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Chapitre XXXV
Première explosion

L'air préoccupé du comte d'Eberbach n'avait pas échappé à Frédérique ; mais, dans sa candeur d'ange, il ne lui vint pas même à l'idée qu'elle pût être pour quelque chose dans le souci de Julius.
- Qu'est-ce donc que vous avez, monsieur ? lui demanda-t-elle, vous avez l'air tout sombre. Voilà ce que c'est que de m'avoir exilée d'auprès de vous. Je vous le disais bien. Mais, parce que vous êtes un homme d'état habitué à conseiller les gouvernements, vous ne voulez pas écouter les idées d'une petite fille comme moi. Eh bien ! vous voyez maintenant que vous avez tort. On ne se passe pas si aisément que cela de moi, savez-vous ? Vous vous repentez à présent. Je devrais vous punir en vous tenant rancune et en ne vous allant plus voir du tout. Mais je suis clémente, et, tout au contraire, je m'arrangerai pour vous voir tous les jours. J'en parlais tout à l'heure avec Lothario. Eh bien, voilà que vous vous rembrunissez encore ! Est-ce ce que je vous dis qui vous afflige ? Décidément, vous avez quelque chose.
- Oui, repartit brusquement Julius, j'ai quelque chose, en effet.
- Qu'est-ce donc ? demanda la pauvre fille un peu émue du ton sec dont Julius venait de lui répondre.
- J'ai, dit-il en montrant Lothario, que vous m'appelez encore monsieur, et que vous appelez déjà monsieur que voilà Lothario tout court.
Frédérique rougit.
- Pourquoi rougissez-vous ? reprit-il avec un accent presque brutal auquel il ne l'avait pas accoutumée.
- J'ai eu tort, c'est vrai, répondit Frédérique toute troublée. Vous avez raison. J'y ferai attention à l'avenir. Comme je vous ai toujours entendu appeler monsieur par son nom de baptême, je lui ai donné le nom que vous lui donniez. Cela me venait naturellement sans que je l'aie raisonné, je vous jure.
- C'est de cette façon que vous vous justifiez ! dit le comte d'Eberbach. Cela vous venait naturellement ! C'était votre cœur qui parlait !
- Ce n'est pas là ce que j'ai voulu dire, essaya de répondre Frédérique. Mais soyez tranquille, monsieur, je ne ferai plus ce qui vous choque. Soyez tranquille, monsieur, je ne vous appellerai plus monsieur.
- Vous ne le ferez plus ; en attendant, vous le faites. Mais ce n'est pas moi, Frédérique, que choque cette intimité d'une jeune femme avec un jeune homme, c'est le respect humain, c'est le plus vulgaire sentiment des convenances. Que voulez-vous que pense le monde d'une femme de votre âge qui quitte son mari pour vivre en tête à tête avec le neveu de son mari ?
- Monsieur ! dit Frédérique blessée.
Mais Julius n'entendait plus que son amère et cruelle jalousie. Il poursuivit :
- Que voulez-vous que pense le monde d'une femme de votre âge qui profite de la confiance et de la tendresse de son mari pour recevoir dans l'intimité de sa solitude un jeune homme qui l'aime, qui le lui a dit, qui le lui répète ! Je ne vous parle pas de moi. Ce que j'ai pu être pour vous, je l'oublie. Mais, dans votre propre intérêt, comment ne comprenez-vous pas que, devant vous marier, il ne fallait pas vous compromettre, et que, pour faire respecter sa femme, il faut qu'un mari commence par la respecter lui-même ? Vous êtes donc bien pressés, que vous êtes impatients des quelques semaines qui me restent, et que vous trouvez que je ne meurs pas assez vite ? Ne pouvez-vous pas attendre quelques minutes ? Je ne vous parle pas de moi, mais de vous-mêmes. Oubliez ce que j'ai pu faire pour vous, mais pensez ce que le monde peut dire de vous. Soyez ingrats, mais ne soyez pas aveugles. N'ayez pas de cœur si vous voulez ; mais ayez de l'intelligence.
Julius s'animait toujours en parlant, et une colère fiévreuse rougissait les pommettes de ses joues.
Frédérique, atterrée, voulait répondre et ne trouvait plus une parole. N'osant pas regarder Lothario, elle regarda Samuel. Samuel haussait les épaules, comme ayant pitié de la déraison de Julius.
Lothario, lui, avait eu, à de certains mots du comte, des éclairs de fierté vite éteints par la mémoire des bienfaits. Cependant on sentait que la reconnaissance du neveu de Julius luttait avec l'amour du fiancé de Frédérique. Il ne pouvait supporter d'entendre un homme, fût-ce son oncle, parler de ce ton hautain et souverain à la femme qu'il aimait.
Au dernier mot du comte d'Eberbach, il éclata.
- Monsieur le comte, dit-il d'une voix où le respect était à la surface et la raideur au fond, je vous doit tout, et je subirai tout de votre part. Mais s'il y a dans mes visites ici quelque chose qui vous déplaise, c'est moi qui suis venu, de mon plein gré, et sans que personne m'appelât. C'est donc à moi que vous devez vous en prendre, et je m'afflige, je m'étonne que vous fassiez peser votre mécontentement sur quelqu'un qui n'a rien fait pour le mériter.
- C'est cela ! s'écria Julius de plus en plus irrité. Fort bien ! Vous voyez, madame, où nous en sommes. C'est monsieur qui vous défend contre moi ! Mais je voudrais bien savoir de quel droit monsieur défend une femme contre son mari !
- Du droit que vous m'avez donné vous-mêmes, répondit Lothario.
Frédérique se jeta entre eux deux toute tremblante.
- Monsieur, dit-elle à Julius, si l'on m'attaquait, c'est vers vous que je me réfugierais ; qui donc pourrait penser à me défendre contre vous ? Tout ceci vient d'un malentendu. Un mot en provoque un autre, et puis il arrive que l'on s'est dit des choses dures, quand on n'a que des choses tendres au fond du cœur. Voyons, vous êtes fâché contre moi, contre nous. Vous êtes si bon pour tout le monde, et vous avez été si admirable pour moi, que bien certainement il faut que nous vous ayons offensé à notre insu. Mais croyez bien, au moins, que c'est sans intention, et que, pour moi, je mourrais de bon cœur plutôt que d'admettre une seule seconde la pensée de faire quoi que ce soit qui pût vous être seulement désagréable. Je vous parle sincèrement, vous voyez, me croyez-vous ?
- Des phrases, dit Julius ; ce sont des actions qu'il faudrait.
- Que voulez-vous que nous fassions ? demanda la pauvre fille. Il me semble que je n'ai jamais résisté à tout ce que vous avez voulu. Dites-moi un seul acte de ma vie où je ne me sois pas soumise à votre désir. Qu'ai-je fait que vous n'ayez voulu ou autorisé ? C'est vous qui m'avez appris que M. Lothario avait pour moi autre chose que de l'aversion. C'est vous qui m'avez dit de l'aimer. C'est vous qui nous avez fiancés, qui nous avez unis, qui lui avez dit devant moi : « Elle n'est que ma fille, elle est ta femme. » En permettant à M. Lothario de venir me voir, je n'ai pas cru vous désobéir, j'ai cru vous obéir, au contraire. Si cela vous déplaisait qu'il vînt ici, pourquoi ne m'avez-vous pas dit de ne plus le recevoir ?
- Il faut donc tout vous dire, éclata Julius, et vous ne comprenez donc rien ?
- Que voulez-vous que je comprenne ? demanda-t-elle.
- Je veux que vous compreniez que, quand j'ai la délicatesse exagérée de me priver de votre présence, Frédérique, par un excès de ménagement pour la susceptibilité de Lothario...
Samuel l'interrompit, comme entraîné par l'ascendant de la vérité.
- Allons ! dit-il, ne te fais pas meilleur que tu n'es. Tu as été assez dévoué pour ne pas avoir besoin de surfaire ton dévouement. Est-ce seulement pour Lothario que tu as éloigné Frédérique ?
- Pour qui donc ?
- Eh pardieu ! c'est bien un peu pour toi. Tu m'avoueras que tu l'as éloigné autant pour la séparer de Lothario que pour te séparer d'elle.
- Eh bien ! quand cela serait ? s'écria Julius exaspéré. N'est-ce pas mon droit ? Si je souffre si je suis malade, si je suis jaloux ?... Après tout, Frédérique est ma femme. Vous l'oubliez si souvent, que vous finirez par m'en faire souvenir.
Il s'était levé du banc dans l'ardeur de son émotion.
Il se laissa retomber, tout pâle, trop faible pour ces emportements, presque évanoui.
Frédérique, avec autant de pitié que de crainte maintenant, se pencha sur lui et prit ses mains toutes froides.
- Monsieur !... dit-elle en pleurant presque.
- Toujours monsieur, murmura le comte d'Eberbach.
- Mon ami, reprit-elle, si vous souffrez réellement, alors j'ai tort. Je vous demande pardon. Vous n'en voudrez pas à une pauvre jeune fille qui ne sait rien de la vie de ne pas vous avoir deviné et de ne pas avoir consolé une tristesse qu'elle ignorait. Mais dites-moi ce que vous désirez que je fasse à l'avenir, et soyez bien convaincu que je serai heureuse de me conformer à votre volonté, quelle qu'elle soit. Voyons, que voulez-vous que je fasse ?
- Je veux, dit Julius, que vous cessiez de voir Lothario.
- Lothario fit un mouvement.
Mais Frédérique ne lui donna pas le temps de parler. Elle se hâta de répondre :
- Il y a un moyen bien simple, dit-elle, que M. Lothario et moi nous ne nous voyions pas, et que vous en soyez certain : c'est de mettre entre nous la distance. Le jour de notre mariage, M. Lothario vous a fait une proposition que vous n'avez pas acceptée. Il vous a offert de retourner en Allemagne.
- Il aurait bien fait d'y retourner, dit Julius.
- Je suis sûre, poursuivit Frédérique en contenant et en priant Lothario d'un regard, que M. Lothario est prêt à faire maintenant ce qu'il offrait alors, et que, si vous le lui demandez, il donnera sa démission et retournera à Berlin jusqu'à ce que vous le rappeliez vous-même.
Samuel jugea à propos d'intervenir encore. Il n'entrait pas dans ses plans que Lothario s'éloignât ainsi et lui échappât.
- Julius n'en exige pas tant, dit-il ; il demande que Lothario ne vienne pas ici, et non qu'il s'en aille. Ce n'est plus à l'âge de Lothario qu'on se retire de la vie active, et Julius, si mari qu'il soit devenu subitement, n'est pas si peu oncle qu'il veuille briser la carrière et fermer l'avenir de son neveu.
- Eh ! sans doute, dit Julius, maussade de se voir condamné à cette générosité forcée.
Lothario respira.
- Eh bien ! mon ami, reprit la vaillante Frédérique, la séparation peut se faire sans que vous compromettiez l'avenir de votre neveu. Si M. Lothario est retenu en France, qu'est-ce qui nous empêche, nous, d'aller en Allemagne ? Vous êtes presque remis de votre maladie, et vous avez repris des forces. Le voyage ne peut que vous faire du bien. Pourquoi n'irions-nous pas habiter ce beau château d'Eberbach que vous m'avez promis de me montrer ?
Samuel se mordit les lèvres, et attendit avec autant d'anxiété que Lothario la réponse de Julius.
Le sombre dessin qu'il avait dans l'esprit croulait si Lothario et son oncle étaient séparés. Mais la réponse de Julius le rassura.
- Non, dit celui-ci d'un air morne, je ne veux pas et je ne peux pas partir. J'ai quelque chose, j'ai un devoir qui me retient à Paris.
Lothario et Samuel eurent tous deux un geste de soulagement.
- Mais, continua le comte d'Eberbach, élevant la voix et courroucé de toutes ces contraintes, je ne sais pas pourquoi nous nous évertuons à chercher les moyens d'arranger une chose si simple et qui s'arrange toute seule. Pour vous empêcher de vous voir, il n'est pas nécessaire qu'il y ait entre vous des centaines de lieues ; il y a ma volonté, et cela suffit. J'entends et j'ordonne que désormais, tant que je vivrai, ma femme ne reçoive plus Lothario.
Lothario réprima un mouvement de colère.
Samuel parut choqué de la violence de Julius.
- Comment, dit-il, tu veux qu'ils soient séparés absolument ? Ils ne pourront plus se voir, même en ta présence ?
- En ma présence, soit, dit Julius. Mais en ma présence seulement.
Lothario leva la tête.
- Mais, monsieur, répondit-il, j'aime Frédérique, moi.
- Et moi aussi, je l'aime ! s'écria Julius, éclatant, debout, menaçant, croisant avec Lothario un regard de jalousie et de haine.
Il y eut une seconde où ces deux hommes ne furent plus un jeune homme et un vieillard, l'oncle et le neveu, le bienfaiteur et l'obligé, mais deux rivaux, deux égaux, deux hommes.
Dans cette seconde, tout le passé s'abîma et disparut.
Frédérique, épouvantée, jeta un cri.
Samuel avait aux lèvres un sourire étrange.
- Lothario, s'écria Frédérique.
Le jeune homme, rappelé à lui par cette voix chère et suppliante, se remit un peu.
Mais, comme s'il avait peur de ne pas pouvoir se dominer longtemps :
- Adieu, monsieur, dit-il sans regarder son oncle. Adieu Frédérique.
Et il s'éloigna à grand pas.
Une minute après, le galop de deux chevaux résonna sur la route.
Julius était retombé, épuisé, sur le banc.
« Allons, se dit Samuel, voilà le premier acte joué. Il s'agit d'aller vite et de ne pas faire d'entr'actes. »



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