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Chapitre XXX
Mariage testamentaire

Rien de suave, de poétique et de charmant comme Frédérique dans sa robe de noce. Rien de plus pur et de plus chaste que cette blanche figure sous ce voile blanc.
Le matin de cet étrange mariage, Frédérique était un peu étonnée, un peu inquiète, un peu triste ; mais son doux visage ne faisait que gagner à cette émotion.
Samuel et Julius la regardaient, celui-ci avec toutes les effusions d'une tendresse joyeuse, celui-là avec une amertume concentrée.
La beauté calme de ce front de jeune fille mettait dans le front de Samuel de sombres et terribles pensées. Sa colère douloureuse redoublait à la voir si ravissante d'une part, et, de l'autre, si résignée.
Samuel aurait voulu que Frédérique fût laide, puisque ce n'était pas pour lui qu'elle était belle.
Ou, du moins, il aurait voulu qu'elle n'acceptât pas si facilement un mariage qu'il lui avait conseillé. Il était irrité contre elle de ce qu'elle n'avait pas résisté, de ce qu'en lui obéissant elle n'avait pas l'air de souffrir, de ce qu'elle ne semblait pas faire cela à contre-cœur, de ce qu'elle ne paraissait pas retenir des larmes.
Frédérique ne l'aimait donc pas du tout ! Elle lui avait promis d'être à lui, il lui avait rendu sa parole, mais elle n'aurait pas dû la reprendre. Il ne lui pardonnait pas d'avoir fait ce qu'il lui avait demandé.
C'était à elle à refuser, à rejeter la proposition qu'on lui faisait d'épouser un malade, un moribond. Dans ce moment, Samuel s'imaginait presque que, si elle n'avait pas consenti à entrer dans son plan, il en aurait été heureux. Il y aurait perdu la fortune de Julius ; mais qu'importe ! Il y aurait gagné de se savoir aimé. à cette heure où Frédérique lui échappait, il la préférait à tous les millions du comte d'Eberbach. Il se repentait de l'avoir autorisée à ce mariage, de lui avoir transmis l'offre de Julius. Il se disait en ce moment qu'il ne la lui aurait pas transmise, s'il avait su qu'elle l'accepterait.
Et elle ne s'agitait pas plus que s'il était question de l'avenir d'une autre ! Plus elle était douce et limpide, plus il était soucieux et troublé. Cette sérénité amassait en lui des tempêtes. Cet air d'innocence céleste le poussait au crime infernal. L'ange excitait au mal le démon.
Tandis que les femmes de Frédérique mettaient la dernière main à la toilette de la mariée, Samuel, qui était venu la chercher avec Julius, regardait d'un œil de rage le regard attendri dont celui-ci accompagnait tous les mouvements de la jeune fille.
« Tu as raison, pensait-il, enivre-toi de sa vue. Profite du moment où tu le peux encore. Amasse dans cette minute le peu d'émotions qu'il faut pour te tuer. Il y a ici deux émotions qui te sont mortelles : la tienne et la mienne. Si tu échappes à l'une, tu n'échapperas pas à l'autre. La nature proportionne peut-être la passion à la force. Mais si ton amour de père te manque, ma jalousie d'amoureux ne te manquera pas. »
- êtes-vous prête, Frédérique ? demanda Julius à la jeune fille.
- Tu es bien pressé ! dit Samuel. Il n'est pas l'heure.
- Si fait, reprit Julius. C'est pour midi, au temple, et voilà déjà onze heures.
- Je suis prête, monsieur le comte, dit Frédérique.
Julius, Samuel et Frédérique entrèrent au salon de réception.
Le mariage civil devait y être célébré. Il ne s'y trouvait pourtant que les quatre témoins, dont Samuel et l'ambassadeur d'Antioche, qui, selon l'usage du monde diplomatique, venait marier son collègue. La cérémonie fut vite terminée. Au bout d'un quart d'heure, Frédérique était, selon la loi, comtesse d'Eberbach.
Puis tout le monde monta en voiture, et l'on se dirigea vers ce même temple des Billettes où, quelques mois auparavant, Lothario avait passé de si doux et de si poignants dimanches, à voir Frédérique et à n'oser lui parler.
Le souvenir de ces heures émues revint sans doute au cœur de la jeune fille, car, en entrant dans le temple, son lumineux visage s'obscurcit d'une ombre de mélancolie.
C'était bien dans ce temple qu'elle avait rêvé qu'elle se marierait, mais ce n'était pas le mari qu'elle avait rêvé, désiré peut-être. Certes, elle ne se repentait pas d'avoir consenti à réjouir les dernières heures de ce noble et généreux malade vers lequel elle s'était tout d'abord sentie portée comme vers un père. Elle n'avait pour le comte d'Eberbach que des sentiments de reconnaissance et de dévouement. Mais la reconnaissance et le dévouement ne sont pas toute la vie ; la fille n'est pas toute la femme.
C'était la faute de Lothario. Il n'avait eu guère de persistance. Il n'avait pas même lutté. Dès le premier mot, il avait renoncé. Il n'avait aucun reproche à faire à Frédérique, c'était plutôt à elle à lui en vouloir. Que pouvait-elle, pauvre jeune fille sans père ni mère, recueillie par charité, sans force et sans droit ? Au lieu que lui, un homme, pouvait se remuer, essayer, parler à M. Samuel, parler à son oncle. Au lieu de cela, il était parti.
Elle était bien naïve de penser encore à lui, qui, certainement, ne pensait guère à elle. Dans cet instant, où elle avait la faiblesse de se laisser aller aux souvenirs qu'elle avait retrouvés à la porte, il faisait sans doute la cour aux belles dames de Vienne, et il avait oublié cette petite fille avec laquelle il avait ébauché une amourette par passe-temps et par désœuvrement. Qu'elle se mariât ou non, cela lui était bien égal. La preuve qu'il ne s'en souciait nullement, c'est que le comte d'Eberbach, sur sa demande à elle, lui avait écrit qu'il se mariait, et qu'il n'avait pas jugé que ce fût la peine de revenir.
Frédérique rejetait tous les torts sur Lothario. Et puis, il faut le dire, elle n'était pas encore dans l'âge ignorant où les passions creusent bien profondément leur sillon dans le cœur d'une femme. La rupture du rêve qu'elle avait noué un moment aux regards de Lothario lui causait plutôt un regret vague qu'une souffrance réelle. En outre, sa nature tendre et délicate, plus qu'énergique et personnelle, lui faisait trouver une sorte de bonheur suffisant dans la pensée de se sacrifier au bonheur d'un autre, et la joie du comte d'Eberbach la consolait de sa tristesse.
Le regret que lui inspirait la vue de ce temple, où ses yeux s'étaient si souvent rencontrés avec ceux de Lothario, n'apparut qu'un moment sur sa jeune et gracieuse figure, et ne fut pas remarqué des nombreux amis et de la foule illustre accourue à la célébration du mariage de l'ambassadeur de Prusse.
On la trouva seulement un peu sérieuse ; mais, quand une femme serait-elle sérieuse, sinon en se mariant ? et l'on trouva Julius un peu pâle ; mais on savait qu'il relevait de maladie, et, pour ces indifférents, ce qui était abattement et faiblesse ne fut que distinction et élégance.
Julius avait fait effort pour aller jusqu'au bout de la cérémonie. Frédérique, ne le trouvant pas encore assez rétabli, avait voulu faire remettre le mariage ; mais Julius l'avait conjurée de ne pas l'affliger d'un nouveau retard. Précisément à cause de son état de santé, il n'était pas assez sûr du lendemain pour rien ajourner.
Samuel s'était joint à Julius, craignant que le brusque retour de Lothario ne vînt bouleverser tout.
Le comte d'Eberbach était heureux. Une seule chose manquait à sa joie : la présence de Lothario.
Jusqu'au moment de monter en voiture, il l'avait attendu. Encore maintenant, il croyait à toute seconde le voir apparaître.
Pourquoi n'était-il pas venu ? Comment n'avait-il pas donné à son oncle cette preuve d'affection dans une circonstance si décisive ? Il était impossible que sa rancune eût persisté jusqu'à ce point. évidemment, il s'était mis en route. Son retard s'expliquait par quelque accident, par une voiture brisée, par un motif en dehors de sa volonté. Mais il allait arriver d'une minute à l'autre.
Et, de temps en temps, Julius tournait la tête vers la foule, espérant rencontrer les yeux de Lothario.
Mais la cérémonie religieuse s'acheva comme la cérémonie civile, sans que Lothario parût.
On revint à l'hôtel.
Julius espérait toujours. En admettant qu'un accident eût retardé d'une heure l'arrivée de Lothario, il avait pu arriver trop tard pour s'habiller et venir au temple. Mais il était sans doute dans ce moment à l'hôtel, et Julius allait le trouver en descendant de voiture.
Cette espérance fut encore trompée. Une ombre passa sur les yeux de Julius ; mais, en voyant Frédérique descendre avec Samuel de la voiture qui précédait la sienne, il oublia Lothario pour ne plus songer qu'à Frédérique.
Divers amis étaient venus du temple à l'hôtel pour féliciter les mariés. Le salon fut rapidement encombré. Julius reçut les félicitations et répondit aux remerciements. Mais c'était trop de tout ce mouvement et de tout ce bruit pour sa débilité de convalescent.
Tout à coup, Samuel, qui ne le quittait pas des yeux, le vit pâlir.
Il accourut à lui.
- Qu'as-tu donc ?
- Rien, dit Julius, qui se sentait chanceler. Une défaillance. Mais c'est passé.
- Viens, dit Samuel.
Et, se retournant vers les assistants :
- Vous permettez, n'est-ce pas ? Mme la comtesse d'Eberbach reste d'ailleurs pour vous faire les honneurs. M. le comte a besoin d'être un peu seul, et reviendra tout à l'heure.
- Tout à l'heure, répéta Julius.
Et, s'appuyant sur le bras de Samuel, il passa avec lui dans son cabinet.
Au moment de franchir la porte, Samuel Gelb se retourna et fixa un regard étrange sur Frédérique.
Il y avait dans ce regard un singulier et farouche mélange de passion et de courroux. On eût dit qu'il avait besoin d'emporter dans ses yeux la trace vivante de cette beauté divine, pour s'affermir dans quelque affreux dessein.
Ce dernier regard jeté, il entraîna vivement Julius.
Ceux qui le remarquèrent en cet instant furent frappés de l'expression de sa physionomie. Du malade et du médecin, le plus pâle n'était pas le malade.
Julius, rentré dans son cabinet, tomba sur un fauteuil.
- Tu l'as voulu ! dit Samuel d'un air sombre.
- Qu'ai-je voulu ? demanda Julius d'une voix mourante.
- Je t'avais prévenu que toute émotion t'était funeste. J'ai fait mon devoir. Tu ne m'as pas écouté, tant pis pour toi.
- En quoi t'ai-je désobéi ? dit Julius.
- En tout, s'écria Samuel. Tu faisais de Frédérique ta femme pour avoir le droit de la faire ta légataire. Il s'agissait d'une formalité, tu en fais une émotion. Eh bien ! meurs ! tu l'as voulu.
En disant cela, par saccades et comme dans un accès de fièvre, Samuel avait versé de l'eau dans un verre.
Puis il avait pris dans sa poche une toute petite fiole, en avait laissé tomber deux ou trois gouttes dans l'eau, et s'était mis à remuer le tout avec une cuiller de vermeil.
- Regarde-toi dans la glace, dit-il à Julius, vois comme tu es livide.
- Tu n'es pas déjà si rose, toi qui parles, répondit Julius, remarquant l'horrible pâleur de Samuel. Mais, au lieu de me gronder, tu ferais mieux de me guérir. Donne-moi ce verre que tu vas briser à force de l'agiter.
En effet, la main de Samuel tremblait, et la cuiller secouée se heurtait violemment aux parois du verre.
- Pas encore, dit Samuel. Il faut que cette potion repose quatre ou cinq minutes.
Et il posa le verre sur la table.
- Te guérir, reprit-il d'une voix rauque et étranglée. C'est bien facile à dire. Tu pouvais te guérir toi-même, cela dépendait de toi, je t'avais indiqué le moyen : l'apaisement de l'âme pour le salut du corps. Il fallait m'écouter, tu aurais vécu.
- Je ne t'ai jamais vu ainsi, dit Julius, le regardant avec surprise.
Samuel s'essuya le front. Des gouttes de sueur froide y roulaient. Il haussa les épaules avec un geste qui voulait dire : « Allons ! est-ce que je suis un enfant ! »
Mais il avait beau faire, beau se gourmander, beau se mépriser, il n'avait plus son sang-froid accoutumé.
Cependant il fit un violent effort sur lui-même et sembla prendre une résolution définitive.
- La potion doit commencer à être prête, dit-il.
Et il prit le verre sur la table.
Julius tendit la main.
- Donne, bien que je commence à me remettre.
Mais, au moment où il se soulevait de son fauteuil, il aperçut à terre une lettre qu'il avait fait tomber de la table en s'asseyant, et qu'il n'avait pas remarquée.
Un éclair lui brilla dans les yeux.
- Qu'est-ce que cette lettre ? dit-il
Il avait cru reconnaître sur l'enveloppe l'écriture de Lothario.
Samuel remit le verre sur la table, content, malgré son apparente fermeté, de ce retard involontaire.
Julius ramassa la lettre.
C'était, en effet, l'écriture de Lothario.
- Elle sera venue pendant que nous étions au temple, dit-il en la décachetant. On l'aura montée ici, et l'on aura oublié de m'en avertir, dans le brouhaha de la cérémonie.
Il ouvrit avidement la lettre, et se mit à la lire. Comme avait fait Lothario à Eberbach, Julius n'eut pas plutôt jeté les yeux dessus, qu'il poussa un cri.
- Qu'est-ce donc ? demanda Samuel.
Julius ne répondit que par un geste de la main, et continua sa lecture jusqu'au bout.
Quand il eut fini, posant la main sur son cœur qui battait à rompre sa poitrine :
- Ah ! mon pauvre Samuel, dit-il d'une voix saccadée, le crois que j'aurai plus besoin de ton cordial que nous ne pensions. Voici une seconde émotion qui vaut la première. Mais celle-là, ajouta-t-il avec un sourire triste, tu ne m'accuseras pas de me l'être donnée exprès.
- Mais qu'est-ce donc que Lothario t'écrit ? répéta Samuel.
- Lis, dit Julius.
Samuel prit la lettre.
- Un mot encore, interrompit Julius. Tu m'as avoué, et je t'en remercie, que j'étais atteint mortellement, et qu'il n'y avait plus pour moi d'espérance, j'entends d'espérance lointaine. Tu m'as dit, sur mes questions pressantes, que je ne survivrais pas, que mon mal me tuerait, que je n'en reviendrais pas ! Samuel, le crois-tu toujours ?
- Tu ne penses pas, répondit durement Samuel, que ce soient tes imprudences d'aujourd'hui qui puissent me faire changer d'avis.
- Bien, reprit Julius. Ainsi, selon toi, je suis condamné.
- à moins d'un miracle.
- Dieu soit loué !
- Pourquoi cette joie ? demanda Samuel stupéfait.
- Lis cette lettre, répondit Julius.
Et Samuel lut.
Berlin, 28 août 1829.
Mon cher et bien-aimé oncle,
C'est trop ! trop de bonté dans votre cœur, trop de douleur dans le mien ! Il faut enfin que mon âme éclate et se brise devant vous, et que vous y voyiez mon secret.
Vous avez dû et vous devez me trouver bien ingrat. Les apparences sont contre moi, je le reconnais, et toute votre indulgence ne peut pas aller contre elles. Ma conduite, assurément, vous semble inexplicable. Vous qui avez été toujours si prodigue de bonté pour moi, vous, mon père, je vous ai quitté, et dans quel instant ? Au moment où vous étiez encore malade ! Moi dont c'était le devoir, et, croyez-moi, dont c'était le bonheur, de vous soigner, de passer la nuit à votre chevet, de vous donner ou plutôt de vous rendre ma vie ; vous n'avez pu comprendre quel motif m'avait fait partir de votre maison, au seul moment où ma présence y était nécessaire.
Eh bien ! mon bon oncle, vous me pardonneriez, j'en suis sûr, si vous saviez ce que j'ai souffert avant de me décider à ce départ qui n'a pas été la moindre de mes souffrances. Vous avez cherché l'explication de ma tristesse et de ma fuite dans ma froideur vis-à-vis d'une jeune fille récemment introduite chez vous. Vous avez cru, vous ne l'avez pas dit par délicatesse, mais je l'ai deviné, vous avez cru que je pourrais être inquiété dans mes intérêts et dans mes espérances par la part de votre amitié que cette jeune fille pourrait m'enlever. Vous avez cru que c'était l'héritier qui souffrait en moi, que j'étais jaloux de votre affection ou avide de votre argent, que je haïssais Mlle Frédérique.
Mon cher oncle, je ne hais pas Mlle Frédérique : je l'aime. Je l'aime et elle ne m'aime pas ! Tout mon secret est dans ces deux mots.
Concevez-vous maintenant l'existence que j'ai menée à l'hôtel pendant trois semaines, sachant qu'elle ne m'aimait pas, l'entendant de sa bouche, et l'ayant toujours devant moi, comme la figure vivante de mon désespoir, sans pouvoir détourner mes yeux de cette vision charmante et navrante ! Avais-je tort de vous dire que vous me pardonneriez lorsque vous sauriez ce que j'ai souffert ?
Vous étiez en danger, je ne pouvais pas quitter Paris. Mais, un jour, les médecins on dit qu'ils répondaient de vous. Alors la force m'a manqué pour supporter ce supplice de toutes les minutes. Je me suis enfui. Votre inépuisable bienveillance m'excusera.
Hélas ! mon oncle, ne m'en voulez pas. Ma fuite ne m'a pas tant profité, allez. Et je ne suis guère moins malheureux ici que là-bas. J'étais malheureux de voir Mlle Frédérique ; je suis malheureux de ne pas la voir. Voilà toute la différence. J'ai eu beau mettre la distance entre elle et moi, aller de ville en ville, son image et ma douleur m'ont suivi partout. Je suis à Berlin ce que j'étais il y a trois mois à Paris, ce que j'étais il y a trois semaines à Vienne, ce que je serait toujours partout.
J'aime avec désespoir. Si Mlle Frédérique est à un autre, si elle n'est pas à moi, je mourrai.
Votre fils désolé,
LOTHARIO.
Samuel remit tranquillement la lettre dans son pli et la rendit à Julius.
- Tu as lu ! dit Julius.
- Que comptes-tu faire ? dit froidement Samuel.
- Je compte mourir.
Et, sur un geste de Samuel :
- Tu me l'as promis, ajouta-t-il.
- Eh bien ! après ? répliqua Samuel.
- Après ? c'est juste. Attends, dit Julius.
Il ouvrit un bureau qui était auprès de son fauteuil, prit dans un tiroir un paquet cacheté de noir, rompit le cachet, tira du paquet une feuille de papier blanc, écrivit quelques lignes et signa.
- Qu'as-tu fait ? demanda Samuel, qui suivait avec anxiété les mouvements de Julius.
Julius referma et cacheta le paquet, qu'il remit dans le bureau.
- Ce que j'ai fait ? répondit-il à la question de Samuel ; j'ai modifié mon testament, voilà tout.
Samuel tressaillit.
- J'ai fait Lothario mon légataire universel, poursuivit Julius, à une condition.
- Laquelle ?
- à la condition qu'il épousera Frédérique.
Samuel fut plus fort que ce coup qui l'atteignait en pleine poitrine. Pas un muscle de sa poitrine ne bougea.
- Tu comprends ? dit Julius. Je mourrai bientôt ; alors Frédérique épousera Lothario. Quand même elle ne l'aimerait pas, à moins de le haïr, elle obéira à ma dernière volonté. Et puis, Lothario n'héritant que si elle l'accepte pour mari, il dépendra d'elle de l'enrichir ou de le ruiner ; et tu connais son grand cœur, elle consentira, sinon par amour, au moins par générosité. Es-tu content ?
- De quoi ? demanda Samuel d'un air sombre.
- Mais du calme qui va tomber dans mon cœur. Frédérique maintenant va m'être deux fois sacrée, et elle devient deux fois ma fille, puisqu'elle est la fiancée de Lothario.
Samuel réfléchissait.
- à présent, donne-moi cette potion, dit Julius ; car il faut que je vive au moins jusqu'à ce que cette affaire soit arrangée avec Frédérique.
Samuel prit le verre, alla vers la cheminée, et jeta la potion dans les cendres.
- Que fais-tu donc ? demanda Julius surpris.
- Cette potion a trop attendu et ne vaut plus rien, répondit Samuel, absorbé dans une méditation profonde.
En revenant de la cheminée, il passa devant une fenêtre. Un bruit de roues et de chevaux retentit dans la cour. Samuel regarda machinalement et jeta un cri.
Julius courut à la croisée.
Une chaise de poste s'arrêtait au perron. Lothario en descendait.
- Lothario ! s'écria Julius.
Au même moment, Frédérique, inquiète de l'absence prolongée de Julius, entrait dans le cabinet.
Elle entendit ce nom, ce cri : « Lothario ! » Elle vit le mouvement de Julius et de Samuel, et, frappée comme d'un coup de foudre, chancela et tomba inanimée sur le tapis.



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