Dieu dispose Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XLIII
Réception au château

Samuel n'avait pas trompé Frédérique. Elle était attendue au château d'Eberbach.
Il y avait même eu, à ce sujet, un conseil tenu par les domestiques, dont elle allait troubler la fainéantise.
Les domestiques avaient été informés du mariage de leur maître. Julius leur avait fait envoyer une gratification pour qu'ils eussent leur part de la fête, et il y avait eu alors au château deux grands jours de festins et de danses, auxquels avaient été invités les notables habitants de Landeck.
Et puis, les domestiques n'avaient plus pensé à leur maître ni à leur maîtresse, jusqu'au jour où la lettre de Samuel vint leur apprendre que la comtesse et probablement le comte d'Eberbach allaient habiter le château pendant la saison.
Un intrus qui, sans crier gare, entrerait dans la première maison venue à l'heure du dîner, s'assoirait à table, mangerait les meilleurs morceaux, et, après le dîner, irait tranquillement se coucher dans la plus belle chambre, ne semblerait pas aux maîtres de la maison plus insolent et plus outrecuidant que ne le parurent aux domestiques du château ce comte et cette comtesse assez impertinents pour oser venir loger chez eux.
La lettre de Samuel fut comme le caillou qu'on jette dans un marais bien tranquille, et qui fait aussitôt coasser toutes les grenouilles. Il y eut une insurrection.
Mais un discours éloquent de Hans, qui était la forte tête, apaisa la révolution et abattit les commencements de barricades.
Hans parla à peu près dans ces termes :
- Sans doute, il est dur, quand on s'est accoutumé. à vivre dans la solitude et dans le repos, quand on a conquis peut-être le droit de regarder comme à soi un château que ses propriétaires abandonnent, quand on a contracté la facile habitude de manger ce qu'il y a de mieux en fait de fruits et légumes, et de vendre le reste, quand enfin on a tous les agréments de la vie des maîtres sans en avoir les inconvénients et les soucis ; sans doute, il est dur de redevenir domestique, d'obéir, de se lever et de se coucher à l'heure qu'il plaît aux autres, de faire la cuisine pour les autres, de cueillir les fruits pour les autres, de brosser des habits et de cirer des bottes ! Sans doute, il y a d'autres plaisirs que ceux-la dans l'existence. Mais, ô insensés que vous êtes ! toute cette fatigue que nous prendrons ne nous sera-t-elle pas payée ? Une jeune femme qui vient de se marier est généralement prodigue. L'argent doit lui couler dans les mains. Que de dépenses, que de largesses, que de pourboires ! Nous aurons plus de peine, mais nous aurons plus de profit. Il y a assez de fruits et de légumes pour que nous en ayons notre part, même après les maîtres. On augmentera nos gages. Et songez-vous sans délire au jour de joie où le comte et la comtesse, après l'été, retourneront à la ville, non sans nous combler de cadeaux, et où nous aurons ce double plaisir de voir les maîtres partir et leur argent rester ?
La harangue de Hans obtint un succès complet, et tous, dès lors, mirent le plus grand zèle à préparer la réception de la jeune maîtresse du château.
Le bruit de la prochaine arrivée de la nouvelle comtesse d'Eberbach ne tarda pas à se répandre à Landeck et lieux environnants.
Le soir même de la lettre de Samuel, tout Landeck était sens dessus dessous, et la rumeur fut telle, qu'elle vint aux oreilles de Gretchen.
La chevrière avait déjà eu un accès de tristesse amère quand elle avait appris que le comte d'Eberbach s'était remarié. Il lui avait semblé que sa chère Christiane mourait une seconde fois.
Mais sa douleur et son amertume redoublèrent quand elle apprit que la nouvelle comtesse d'Eberbach allait venir s'installer dans ce château tout plein de Christiane.
Cette arrivée d'une étrangère dans cette maison bâtie pour Christiane, habitée par elle seule autrefois, et maintenant par sa mémoire, faisait à Gretchen l'effet d'une impiété et d'un sacrilège.
Pour elle, ce château était comme la tombe de la chère morte ; il lui semblait que c'était un lieu consacré et qui appartenait à la mort. Y introduire la vie, le train ordinaire des choses, les intérêts vulgaires, les fêtes peut-être, c'était pour elle quelque chose comme la violation d'une sépulture.
Elle ne voulut pas voir cela. Il lui répugnait d'assister à cette profanation. C'était justement l'époque où elle avait l'habitude d'aller à Paris tous les ans. Elle se décida à partir le jour même où la nouvelle comtesse devait arriver.
D'ailleurs, son voyage était plus nécessaire que jamais. Malgré la promesse que Frédérique lui avait faite à Ménilmontant l'année précédente, Gretchen n'avait reçu aucune nouvelle de la jeune fille.
Pourquoi Frédérique ne lui avait-elle pas écrit ? Se défiait-elle de cette étrangère qu'elle voyait apparaître un quart d'heure chaque année, et qui refusait de se faire connaître ? ou bien l'avait-elle oubliée, ou bien était-elle malade ?
Il fallait donc que Gretchen allât s'assurer de ce qu'il en était.
Le jour même où Frédérique sortait de Strasbourg, Gretchen écrivit à Gamba qu'elle serait à Paris dans dix jours, dit adieu à ses chèvres, qu'elle confia à une autre gardeuse, et, le havresac sur le dos, se mit en route par une belle après-midi de mai. Il fallait qu'elle fût le soir à Heidelberg.
Elle marcha tout d'un trait jusqu'à Neckarsteinach.
Là, elle s'arrêta pour reprendre haleine et manger un morceau de pain.
Elle s'assit sur le banc de pierres de l'hôtel de la poste.
Au moment où elle mordait dans son pain avec l'appétit que donne la marche au grand air, un galop de chevaux lui fit lever la tête.
Elle aperçut, à quelques centaines de pas, un tourbillon de poussière, à travers lequel elle ne tarda pas à distinguer une chaise de poste.
Elle eut involontairement une pensée de colère.
Cette chaise de poste venait d'Heidelberg et se dirigeait vers Eberbach.
« Si c'était la nouvelle comtesse ! » pensa-t-elle.
Et elle laissa tomber son morceau de pain. Elle n'avait plus faim.
Elle se leva pour fuir.
La voiture était déjà à la porte de l'hôtel, et l'aubergiste ouvrait la portière.
Gretchen ramassa vite son petit bagage.
- Comment s'appelle ce pays ? demanda une voix de femme de l'intérieur de la voiture.
- Neckarsteinach, madame, répondit l'aubergiste.
- Sommes-nous loin d'Eberbach ?
- à quelques milles seulement.
« C'est bien cela, pensa Gretchen. C'est elle qui arrive. Vite ! partons ! »
Elle se mit en route.
- Ces dames ne descendent pas ? demanda l'aubergiste.
- Non, merci, répondit une autre voix dans la voiture.
à cette voix, Gretchen, qui avait déjà fait quelques pas, se retourna subitement.
Elle revint à la voiture, regarda par la portière, et s'écria :
- Frédérique !
Frédérique regarda la femme qui lui parlait, et ne la reconnut pas d'abord.
- Et moi, s'écria la chevrière, qui allais vous chercher si loin, quand le bon Dieu vous envoyait au-devant de moi ! Vous ne me reconnaissez pas ? ajouta-t-elle.
- Oh ! si, je vous reconnais maintenant, répondit Frédérique. Attendez, madame, je vais descendre.
Gretchen ouvrit la portière ; Frédérique et Mme Trichter descendirent.
- Pardonnez-moi, ma chère dame, dit Frédérique en serrant les mains de Gretchen, pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnue tout de suite. Mais je m'attendais si peu à vous rencontrer ici, et puis, j'ai tant de choses dans la tête !
Gretchen pâlit tout à coup.
- Vous me raconterez tout cela, dit-elle. Mais il y a une chose qu'il faut que je sache à l'instant même.
- Qu'est-ce donc ?
- ô mon Dieu ! dit la chevrière, j'ai peur de ce que je vais apprendre.
- Que craignez-vous ? interrogea Frédérique inquiète.
- Où allez-vous ? reprit la chevrière avec effort.
- Au château d'Eberbach.
- ô mon Dieu ! Mais vous y allez comme curieuse, n'est-ce pas ? ou comme amie ? Le maître du château le prête à son ami Gelb ? C'est seulement comme cela que vous y venez ?
- Que voulez-vous dire ?
- Dans ce moment, les domestiques du château d'Eberbach attendent leur maîtresse qui va arriver d'un instant à l'autre. Oh ! ce n'est pas vous !
- Si fait ! c'est moi, répondit Frédérique.
- Jésus ! Marie ! murmura la chevrière.
Et, chancelante, elle tomba sur le banc de pierre.
- Qu'avez-vous ? demanda Frédérique stupéfaite. Mais qu'avez-vous donc ?
- Rien, répondit après un long silence Gretchen toute tremblante. Je vous dirai... Je vous expliquerai... mais pas maintenant. Je ne m'attendais pas à ce coup. Il me serait impossible de parler. Plus tard... ce soir, au château.
Les chevaux étaient changés, et le postillon attendait, faisant claquer son fouet, sonner les grelots de son attelage.
- Eh bien ! revenez avec nous, dit Frédérique à Gretchen. Il y a une place dans la voiture. Montez, vous me direz d'où vient votre effroi.
Gretchen fit un geste désespéré qui semblait dire : « à présent, au fait, je ne peux plus rien apprendre de pis ! » Et elle s'élança dans la chaise de poste où la suivirent Frédérique et Mme Trichter.
Le postillon partit au grand galop de ses chevaux.
En chemin, Frédérique, sur l'instante prière de Gretchen, raconta toute son histoire pendant cette dernière année.
à chaque instant, la chevrière interrompait le récit par des exclamations de stupéfaction et de terreur.
- Vous m'aviez tant promis, lui disait-elle, de m'écrire et de ne jamais me laisser sans nouvelles ! Pourquoi, quand je vous ai vue le printemps dernier, ne m'avez-vous pas parlé du comte d'Eberbach ?
- Je ne le connaissais pas alors, dit Frédérique. Notre connaissance s'est faite d'une façon toute subite.
Elle raconta à Gretchen comment elle était allée chez le comte d'Eberbach pour lui sauver la vie, comment le comte était tombé malade le jour même, et avait obtenu de M. Samuel Gelb qu'il restât avec Frédérique à l'hôtel de l'ambassade, comment il s'était habitué à la voir près de lui, comment il l'avait demandé en mariage, et comment elle l'avait accepté, se sentant portée vers lui par une sympathie étrange et inexplicable.
- Oh ! ce n'est pas là ce qu'il y a d'inexplicable, d'étrange, interrompit Gretchen. Mais encore une fois, pourquoi, après tout ce que je vous avais dit, avez-vous pu accomplir un acte aussi grave avant de m'en avoir prévenue par un mot ? Une lettre écrite à Heidelberg, à l'adresse que je vous avais indiquée, aurait tout sauvé.
- Tout cela s'est fait si vite que j'avais la tête perdue. Il ne faut pas m'en vouloir de n'avoir plus pensé à vous ; je ne pensais plus à moi-même. Sortie de mon obscurité et de ma pauvreté pour épouser brusquement le comte d'Eberbach, avec son nom, sa fortune, son autorité et son âge, j'étais, de tous côtés, si loin de mes rêves de la veille, que j'allais comme un tourbillon sans me rendre compte du but. Ah ! vous avez raison ; j'aurais dû parler, à vous et à tout le monde ; au comte d'abord, qui est bon et qui n'aurait pas voulu le malheur de son neveu. Mais j'étais dans un tel trouble que je ne savais plus moi-même ce que je désirais ni si je désirais quelque chose.
Comme Frédérique achevait son récit, le soir commençait à tomber.
Gretchen, que quelques incidents de cette singulière histoire avaient laissée rêveuse, ne questionnait plus Frédérique et ne répondait plus à ses questions. La présence de Mme Trichter la gênait sans doute. Le fouet du postillon causait seul avec le grelot des chevaux.
- Sommes-nous bientôt arrivées ? demanda Frédérique.
- Tout à l'heure, dit Gretchen.
Dix minutes après, la voiture s'arrêtait devant la grille du château.
Le portier vint ouvrir.
La nuit était close. Il n'y avait pas une lumière au château, pas une voix, rien qui annonçât que la comtesse était attendue.
La grille tourna sur ses gonds, et la voiture entra dans l'allée ovale qui aboutissait au perron.
Au moment où les chevaux entraient sous les arbres, une formidable décharge de fusils éclata tout à coup, vingt torches débouchèrent de derrière les taillis et les murs, et un chœur sonore entonna, d'une voix plus douce à l'âme qu'à l'oreille :
- Vive Mme la comtesse d'Eberbach !
Puis une seconde décharge revint épouvanter Frédérique.
Les domestiques étaient étagés en file sur les deux rampes du perron.
Hans vint ouvrir la portière.
- Je vous remercie, mes amis, dit Frédérique. Mais je vous en conjure, qu'on ne tire plus un coup de fusil.
Elle n'avait pas fini, qu'une troisième décharge, plus tonnante que les autres, fit trembler les vitres du château.
- Madame la comtesse nous excusera, dit Hans ; ce sont les gens de Landeck qui ont cru lui être agréables en brûlant un peu de poudre à son intention. Mais on va leur dire de cesser.
- Je vous en serai obligée, répondit Frédérique.
Et, laissant Mme Trichter payer le postillon, elle entra dans le château avec Gretchen.
- Madame soupera-t-elle ? demanda le cuisinier.
- Tout à l'heure, dit Frédérique. Mais qu'on me mène d'abord à la chambre qu'on m'a préparée.
Une femme de chambre, la femme de Hans, prit une bougie allumée et mena Frédérique dans la chambre autrefois occupée par Christiane.
Gretchen monta avec elle.
- Laissez-nous, dit la comtesse à la servante.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente