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Chapitre XLIV
Terreur contagieuse

Quand la femme de Hans fut partie, Frédérique se tourna vers la chevrière :
- Nous sommes seules. Expliquez-moi ce que vous n'avez pas voulu me dire dans la voiture. Pourquoi la nouvelle de mon mariage avec le comte d'Eberbach a-t-elle paru vous combler ainsi de surprise et de tristesse ? Parlez.
- Pas ici ! dit Gretchen. Il s'est passé dans cette chambre des choses trop affreuses ; leur souvenir nous porterait malheur. Venez dans la pièce d'à côté.
Et elle entraîna Frédérique dans le petit salon qui attenait à la chambre où Christiane avait tant souffert.
- Parlez, dit Frédérique. Mais comme vous êtes pâle !
- Oh ! c'est que j'ai bien peur ! répondit la chevrière.
- Peur de quoi ?
- Vous, comtesse d'Eberbach ! reprit Gretchen sans répondre. Ah ! c'est ma faute ! c'est la punition de ce que j'ai fait ! J'aurais dû parler. Mais non, je ne le pouvais pas, puisque j'avais juré de me taire. Ah ! Sainte Vierge ! Sainte Vierge ! est-il possible que le bon Dieu accable d'un poids si lourd la pauvre conscience d'une humble créature ?
- Mais, qu'est-ce que vous voulez dire ?
- Frédérique... madame... Vous m'avez dit une chose qui m'a consternée, mais vous m'avez dit une chose qui m'a fait entrevoir une lueur d'espérance. Je vous supplie de ne pas vous offenser de la question que je vais vous faire.
- Oh ! je ne m'offenserais que de votre silence.
- Vous m'avez dit, dans la voiture, que lorsque vous aviez épousée le comte d'Eberbach, il était malade et presque mourant ; vous m'avez dit que, le jour même de votre mariage, M. Lothario était arrivé, et que M. le comte d'Eberbach vous avait fiancée à son neveu, vous avait déclaré que vous étiez sa fille et non sa femme, et vous avait installée à la campagne pendant qu'il restait à Paris. Madame, pardonnez-moi de vous demander cela, mais il y a va de la tranquillité d'une conscience ; vous savez si je vous suis dévouée ; le voyage que vous venez de faire en voiture, je l'ai fait dix fois à pied rien que pour vous entrevoir et savoir de vos nouvelles. Eh bien ! en récompense de mon dévouement et de mes fatigues, je ne vous demande qu'un mot. Tirez mon âme de l'enfer. Madame, le comte d'Eberbach n'a jamais été pour vous qu'un père, n'est-ce pas ?
Frédérique rougit.
- Oh ! par la tombe de votre mère, je vous conjure de ne pas vous arrêter à un misérable scrupule ; les événements sont trop terribles, voyez-vous pour ces vaines susceptibilités de paroles. Le comte d'Eberbach ne vous a jamais traitée, n'est-ce pas, que comme sa fille ? Répondez-moi comme au jugement dernier.
- Je vous l'ai déjà dit, répondit Frédérique avec un embarras qui confirmait pour ainsi dire ses paroles : M. le comte d'Eberbach se mourait lorsqu'il a eu la pensée de m'épouser. J'ai su que, dans sa bonté paternelle, il n'avait songé à me donner son nom que pour avoir le droit de me donner une partie de ses biens. C'est ainsi qu'il s'est offert et qu'il a été accepté. De plus, il a appris l'amour de son neveu, et ç'a été pour lui une nouvelle raison de respecter le pacte consenti avec M. Samuel et avec sa conscience. Il n'y a jamais manqué, et je ne crains pas qu'il y manque jamais. Le comte d'Eberbach a l'âme trop noble et trop pure pour que je conçoive la moindre inquiétude à cet égard. Je n'ai jamais été et je ne serai jamais plus pour lui que la fiancée de son neveu.
- Ah ! merci ! s'écria Gretchen. Vous me retirez un poids de dessus la poitrine. Je recommence à respirer.
Et, se jetant à genoux :
- Soyez béni, mon Dieu ! dit-elle. Vous avez épargné une pauvre femme qui n'aurait pas résisté à cette dernière secousse.
Elle se releva, et baisa les mains de Frédérique.
- La miséricorde du bon Dieu nous a préservées dans le passé, dit-elle. Mais il faut songer à l'avenir.
- L'avenir sera comme le passé, dit Frédérique. Je serai fille du comte d'Eberbach jusqu'au moment où je serai la femme de Lothario. Et, quoi que j'aie dans le cœur, je souhaite que ce moment vienne le plus tard possible. Je souhaite que le comte vive, qu'il guérisse...
- Non pas ! s'écria Gretchen farouche. Il ne faut pas qu'il guérisse. Vous l'avez épousé parce qu'il était malade et mourant ; il ne faut pas que la santé lui revienne. Toute ma sécurité s'en irait. Pour vous décider, il vous a dit qu'il mourrait ; eh bien ! c'est lui qui s'est condamné.
Gretchen disait cela d'un air égaré et bizarre.
- Ne me croyez pas folle, dit-elle à Frédérique qui la regardait avec étonnement, c'est qu'il y a au fond de tout ceci des choses que je ne puis vous dire. Mais vous qui n'avez pas fait de serment, et qui n'avez pas de secret horrible, rien ne vous empêche de tout dire. Ne recommencez plus ce que vous avez fait. Votre silence a failli perdre trois âmes, savez-vous ? Mais pourquoi venez-vous ici, et pourquoi y venez-vous toute seule ?
Frédérique raconta à Gretchen les ennuis que lui avaient suscités depuis le printemps la bizarrerie de sa position entre Julius et Lothario, la jalousie du comte d'Eberbach, sa tristesse à elle en voyant qu'avec toute sa bonne volonté elle n'aboutissait qu'à faire souffrir Lothario et Julius l'un par l'autre, et le conseil que lui avait donné Samuel de rassurer au moins Julius en mettant deux cent lieues entre elle et la ville qu'habitait Lothario.
Lothario à Paris, elle à Eberbach, Julius n'aurait plus peur qu'ils se rencontrassent.
Elle était venue pour la tranquillité du comte d'Eberbach, lequel allait sans doute accourir, heureux et reconnaissant.
- Vous croyez qu'il va vous rejoindre ici ? dit Gretchen.
- Je l'attends et je l'espère, répondit Frédérique.
- C'est bien, dit la chevrière. Je le verrai. Je lui parlerai. Mais, ô mon Dieu ! mon Dieu ! que pourrai-je lui dire ?
- Maintenant que j'ai répondu à vos questions, dit Frédérique, c'est à vous de répondre aux miennes.
Gretchen secoua la tête.
- Je crois à votre affection, poursuivit Frédérique. Vous m'avez prouvé que vous vous intéressiez à moi, et je viens de vous prouver que j'avais confiance en vous. Mais cependant je ne sais pas qui vous êtes, et vous n'avez même pas voulu m'indiquer votre véritable nom pour l'adresse des lettres que je devais vous envoyer à Heidelberg, poste restante.
- Mon nom ne vous apprendrait pas grand'chose, dit la chevrière. Si vous voulez le savoir, je m'appelle Gretchen. Je suis une gardeuse de chèvres. Ce n'est pas cela qui vous renseignera beaucoup.
- Qui êtes-vous ? insista Frédérique. Vous me questionnez toujours, et vous ne voulez jamais me répondre. Vous vous préoccupez de moi comme si j'étais votre fille, vous faites tous les ans de longues routes à pied pour me voir quelques minutes, et les choses qui m'arrivent vous bouleversent plus que moi. Vous avez une raison pour être ainsi. Et lorsque le hasard m'emmène loin de la ville où j'ai été élevée, lorsque je viens dans un pays où je n'espère voir aucun visage que je connaisse, la première personne que je rencontre, c'est vous ! Tout cela est extraordinaire. Il y a bien certainement entre nos deux existences un lien que je ne sais pas. Oh ! je vous en prie, dites-moi seulement un mot : connaissez-vous ma mère ?
- Ne me demandez pas cela, répondit Gretchen. Là-dessus, j'ai la bouche scellée. Je suis une pauvre femme qui vous aime et qui a juré à Dieu et aux morts de veiller sur vous. Je ne manquerai pas à ce serment, soyez tranquille ; mais je ne manquerai pas à l'autre non plus. J'ai juré de ne rien dire. Personne ne sait rien, ni vous ni même M. le comte d'Eberbach. Les morts lèveraient la pierre du sépulcre et viendraient mettre leur main glacée sur mes lèvres pour les empêcher de s'ouvrir. Et pourtant, comment vous sauver sans dire la vérité au comte ? Comment, si je ne lui éclaire pas le passé, verra-t-il l'abîme ? Guidez-moi, mon Dieu ! car j'ai peur de devenir folle, et c'est le moment moins que jamais. Je n'ai pas trop de toute ma raison pour tirer cette chère et douce enfant du péril où l'ont jetée mes imprudences.
Tout à coup, la jeune comtesse poussa une exclamation qui fit sortir Gretchen de sa sombre rêverie.
- Qu'avez-vous donc ? demanda la chevrière.
Frédérique montra le miroir qui était devant elle.
- Une chose singulière, dit-elle. Tout à l'heure, en regardant par hasard dans cette glace, il m'a semblé que j'y voyais deux fois ma figure.
Et elle se retourna vers le mur qui était en face du miroir.
- Ah ! c'est ce portrait, dit-elle en désignant le portrait de la sœur de Christiane. Mais je ne m'étais pas tout à fait trompée ! et mes yeux ne s'ouvraient pas sans raison. Voyez donc, Gretchen, comme ce portrait me ressemble.
- Oh ! c'est vrai, s'écria Gretchen. Je ne l'avais pas remarqué encore, mais c'est bien vrai ; sans la différence d'habillement, on dirait que c'est vous.
Elle s'arrêta court. Frédérique fixa sur elle un regard interrogateur.
- Tout ce qui m'arrive est étrange, dit-elle. Qu'est-ce que cela signifie ? Comment ce portrait me ressemble-t-il à ce point ? Savez-vous ce que c'est que ce portrait ?
- Oui, balbutia Gretchen. C'est le portrait de la sœur de la première comtesse d'Eberbach.
- De la sœur de Mme Christiane ? demanda Frédérique, qui pâlit.
- Oui, répondit la chevrière. Mais vous pâlissez !
- J'ai peur, dit Frédéque. C'est que M. Lothario est le neveu de Mme Christiane ; c'était la mère de M. Lothario. Et voilà que moi, je ressemble à cette mère ! Gretchen ! Gretchen ! la mère de M. Lothario, est-ce que c'était ma mère aussi ?
- Oh ! rassurez-vous, ma chère dame, vous n'êtes pas la sœur de M. Lothario.
Frédérique respira.
- Vous en êtes bien sûre ? répéta-t-elle.
- Celle dont vous voyez ici le portrait, reprit Gretchen, est morte bien des années avant votre naissance. J'ai assisté à sa mort.
- Merci ! s'écria Frédérique. Je vois bien maintenant que vous êtes vraiment mon amie. Oh ! merci !
- Eh bien ! si vous sentez que je vous aime vraiment, faites ce que je vous dis, et laissez-vous conduire par moi, qui, seule, entendez-vous, seule au monde, sais les dangers que vous courez et peux vous en garantir. Et pourtant, ne m'interrogez jamais, ne cherchez pas à savoir ce qu'il y a derrière vous, dans votre passé, dans votre berceau. Par respect pour tout ce que vous devez aimer et vénérer, ne sondez pas des secrets que vous ne pouvez pas connaître. Jusqu'à présent, la Providence vous a miraculeusement protégée et conduite. Laissez-la faire et vous mener toujours.
- Je ne demande pas mieux, Gretchen. Mais il ne dépend pas de moi de ne pas être troublée de tout ce que vous me dîtes. Vous me dîtes qu'un péril me menace, et vous ne voulez pas me révéler ce péril. Si je l'ignore, qui m'en défendra ?
- Moi. Me promettez-vous cette fois de ne me rien cacher et de me prévenir à temps de tout ce qui peut vous arriver ?
- Je vous le promets.
- Ne manquez pas à cette promesse-là, au nom de votre bonheur et de l'âme de votre mère. Aussitôt que M. le comte d'Eberbach sera au château, ou bien dès que vous recevrez de Paris la nouvelle la plus insignifiante, vous me ferez avertir.
- Où ?
- Vos domestiques me connaissent. Vous leur direz d'aller me chercher ; ils ne seront pas embarrassés pour me trouver, et j'accourrai vite, allez. Ainsi, c'est convenu ?
- C'est convenu, dit Frédérique.
à ce moment, on frappa à la porte du petit salon.
- Le souper est servi, dit la voix de Mme Trichter.
- Vous allez manger avec nous, ma bonne Gretchen ? dit Frédérique.
- Non, merci, dit la chevrière ; ce n'est pas dans mes habitudes, cela. J'ai soupé à Neckarsteinach ; et puis, mes chèvres ont besoin de moi. Je les ai confiées à une autre gardeuse ; mais, comme elles vont être contentes de me retrouver ! Je ne veux pas retarder leur joie.
Elle descendit avec Frédérique, lui fit renouveler sa promesse de la tenir au courant de tout, et la quitta après lui avoir baisé les mains.
Quand Frédérique remonta à sa chambre, elle s'interrogea elle-même, pleine de rêverie et de tendresse.
Elle éprouvait une singulière impression, dans ce pays inconnu où elle se trouvait brusquement transplantée dans ce château plein de souvenirs sinistres où elle venait déposséder la mémoire d'une autre, et où son ignorance des lieux se compliquait du mystère de sa destinée.
Quelle était cette terreur subite qui avait saisi la chevrière en apprenant que Frédérique avait épousé le comte d'Eberbach ? Pourquoi Gretchen ne s'était-elle un peu calmée qu'en apprenant que le comte d'Eberbach était resté pour elle un père ?
Une angoisse inexprimable serrait le cœur de Frédérique.
Toute seule dans ce grand château peuplé de souvenirs terribles – Lothario lui avait raconté le suicide de Christiane –, elle sentait vaguement remuer autour d'elle des malheurs, des crimes peut-être. Ce que Lothario lui avait dit lui revenait à la pensée et l'effrayait moins encore que ce que Gretchen n'avait pas voulu lui dire.
Dans tous ces meubles qu'elle ne connaissait pas la veille, dans ce lit qui n'était pas le sien, dans ces tentures et dans ces tableaux qui la recevaient comme une étrangère, elle ne se trouvait qu'un ami : le portrait de la mère de Lothario. Maintenant qu'elle n'en avait plus peur, elle l'aimait ; maintenant qu'elle ne craignait plus que ce fût sa mère, elle était contente que ce fût la mère de Lothario.
Elle s'agenouilla devant, et lui fit des signes d'affection et de tendresse, croyant que c'était à sa mère qu'elle les faisait.
Cette ressemblance était un rapport de plus entre elle et Lothario. Elle y voyait une sorte de prédestination de parenté. Elle était déjà de sa famille.
Elle était contente d'en être un peu, à présent qu'elle n'avait plus peur d'en être trop.
Elle resta à contempler ce portrait et à lui sourire jusqu'au moment où la fatigue du voyage lui ferma les yeux, et assoupit les tumultueuses pensées qu'avaient soulevées dans son esprit les réticences de la chevrière.



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