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Chapitre XXIII
Cousin et cousine

Dans ce même mois d'avril, quelques jours après les incidents que nous venons de raconter, la campagne de Landeck et d'Eberbach était charmante à voir.
La gaieté du printemps était partout. Un air tiède et vivifiant hâtait l'éclosion des premières feuilles, et le clair soleil riait à la verdure qui grimpait à travers la côte.
Au milieu des roches dont la sévérité s'adoucissait aux caprices de la mousse et du lierre, une figure, roche elle-même, immobile et muette, était accroupie, la tête dans ses mains. Autour de cette femme, des chèvres couraient, sautaient et dansaient.
C'était Gretchen.
Tout à coup, la chevrière tressaillit et leva la tête.
Dans la route qui était à ses pieds, elle avait entendu une voix chanter. Cette voix, inculte et naïve, chantait une chanson bohémienne qui remonta brusquement au cœur de Gretchen comme un souvenir de son enfance. Elle avait certainement entendu cette chanson-là quand elle était toute petite. En un instant, elle revit tout le passé ; sa vie errante lui revint dans le refrain. Oui, c'était bien l'air avec lequel on l'avait bercée ; trente ans avaient pu s'écouler depuis sans en effacer une note dans son âme. Elle l'y retrouvait tout entier. Oh ! l'on n'oublierait pas en cent ans les chants que vous a chantés votre mère !
Gretchen se dressa et se pencha sur la route. Elle voulait voir celui qui lui rapportait ainsi toute son enfance dans un couplet.
Elle aperçut un étranger qui sembla à la naïve paysanne vêtu avec un grand goût et un luxe supérieur.
Il avait, en effet, un gilet rouge vif, un pantalon bleu clair brodé d'agréments blancs, et une cravate jaune à paillettes d'or.
L'étranger venait droit à elle. En l'apercevant, il fit un mouvement de joie, comme un homme qui trouve ce qu'il cherche.
Mais il réprima aussitôt ce mouvement.
- Oh ! des chèvres ! s'écria-t-il dans un mauvais allemand patoisé d'italien et de français ; quel bonheur de rencontrer des chèvres !
Il s'élança avec une prestesse inouïe sur la pointe des roches, et bondit jusqu'à Gretchen, qu'il salua. Puis il se mit à caresser gravement celles des chèvres qui n'avaient pas pris la fuite à sa vue.
- Vous aimez les chèvres ? dit Gretchen, singulièrement intéressée par ce personnage bizarre.
- Les chèvres et les rochers, répondit l'inconnu, c'est tout le charme de ma vie. Quant aux chèvres, je les aime pour deux raisons : d'abord à cause de leur légèreté et de leurs cabrioles. Voyez-vous, madame, ces chèvres, qu'on appelle des bêtes, réalisent, dès leur naissance et sans nulle peine, l'idéal des tours de force et d'agilité que les hommes les plus honorables n'atteignent pas toujours en toute une vie de sueurs et d'études. Moi, toute mon ambition, depuis que je suis au monde, a été de parvenir à leur ressembler. à force de science, je me suis rapproché de leur instinct. Je suis une chèvre.
Et, pour donner un échantillon de son savoir à la chevrière :
- Tenez, dit-il en lui montrant une chèvre qui sautillait au rebord extrême du précipice.
Et, se mettant à quatre pattes à la place même de la charmante bête, il se mit à tourbillonner sur lui-même.
- Arrêtez ! cria Gretchen effrayée.
- Vous voyez, dit l'étranger revenant, comme les chèvres sont supérieures aux hommes : quand c'était votre chèvre, vous n'aviez pas peur. Vous l'estimiez plus que moi
La sauvage Gretchen était un peu émerveillée et effarouchée de ces manières pétulantes. N'importe, ce vif et souple personnage plaisait, sans qu'elle sûr pourquoi, à cette fille patiente et rigide.
- Je vous disais, reprit l'étranger, que j'aimais les chèvres pour deux raisons : la deuxième, c'est leur humeur vagabonde. Elles ne peuvent tenir en place. Par là encore, nous nous ressemblons. Les chèvres sont les bohémiennes des animaux.
- Vous êtes Bohémien ? demanda Gretchen, subitement attachée.
- Jusqu'au bout des ongles.
- Ma mère aussi était Bohémienne, dit la chevrière.
- Vrai ? Mais alors nous sommes de la même race ?
Ce rapport établit vite entre eux une sorte d'intimité.
- Ah ! j'avais bien besoin de trouver ici quelqu'un qui me comprît ! s'écria le Bohémien.
Ils causèrent longuement de la Bohême, de la vie en plein air, des chèvres, du bonheur de ne pas être empilé dans les maisons des villes, de la joie de croître librement avec les arbres et les plantes, et d'avoir du moins à l'âme des ailes que les oiseaux seuls ont au dos.
Puis tout à coup l'étranger s'aperçut qu'il avait oublié l'heure.
- On m'attend, dit-il. Mais j'espère bien que notre connaissance ne se terminera pas là. Nous sommes de vieux amis maintenant. Où vous reverrai-je demain ?
- Ici, dit Gretchen, à la même heure.
- à la même heure. Ce n'est pas moi qui y manquerai. Mais je me sauve. Je vais être grondé pour être resté si longtemps.
Et, saluant la chevrière, il se mit à dégringoler de rocher en rocher, à la grande terreur de Gretchen, qui crut qu'il arriverait en morceaux. Mais il tomba lestement sur les pieds, fit un nouveau salut, et se mit à courir dans la route, au tournant de laquelle il disparut un instant après.
Le lendemain, l'étranger et Gretchen furent exacts au rendez-vous.
Ils causèrent, comme la veille, des choses communes et des instincts communs qu'ils avaient dans leur passé et dans leurs cœurs.
Au moment de se quitter, l'étranger demanda encore à revoir Gretchen le lendemain.
- Vous logez donc à Landeck ? demanda la chevrière.
- Oui, nous y sommes pour quelques jours encore.
- Vous n'êtes pas seul ?
- Non, je suis avec ma sœur. Nous venons de Paris, et nous allons à Venise. Ma sœur est une très fameuse cantatrice qui tire de son gosier autant d'argent qu'elle veut. C'est pour cela que vous me voyez ce beau gilet rouge qui a tant attiré votre attention hier. Je peux m'acheter autant de gilets rouges que je veux. On l'attend à son théâtre. Mais elle a voulu prendre par le Rhin et par la Suisse. Fantaisie d'artiste. En arrivant à Landeck, le pays lui a plu, elle a voulu s'y arrêter, et elle m'a prévenu que nous resterions ici quelque temps.
- Qu'est-ce qui peut la retenir ici ? dit Gretchen.
- Ce château, dit l'étranger, en montrant le château d'Eberbach, dont la silhouette se détachait à gauche sur le ciel lumineux. Ma sœur est une savante que cela intéresse de regarder comment les pierres sont taillées. Elle prétend que ce château est plein de meubles rares et historiques qu'il faudrait vingt ans pour admirer en détail. Elle s'amuse à un tas de décorations, de menuiseries et d'architectures, que j'en ai eu la migraine pour avoir essayé d'y aller une fois avec elle. Ma foi, maintenant, je la laisse y aller seule. J'aime mieux l'air et les bois. Je n'ai pas un estomac à digérer les pierres.
Gretchen secoua la tête.
- Ah ! oui, dit-elle, à présent les domestiques montrent la maison pour de l'argent à qui veut la voir. Le château est aux passants. Après cela, ils font bien. Le maître l'abandonne. Puisqu'il n'en veut plus, elle est à qui veut la prendre. Ah ! cette maison si vide a pourtant été pleine de joie.
- Qu'est-ce donc qui s'est passé dans ce château ? demanda le Bohémien.
- Des choses bien gaies et des choses bien lugubres, dit Gretchen.
Et elle raconta la douloureuse histoire de ces amours et de ces morts, toujours vivante dans son cœur.
Le temps et l'exaltation naturelle à ses idées avaient ajouté à ces joyeux et funèbres événements une sorte de poésie mystique. Toute cette histoire de Julius et de Christiane était pour elle comme une légende.
Le rôle de Samuel y était formidable et étrange. Samuel y avait les proportions de Satan. C'était le génie du mal, trouvant plaisir à contrarier les prospérités humaines, et faisant taire, avec son ricanement diabolique, les chants et les baisers des anges.
Cependant ce démon, dans son récit, semblait plus méchant, en somme, à travers la haine de la conteuse que par ses propres actes, car Gretchen se garda de parler des violences de Samuel, et de l'enfant, et de la cause du suicide de Christiane.
Quand le nom de Christiane lui venait aux lèvres, des larmes lui venaient aux yeux. On sentait que sa tendresse avait survécu tout entière à la pauvre morte, et que leurs deux cœurs étaient restés indissolublement unis à travers la profondeur de l'abîme.
- Non, s'écria-t-elle, Christiane n'est pas morte. Elle vit en moi et ailleurs. Et ce qui survit d'elle vengera ce qui en est mort. Qu'elle dorme en paix, nous sommes là pour elle, et le méchant ne nous échappera pas !
Un fauve éclair jaillit de sa prunelle à ces mots.
- Adieu, dit-elle. à demain, si vous êtes encore à Landeck. Assez pour aujourd'hui. Quand je pense à ce Samuel, ma haine me rajeunit de dix-sept ans, et j'en ai pour un jour à ne plus pouvoir parler d'autre chose. à demain.
Et, se levant, elle s'enfonça dans les roches de la côte, où ses chèvres la suivirent.
Le lendemain, le Bohémien la trouva souriante et radoucie.
Elle vint à lui la première.
- Je vous ai quitté brusquement hier, dit-elle. C'est qu'il y a des choses auxquelles je ne puis pas penser de sang-froid. Ne parlons plus de cela, oublions ce château et tout ce qui s'est fait ici. Causons de votre passé, à vous, de votre patrie errante, de la vie libre et voyageuse que j'ai menée comme vous toute petite. Oh ! j'ai dans l'esprit bien des souvenirs confus de belles villes pleines de soleil ; de forêts qui étaient comme des églises dont les troncs d'arbres étaient les orgues ; des montagnes, vrais autels du bon Dieu. Quelle est, de toutes les villes que vous avez vues, celle qui vous aimez le mieux ?
- Venise, dit l'étranger.
- Et pourquoi ?
- Parce que c'est une ville qui ne ressemble pas aux autres, une île toute seule dans l'immensité des eaux. On y est en pleine mer.
- Une ville où il y a de l'eau dans les rues, n'est-ce pas ? dit Gretchen, comme cherchant à préciser une image qui lui revenait dans la mémoire.
- Oui, dit le Bohémien. Une ville bâtie par les poissons.
- Oh ! je m'en souviens, fit-elle. Et de grandes places ! et des grands palais ! Ma mère aussi aimait Venise.
- Votre mère y a habité ? Comment s'appelait-elle ?
- Elle s'appelait, de son nom de famille, Gamba.
- Gamba ! s'écria le Bohémien. Mais c'est mon nom aussi.
- Vous vous nommez Gamba ?
- En toutes lettres. Mais attendez donc. Votre mère ne vous a-t-elle jamais parlé d'un frère qu'elle avait ?
- Très souvent, dit Gretchen. Mais elle s'était fâchée avec son père pour avoir aimé quelqu'un malgré lui. Alors elle avait pris la fuite et n'avait plus donné de ses nouvelles à son père ni à son frère. Et puis, l'homme qu'elle aimait est mort, lui laissant une fille qui est moi-même. Elle allait, me portant de ville en village, gagnant misérablement sa vie, quand un saint homme, pasteur à Landeck, l'a recueillie, l'a instruite dans sa religion, et l'a nourrie jusqu'à sa mort. Elle n'a plus quitté ce pays.
- C'est donc pour cela que nous l'avons cherchée inutilement partout.
- Comment ?
Gamba lui-même, aussi stupéfait que ravi de la providentielle rencontre, reprit tout ému :
- Gretchen, le frère de votre mère était mon père.
- Est-ce possible ? s'écria Gretchen.
- C'est certain. Vous allez voir. Mon père aimait très cordialement sa sœur, dont le départ lui causa un vif chagrin. Il n'osa trop rien dire tant que son père fut au monde. Mais le vieux ne fut pas plus tôt sous terre, que mon père se mit à courir le pays dans l'espérance de retrouver sa sœur. Je crois, ma parole, que nous avons fait toute l'Europe, moins ce trou de Landbeck. En mourant, il me recommanda encore de continuer mes recherches. J'arrive trop tard pour ma tante, mais au moins je trouve sa fille. Donnez-moi une bonne poignée de main, Gretchen, vous êtes ma cousine germaine.
- C'est bien vrai ? demanda Gretchen défiante.
- Je vous montrerai demain mon passeport, qui vous prouvera que je m'appelle bien Gamba. D'ailleurs, quel intérêt aurais-je à vous tromper ?
- C'est juste, dit la chevrière.
Et elle lui tendit la main, qu'il serra fraternellement.
- Eh bien ! reprit-elle, puisque nous voilà cousins germains, votre sœur est ma cousine. Est-ce que je ne la verrai pas ?
- Impossible, dit Gamba embarrassé. Ma sœur est une personne fantasque et passablement fière. Tel que vous me voyez, elle me renie très souvent. Les succès qu'elle a eus sur les théâtres l'ont rendue hautaine, et il faut qu'elle soit ma sœur pour que lui pardonne la manière dont elle est quelquefois avec moi. Elle est descendue chez un aubergiste nouvellement établi à Landeck, et tout le temps qu'elle ne passe pas au château à étudier les grimaces des bonshommes de bois ou de pierre sculptés sur les meubles ou sur les murs, elle le passe, enfermée dans sa chambre, à apprendre une partition nouvelle que son directeur lui a envoyée. Mais vous me direz : « Qu'est-ce que c'est que cela, un directeur et une partition ? » Ce serait trop long à vous expliquer. Laissons donc ma sœur tranquille et parlons de vous : il me semble que j'ai des choses à vous dire.
à ce moment, Gretchen dressa vivement la tête. Elle avait entendu, dans le sentier creusé entre les roches, un bruit de pas.
Elle s'avança un peu et vit venir une femme voilée qui se dirigeait du côté du château.
Le voile cachait absolument tout le visage de la femme dont le corps était enveloppé d'un châle épais.
- C'est votre sœur, dit Gretchen à Gamba sans le lui demander, et comme avertie par un instinct infaillible.
- Oui, dit Gamba.
Olympia s'approchait, grave et muette, sans voir Gamba ni Gretchen, cachés tous deux par un creux de rocher.
Tout à coup, elle se trouva en face d'eux.
En apercevant Gretchen, elle parut éprouver une commotion.
Gretchen, elle, était profondément émue. Elle ne se raisonna pas, elle ne résista pas. Prise d'un besoin impérieux d'arrêter cette femme voilée et de lui parler, elle s'élança :
- Madame ! s'écria-t-elle.
Mais la main nerveuse de Gamba lui saisit le bras.
- Cela offenserait ma sœur ! dit-il.
Et il retint la chevrière.
Olympia continua sa route, et descendit jusqu'au bout du sentier sans même se retourner une fois.
Gretchen se remit un peu.
- Pardonnez-moi, Gamba, ç'a été plus fort que moi ! dit-elle. Je ne sais pas ce que j'ai ressenti en voyant votre sœur ; mais, si vous ne m'aviez pas retenue, j'aurais couru à elle et levé, je crois, soin voile. J'avais besoin de voir son visage.
- Heureusement que j'étais là, dit Gamba. Elle vous en aurait voulu fièrement.
- Qu'est-ce que j'avais donc, vraiment ? reprit Gretchen. Quelque chose s'est bouleversé en moi. Il vient si peu de monde au château maintenant ! M. Lothario y apparaît de loin en loin, et c'est tout. M. le comte d'Eberbach, jamais. Et puis, cette femme en voile noir, en deuil, ne disant rien, comme une statue qui marche !... Il m'a semblé voir l'âme en peine de ma pauvre Christiane venant visiter le château qui a abrité son amour, tout son bonheur et tout son malheur.


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