux, ils ne pourront rien, dit-elle.
- Vous les connaissez donc ? demanda Julius.
- J'en connais un, dit la jeune fille. Il a fait, il fera tout pour vous défendre. J'ai été témoin de ses efforts. Mais il ne peut rien. Il ne peut même pas vous dire que vous êtes découvert. Son serment le lui interdit. Heureusement que le hasard m'a mise sur la trace de ces secrets terribles, moi qui ne suis liée par aucun engagement.
Julius se demandait qui pouvait être cette jeune fille, et de quel ami elle parlait.
Tout à coup, une idée lui traversa l'esprit :
- Encore une fois, rassurez-vous, mademoiselle. à la dernière extrémité, j'en serais quitte pour faire intervenir celui qui m'a introduit dans la Charbonnerie ; il connaissait mon nom véritable.
- C'est l'ami dont je vous parlais, dit la jeune fille ; il se perdrait sans vous sauver.
- Ah ! je vous connais, s'écria Julius. Vous êtes Mlle Frédérique.
- Oh ! monsieur, ne le dites pas, supplia-t-elle, tremblante et presque éplorée. Si mon ami savait jamais...
- Eh bien ! il saurait que vous êtes un ange de bonté et de dévouement, comme vous êtes un ange de beauté et de grâce.
La même attraction que Frédérique avait ressentie en regardant le comte d'Eberbach, Julius la ressentit en regardant la figure de Frédérique. On eût dit qu'il y avait entre eux un lien indéfinissable. Ils se voyaient pour la première fois, et il leur semblait qu'ils s'étaient connus de tout temps. Un instinct volontaire les poussait l'un vers l'autre.
- Vous ne parlerez pas de ma visite à M. Samuel Gelb, dit-elle. Il faudrait lui expliquer que j'ai surpris un de ses secrets, et il m'en voudrait bien justement.
- Soyez tranquille, chère enfant, je vous promets le silence. C'est bien le moins que je vous doive, ajouta-t-il.
Et il la remercia avec effusion.
Soudain Frédérique tressaillit.
- écoutez, dit-elle.
Dans la pièce voisine, la voix de Lothario disait :
- Oh ! mais la consigne n'est pas pour l'ami intime de Son Excellence, pour M. Samuel Gelb. Je prends tout sur moi, et je vais frapper moi-même à la porte.
- M. Samuel Gelb ! s'écria Frédérique toute bouleversée.
On entendit la voix de Samuel.
- Comment ! vous ici, madame Trichter ?
- Que faire ? dit Frédérique.
- Voulez-vous sortir par là ? dit Julius en lui montrant une autre porte au fond du salon.
- Mais comment retrouverai-je Mme Trichter ? Comment expliquera-t-elle sa présence ?
- Laissez-moi faire, alors, dit le comte d'Eberbach.
Et il alla lui-même ouvrir à Samuel et à Lothario.

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