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Chapitre XXIX
Amours disjointes

Lothario eut à peine jeté un coup d'œil sur la lettre de Julius, qu'il pâlit affreusement. Cependant il parcourut rapidement les lignes fatales.
Mais, quand il fut au bout, il dut s'asseoir pour ne pas tomber et prit sa tête entre ses mains.
- Qu'arrive-t-il donc encore ? s'écria Olympia.
- Vous pouvez lire, dit Lothario.
Et il lui tendit la lettre.
Olympia lut :
Mon cher neveu ou plutôt mon cher fils,
Tu ne veux donc pas revenir ? Comment peux-tu nous séparer trois mois, quand je n'en ai pas autant à vivre peut-être ? Mais j'ai trouvé un moyen de forcer ton retour. Tu vas rire, Lothario, tu ne riras pas plus tristement que moi. Je me marie. C'est, tu comprends, une manière de faire mon testament. Dépêche-toi donc, car, dans mon état, je n'ai pas le temps d'attendre, et, si tu ne te hâtes, tu arriveras trop tard.
Ton retour est d'autant plus nécessaire que celle que j'épouse dans quelques jours est une personne à qui j'ai cru deviner que tu en voulais un peu, je ne sais par quel malentendu. Accours donc; car, si tu ne venais pas, je croirais que tu ne pardonnes ni à moi, ni à Frédérique.
Ton oncle qui t'est père,
Julius d'EBERBACH.
Paris, 20 août 1829.
Olympia, atterrée elle-même, laissa tomber la lettre de ses mains.
- Il y a deux semaines que cette lettre est écrite, reprit-elle, aussi morne que Lothario, et le comte d'Eberbach dit qu'il se marie dans quelques jours.
- Ma lettre s'est croisée avec la sienne ! s'écria Lothario désolé.
- Ainsi, demanda Olympia, celle que vous aimez, c'est cette Frédérique.
- Oui, madame.
- N'est-ce pas la jeune fille dont on a parlé chez lord Drummond, la pupille de M. Gelb.
- Elle-même, madame.
- Il devait y avoir du Samuel là dedans ! s'écria-t-elle.
Et, prenant une résolution soudaine :
- Ne vous désespérez pas, Lothario ; partons sur-le-champ pour Paris. Il se peut encore que nous y arrivions à temps. D'ailleurs, vous avez écrit au comte d'Eberbach, à votre départ de Berlin ; il a votre lettre maintenant. Ainsi, soyez tranquille. Votre oncle vous aime. Fiez-vous à moi. S'il est temps, et Dieu permettra qu'il soit temps, je vous promets de tout arranger.
- Dieu vous entende, madame.
- Ma chaise de poste est à Landeck. Nous allons retrouver mon frère et partir. Venez, venez vite.
Lothario ne prit que son chapeau et son manteau, donna en passant quelques ordres aux domestiques étonnés et ravis de ce brusque départ, et Olympia et lui coururent plutôt qu'ils ne marchèrent sur la route de Landeck.
En moins d'un quart d'heure, ils arrivèrent à l'auberge.
L'aubergiste était sur le seuil de sa porte.
- Je pars, dit Olympia. Vite les chevaux ! Où est mon frère ?
- Votre frère est sorti, madame, répondit l'aubergiste consterné, lui, de voir partir sitôt des voyageurs qu'il comptait loger plus longtemps.
- Oh ! quel contretemps ! Il n'a pas dit où il allait ?
- Il n'a rien dit du tout. à peine a-t-il eu fait déposer les paquets dans la chambre, qu'il s'est mis à courir du côté du château d'Eberbach.
- Du côté du château d'Eberbach ? reprit Olympia. Et nous en venons ! Cinq frédérics à qui le trouvera avant une demi-heure.
- Cinq frédérics ! répéta l'hôtelier ébloui.
Il appela trois ou quatre enfants qui jouaient sur le seuil de la porte.
- Eh ! vous autres, dit-il, vous étiez là quand madame est arrivée. Vous avez vu son frère ?
- Ce beau monsieur avec un gilet vert ? dit un des gamins.
- Et une cravate rouge ? reprit un autre.
- Justement.
- Oh ! oui, que je l'ai vu ! dit un troisième, même qu'avec son rouge et son vert, il était plus brillant qu'un perroquet.
- Alors, vous le reconnaîtriez ?
- Oh ! que oui.
- Eh bien ! deux florins pour celui de vous qui le ramènera ici avant une demi-heure.
Ils étaient déjà en route.
- Attendez, dit Olympia. Il doit y avoir par là une chevrière, une nommée...
- Gretchen !
- Gretchen, c'est cela. Vous trouverez mon frère avec les chèvres. Vous lui direz qu'il vienne tout de suite.
Les trois petits garçons partirent au galop, entendant les deux florins promis leur tinter aux oreilles tous les carillons de toutes les mules d'Espagne.
- Quand mon frère arrivera, dit Olympia à l'aubergiste, que la voiture soit attelée. Donnez-moi votre compte, je vais vous le payer pour que nous n'ayons plus qu'à partir.
Olympia ne s'était pas trompée sur l'endroit où l'on pourrait retrouver Gamba. Pour Gamba, Landeck n'était habité que par une seule personne, par Gretchen.
à peine débarqué, il avait couru à la recherche de celle qui avait touché son cœur.
L'aubergiste l'avait flatté en disant qu'il avait pris la peine de ranger les malles dans la chambre. Il avait tout jeté pêle-mêle, ses paquets et ceux d'Olympia, trouvant qu'il aurait le temps de remettre de l'ordre dans tout cela, le soir, et qu'il avait mieux à faire pour le quart d'heure.
Il avait pris ses jambes à son cou, et Olympia n'avait pas eu plutôt le dos tourné, qu'il s'était enfoncé dans la montagne.
Il avait cherché Gretchen à la place où il la trouvait autrefois. Mais elle n'y était plus. L'herbe, tondue tout le printemps de ce côté de la colline, ne suffisait plus aux chèvres, et Gretchen les menait maintenant dans un autre endroit.
Gamba avait donc perdu une heure à sauter de roche en roche, à monter, à descendre et à remonter.
Tout à coup, en escaladant une roche à pic pour abréger le tournant d'un sentier, au moment où il mettait la main au rebord de la pierre pour s'élever, il se trouva nez à nez avec une chèvre.
- Ah ! te voilà, toi, la Grise ? s'écria-t-il avec une expression de joie.
Il avait reconnu une des chèvres de Gretchen.
Il sauta sur le rocher, prit la chèvre par la tête, et l'embrassa fraternellement.
- Où est ta maîtresse ? lui demanda-t-il.
La chèvre n'eut pas besoin de répondre. En relevant la tête, Gamba aperçut Gretchen.
- Ah ! enfin, dit-il.
Et d'un bond il faut auprès d'elle.
Gretchen lui tendit la main, qu'il serra d'abord, puis qu'il couvrit de plusieurs gros baisers.
- Vous me reconnaissez ? dit-il tout joyeux.
- Certes, mon ami, répondit-elle.
- Moi, j'ai reconnu votre chèvre. Mais comme je suis content ! Je vous ai fièrement cherchée, par exemple. Vous n'êtes plus du tout à la même place. Mais je crois bien ! il y a trois mois passés. Moi, je ne pourrais pas rester à la même place deux minutes.
Et, comme pour prouver ses paroles par l'action, il sautait et gambadait, allait de Gretchen aux chèvres, et d'une chèvre à l'autre, riant, pétulant, heureux.
Gretchen, elle aussi, était heureuse de le revoir. Mais son bonheur était grave et recueilli, comme la nature avec laquelle elle avait toujours vécu.
- Savez-vous une chose, Gretchen, dit Gamba : c'est que je me suis énormément ennuyé là-bas. Et vous, qu'est-ce que vous êtes devenue sans moi ? Vous m'aviez promis de penser à moi ; avez-vous au moins tenu votre promesse ?
- Oui, dit Gretchen ; comment n'aurais-je pas pensé à vous ; vous êtes maintenant le seul ami que j'aie au monde.
- Ah ! bien, n'importe ! dit-il. Vous n'en avez pas besoin d'autres, si je vous aime pour cent. Et c'est comme cela que je vous aime, entendez-vous. J'ai dit à ma sœur : « Viens à Landeck, ou bonsoir. » Tant que sa saison – on appelle ça une saison –, tant que sa saison a duré, et que l'art, le mæstro, le directeur, l'opéra fait pour elle et les applaudissements l'ont fait chanter, je n'ai pu trop rien dire. Ah ! on l'a applaudie, par exemple, ma parole d'honneur ! Paris, ce n'est rien ! Je voudrais bien voir leurs chanteuses de Paris, si on lui permettait de chanter auprès d'elles. Il n'y en aurait pas une capable de miauler une note. Casseroles, va ! Mais, voyez-vous, l'engagement fini, je me fiche de la musique ! J'ai dit à ma sœur : « On t'a applaudie, tu as ta part, il me faut la mienne. Landeck est un pays charmant, et ce séjour enchanteur est encore embelli par la présence d'une femme que j'aime. » Car j'ai dit à ma sœur que je vous aimais, Gretchen, et elle en a été très contente et m'a beaucoup approuvé. En outre, je lui ai adroitement vanté l'air des montagnes pour entretenir la voix. Je lui ai juré que ça lui ferait le plus grand bien de venir passer l'automne ici.
- Et qu'est-ce qu'elle a répondu ? demanda Gretchen.
- Elle a répondu : « Je veux bien, et je te l'aurais proposé. » Elle est excellente. Voyez-vous, je suis le frère d'un ange.
- Vous allez donc vous établir à Landeck ?
- Pour un mois. êtes-vous contente ? Ah ! ne le soyez pas si vous voulez, je suis content pour deux. Tra la la, tra la la ! Me voilà avec vous pour un mois.
Gamba se mit à danser en chantant.
- Et ce n'est pas tout, reprit-il. Après ce mois, nous retournerons, c'est vrai, à Paris, où ma sœur a encore quelque chose à faire. Mais ensuite, je reviendrai, moi, et si vous voulez, pour toujours. Vous avez peut-être oublié, Gretchen, mais je vous ai dit, quand je suis parti, que j'aurais à vous faire une demande quand je reviendrais. Eh bien ! voici tout franchement ce que c'est...
- Hohé ! monsieur ! cria une voix.
Gamba se retourna, et vit un petit gars qui accourait essoufflé, et qui lui faisait de loin des signes.
C'était un des petits garçons aux deux florins.
- Eh bien ! qu'est-ce qu'il y a ? demanda Gamba, visiblement contrarié.
- Il y a, monsieur, dit le petit garçon, que votre sœur est là-bas, qui veut que vous reveniez tout de suite, tout de suite...
- Pourquoi faire ?
- Parce que j'aurai deux florins si vous êtes à l'auberge dans un quart d'heure.
- Qu'est-ce que cela me fait que tu aies deux florins ! répondit Gamba, fort ennuyé d'être dérangé au début d'une déclaration si importante et si délicate.
- Votre sœur repart tout de suite pour Paris, reprit l'envoyé.
- Pour Paris ! s'écria Gamba, frappé au cœur.
- Oui ; on met les chevaux à la voiture. Votre sœur a l'air bien inquiète et bien pressée, et elle a dit : « Quel malheur ! » quand elle a su que vous n'étiez pas là.
Gamba s'appuya contre une chèvre.
- Ah bien ! si c'est comme ça que nous passons l'automne ici !... Ma foi, tant pis ! qu'Olympia parte si elle veut, moi, je reste.
Mais Gretchen reprit gravement, après un silence :
- Non, Gamba ; vous ne pouvez pas laisser votre sœur partir seule. Vous me l'avez dit l'autre fois, et vous aviez raison. Elle a sans doute quelque motif très sérieux de partir plus tôt qu'elle n'avait compté. Accompagnez-la, Gamba ; vous reviendrez.
- Oui, mais quand ? s'écria Gamba. On sait quand on s'en va, sait-on quand on revient ? Qui me répond que ces tristes affaires où Olympia est engagée ne nous retiendront pas à Paris tout l'hiver ?
- Eh bien ! reprit Gretchen, moi, j'y fais un voyage tous les ans au printemps, nous nous y retrouverons.
- Bien sûr ? vous viendrez ? dit Gamba, tout triste.
- Bien sûr.
- Mais comment serai-je averti de votre arrivée ?
- Je vous écrirai.
- Eh ! sais-je seulement où nous logerons ? écrivez alors à Gamba, poste restante. J'irai tous les jours à la poste. Cela me distraira et me consolera un peu.
- C'est convenu. Au revoir, Gamba.
- Hélas ! vous en prenez vite votre parti, vous. Au revoir, Gretchen. Au revoir, à Paris peut-être. C'est égal, j'aimerais bien mieux vous revoir ici, en plein air, que dans ces affreuses villes où il y a des plafonds qui écrasent tout. Qui m'assure qu'à la ville vous voudrez bien m'aimer encore un peu ? Je vous connais ici, je ne sais comment vous serez là-bas.
- Toujours la même pour vous, mon ami, mon cousin, mon frère. Mais adieu. On vous attend.
Le petit garçon tirait en effet Gamba par son habit.
- Monsieur !... vous allez me faire perdre mes deux florins, mon bon monsieur, disait-il d'un ton moitié d'humeur, moitié de prière.
- Adieu donc, Gretchen, dit piteusement Gamba.
Il aurait bien voulu faire souvenir Gretchen que l'autre fois elle l'avait embrassé, mais la présence du petit garçon en empêcha le timide Gamba.
- Adieu, répéta-t-il.
Gretchen lui tendit la main. Il se contenta d'une bonne étreinte, où il mit toute sa tendresse et toute sa douleur.
Puis, non sans se retourner plus d'une fois, il prit la route de Landeck, précédé et harcelé par le petit garçon.
Quand ils arrivèrent, les chevaux étaient à la voiture. Le généreux hôtelier donna cinq florins au petit garçon qui avait trouvé Gamba, quatre florins aux deux autres, et garda quatre frédérics pour lui.
Olympia et Lothario montèrent dans la voiture.
Il y avait une place pour Gamba, mais il voulut à toute force monter sur le siège. Il avait besoin d'air. Le chagrin l'étouffait.
Et pourtant, de ces deux hommes, dont l'un quittait et l'autre rejoignait une femme aimée, le plus malheureux n'était pas celui qui la quittait.



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