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Chapitre XXIV
Un héritage imprévu

Au rendez-vous du lendemain, Gamba arriva tout triste.
- Qu'est-ce que vous avez donc ? lui demanda la chevrière.
- J'ai, dit-il, que nous partons.
- Quand ?
- Dans une heure.
- Déjà ? s'écria-t-elle.
- Ah ! fit-il les larmes aux yeux, voilà un mot dont je vous remercie. Mais, allez, c'est encore bien plus déjà pour moi que pour vous. Hélas ! ma sœur m'emmène. Mais, avant de partir, j'ai deux choses à vous dire.
- Quoi donc ?
- Premièrement, j'ai un compte à régler avec vous.
- Un compte ?
- Un compte d'argent
Gretchen fit un mouvement.
- Attendez, reprit Gamba. Mon grand-père, qui était votre grand-père aussi, faisait d'assez bonnes recettes, et, comme il était pas mal avare, il en résulte qu'il a laissé quelques sacs dans sa paillasse. Son héritage n'a pas été loin de dix mille florins.
- Dix mille florins ! dit Gretchen.
- Dix mille, dont la moitié naturellement revenait à votre mère. Comme elle n'était pas là lorsque le vieux a trépassé, mon père a fait deux parts de la somme : cinq mille dans une poche, cinq mille dans l'autre. Ce qu'il a fait de sa part, Dieu et les cabaretiers le savent. Mais, quant à celle de votre mère, il se serait fait hacher en morceaux plutôt que d'y toucher. Elle est entière, pas une baïoque n'y manque. Mon père a suivi son père, et je suis resté avec le dépôt. Votre mère n'est plus là pour que je le lui restitue ; c'est donc à vous qu'il revient. Tenez.
Gamba tira de sa poche une bourse de cuir.
- Les cinq mille y sont, dit-il, en bon or. Il vous appartiennent... Prenez-les
Et il tendit la bourse.
Gretchen la repoussa.
- Non, dit-elle. Gardez cet argent. Qu'en ferais-je dans ces rochers où je ne connais que mes chèvres ? Vous qui allez dans les villes, vous en avez plus besoin que moi.
- C'est à vous, insista Gamba.
- Je vous le donne, répéta-t-elle.
- Je ne l'accepte pas, reprit-il. J'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut. Ma sœur gagne tout ce qu'elle veut, et ce ne sont pas les florins qui nous manquent, je vous le promets. Aurais-je des pantalons bleus brodés de blanc comme celui-ci si l'argent me manquait ? Je pourrais me faire ferrer en or, comme la mule du pape. Prenez cette bourse ou je la jette dans un de ces trous où elle sera perdue pour tout le monde.
- Eh bien ! j'accepte, dit Gretchen, enfin décidée.
Elle prit la bourse.
Gamba fit le soupir de satisfaction profonde d'un diplomate qui a réussi dans sa première mission.
Et Gretchen reprit :
- Vous êtes un honnête garçon de m'avoir gardé ma part, et de m'avoir cherchée. Après tout, cet argent me servira. Je ne suis pas avare, Dieu merci ! mais depuis plusieurs années, je fais tous les ans un voyage à Paris, et, si peu que je dépense, j'ai bien de la peine à mettre de côté la petite somme qui m'est nécessaire pour ne pas mourir de faim. Je vais déposer la bourse que vous me donnez chez le pasteur de Landeck, et, grâce à vous, je n'aurai plus besoin de m'assujettir pour gagner de l'argent, à certains services et à certaines obligations qui gênaient mon indépendance et ma sauvagerie. Merci.
- Vous allez à Paris tous les ans ? demanda Gamba.
- Oui.
- C'est un drôle de goût. Moi, je n'y suis allé qu'une fois, et je vous assure que je n'ai pas envie d'y remettre les pieds. C'est une belle ville, mais c'est une ville.
- Ce n'est pas par plaisir que j'y vais, dit la chevrière.
- Pourquoi donc alors ?
- Par devoir. Mais ne m'en demandez pas davantage. C'est mon secret. Je ne puis le dire à personne.
- Pas même à votre cousin ?
- Pas même à mon cousin. Je n'en parle qu'aux morts.
- Pas même à votre... commença Gamba.
Et il s'arrêta tout court.
- à mon... demanda Gretchen.
- Rien, dit Gamba, balbutiant.
Il y eut un moment de silence.
- Vous aviez, reprit Gretchen, une seconde chose dont vous vouliez me parler ?
- C'est justement cela, dit Gamba ému et embarrassé. Voilà. Je voudrais trouver des mots pour vous dire ce que j'éprouve, mais je ne sais pas comment. C'est la première fois que cela m'arrive. Je suis tout je ne sais quoi. Vous devriez bien m'aider.
- à quoi ?
- à vous dire que... je vous aime.
- Que vous m'aimez ?
- Ma foi, oui, le mot est lâché. Je me suis habitué à vous, voilà tout. De vous voir tous les jours, vous ici, vos chèvres là, elles commençaient à m'aimer, elles ; tenez, en voilà une qui me lèche les mains ; chère petite, va ! Eh bien ! je me suis figuré, comme un imbécile, que c'était pour toute la vie, que cela n'allait jamais finir, et que nous causerions comme cela tous les jours. Eh bien ! il faut que je parte. Ah ! que le diable emporte les théâtres, les directeurs, l'orchestre et toute la musique ! Je voudrais qu'un grand tremblement renfonçât toutes les villes au fond de la terre ! Vraiment, je vous aime tant, que je voudrais ne vous avoir jamais connue. Ou bien, non, j'aime encore mieux vous avoir connue, et être triste.
- Pauvre garçon ! dit la chevrière, touchée malgré elle.
- Vous me plaignez, reprit Gamba ; vous faites bien. Vous êtes bonne. Alors, promettez-moi que vous ne m'oublierez pas.
- Je vous le promets.
- Et que vous désirerez que je revienne.
- Je vous le promets encore.
- D'abord, si vous le désirez, je reviendrai. Et quand même vous ne le désireriez pas, je reviendrais tout de même.
Gretchen sourit.
- Si cela vous fait tant de peine de partir, dit-elle, pourquoi ne restez-vous pas ?
- Je dois tout à ma sœur, répondit avec mélancolie Gamba ; elle me demande de l'accompagner, disant qu'il n'est pas convenable qu'elle coure toute seule les grandes routes. Elle est assez belle et assez riche pour tenter les voleurs de toute espèce. Mais soyez tranquille, je vais m'ennuyer beaucoup là-bas ; elle verra que je suis triste, et, comme elle est très bonne au fond, elle me permettra de revenir, et, une fois lâché, si vous me permettez de rester, vous verrez que je ne partirai jamais d'ici. Ce pays me plaît, j'en aime les chèvres. Je m'y fixerai volontiers.
- à bientôt alors, dit la chevrière en lui tendant la main.
- à bientôt, Gretchen. Oh ! l'année ne se passera pas sans que vous me revoyiez, et sans que je vous demande quelque chose.
- Quelle chose ? lui dit-elle.
- Vous le saurez, dit Gamba. Vous êtes déjà ma cousine ; mais... mais...
- Nous causerons de tout cela quand vous reviendrez, interrompit Gretchen. Mais partez content, et soyez sûr que je penserai très souvent à vous.
- Adieu, dit Gamba.
Et il eut un air gêné que la chevrière remarqua.
- Qu'avez-vous ? dit-elle.
- J'ai, reprit le pauvre garçon, que voici l'instant de vous quitter, et que je voudrais bien emporter un souvenir de vous.
- Quel souvenir ?
- Oh ! rien ; ce que vous voudriez : un brin d'herbe que vous auriez cueilli.
- Non ! s'écria Gretchen assombrie. Pas d'herbes ni de plantes. Cela nous porterait malheur. Les fleurs me haïssent, et je les hais...
- Vous ne me donnerez donc rien ? dit Gamba tout attristé.
- Si ! je vous donnerai quelque chose.
- Vrai ? fit Gamba.
- Embrassez-moi, mon cousin.
Gamba appuya énergiquement ses lèvres ravies sur les joues brunes de la chevrière.
- Diable et tonnerre ! Je suis très gai ! s'écria-t-il avec une larme dans les yeux.,
Et, se précipitant sur les chèvres l'une après l'autre, il les embrassa toutes.
- Adieu, vous aussi, dit-il. Vous êtes bonnes. Vous avez donné à votre maîtresse l'exemple de m'aimer.
Il se retourna vers Gretchen.
- Au revoir, dit-il. Finissons là-dessus. Nous ne trouverions rien de mieux. J'emporte cela. J'aime encore mieux cela qu'un brin d'herbe. Adieu... à bientôt.
Et il se mit à courir de toutes ses forces jusqu'il fût hors de la portée des yeux de Gretchen.
Gretchen resta pensive.
« C'est un honnête garçon, pensa-t-elle. Il reviendra. Aimée de lui ! Voudrais-je et pourrais-je l'être ? N'importe, je pourrais compter sur lui au besoin, et je ne serais plus seule maintenant, s'il fallait protéger la fille de ma chère Christiane. »

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