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Chapitre XLV
L'apparition

Gretchen, elle, ne dormit pas.
En quittant Frédérique, elle courut chez la gardeuse à laquelle elle avait confié ses chèvres. Elle la trouva qui venait de les rentrer ; elles étaient déjà enfermées pour la nuit.
- C'est bon, dit Gretchen, je viendrai les chercher demain matin.
Mais, au moment où elle allait s'en retourner à sa cabane, une des chèvres, ayant apparemment reconnu la voix de sa maîtresse, se mit à bêler de joie, et réveilla les autres.
- Vous ne voulez pas que je parte sans vous ? dit Gretchen, Eh bien ! soit ; je vais vous emmener.
Elle ouvrait la porte de l'étable où elles étaient parquées. Les chèvres sortirent en hâte, et vinrent gambader gaiement autour de Gretchen.
- Adieu, dit Gretchen à la gardeuse. Je vous remercie toujours de l'intention, et nous réglerons notre compte.
Et, disant à ses chèvres : « Venez ! » elle reprit la route de sa cabane.
En arrivant, elle fit entrer ses chèvres dans le rocher, leur gîte habituel.
Quant à elle, elle n'entra pas dans sa cabane.
Elle se mit à marcher à grands pas à travers les roches, essayant de rafraîchir son front à l'air froid de la nuit.
« Qu'est-ce que je ferai ? se demandait-elle. Frédérique me préviendra quand le comte d'Eberbach viendra au château. Mais réfléchissons. à quoi cela me servira-t-il d'être prévenue ? Est-ce que je peux parler ? Est-ce que je n'ai pas juré le secret à Christiane mourante ? Et puis-je manquer à un serment fait à une morte, et à celle-là ? »
» On ne devrait jamais faire de serment à personne, puisqu'on ne sait jamais ce qui peut arriver.
» J'ai juré à celle qui dort dans le gouffre de ne jamais révéler son secret à personne, surtout à Julius. C'est pour dérober ce secret à tout le monde, à Julius surtout, que Christiane s'est tuée. Elle a payé assez cher le mystère pour qu'il lui appartienne. Elle a dû assez souffrir en abandonnant le mari qu'elle aimait, en renonçant si jeune à la vie, en se jetant la tête la première dans cet abîme où son pauvre cher corps, si beau, s'est brisé contre les roches ! Et toute cette misère-là aurait été inutile ! Et elle aurait tout sacrifié, tout souffert, tout subi, pour rien ! Elle se serait tuée pour laisser vivre son honneur, et elle aurait tué son honneur aussi !
» Non, cela ne sera pas ! Ce ne sera pas moi, au moins, qui démentirai ainsi l'espérance de son suicide, et qui la retuerai dans la réputation qu'elle a laissée.
» Mais cependant, comment puis-je laisser s'accomplir la fatalité qui s'apprête ? Oui, M. le comte a respecté jusqu'à présent la fiancée de son neveu. Mais il était mourant, il était glacé par la tombe, où il entrait déjà ; son sang était froid dans ses veines ; il n'avait plus rien des passions d'un homme. Et encore, il a eu des accès de jalousie lorsque Frédérique était trop familière avec Lothario. Cela a même été si loin, qu'elle a été obligée, pour la tranquillité du comte et pour la sienne, de se séparer de Lothario et de venir s'enterrer ici
» M. le comte va venir l'y rejoindre.
» Qui sait s'il ne va pas recouvrer ici la santé et la force ?
» Non, bien sûr, il ne faut pas qu'il guérisse. Non, Dieu ne lui rendra pas la santé. Avec la santé, l'amour reviendrait. Frédérique est si belle, si pure, si adorable ! Chaste et sainte enfant qui se croit garantie parce qu'elle est la fiancée de Lothario ! Les hommes qui veulent une femme n'ont pas de scrupules ; je le sais, moi ! Vertu, crime, probité, lâcheté, rien n'existe plus alors.
» Ah ! il me faut, à moi, une autre garantie que la parole d'un homme qui aime. Je crois le comte d'Eberbach honnête, s'il s'agissait de ne pas voler une bourse ; mais je le crois capable, comme tous les hommes, de toutes les infamies et de toutes les bassesses, lorsqu'il s'agit de prendre une femme. D'ailleurs, c'est sa femme, à lui ; c'est lui qu'elle a épousé, et tout le monde lui donnerait raison.
» Alors, je n'ai qu'un moyen, c'est de tout dire. D'un mot, je puis arrêter le comte d'Eberbach. Je peux le faire reculer, pâle et épouvanté de ce qu'il allait commettre. Je n'ai qu'un mot à dire pour cela.
» Et ce mot qui sauverait tout, j'ai juré de ne pas le dire !
» Mais voyons. Pour qui est-ce que je me tais ? Pour Christiane. Suis-je bien sûre de réaliser son désir ? Si elle pouvait revenir, si elle était là, si elle voyait l'horrible situation où notre malheur vient de nous placer, persisterait-elle à exiger le secret ? Ne voudrait-elle pas, au contraire, le rompre ? Laisserait-elle une seule minute de plus Frédérique exposée au malheur monstrueux qui la menace ?
» Non, certainement. Alors, plus de réputation ni d'honneur qui tiennent ; Christiane serait trop heureuse de se perdre pour sauver Frédérique ; elle dirait tout ; elle affronterait l'injuste mépris du monde, et, plus que cela, la douleur de son mari. Elle montrerait la tache de son honneur pour en épargner une à la conscience de Frédérique. Elle payerait joyeusement de son opprobe la pureté de Frédérique.
» Mais ce que Christiane ferait certainement, ai-je, moi, le droit de le faire ? M'a-t-elle déliée de ma promesse solennelle ! ô mon serment ! mon serment !
» Laisser Frédérique exposée à la passion du comte, impossible ; dire le mot qui la délivrerait, impossible encore.
» Que résoudre ?
» Entre l'honneur de Christiane et l'innocence de Frédérique, entre le crime de Frédérique et mon parjure à moi, comment choisir ? »
Gretchen erra toute la nuit à travers ces perplexités et ces irrésolutions. L'aube la surprit assise à terre, le front sur les genoux, et les cheveux dénoués.
Elle alla ouvrir à ses chèvres, et les mena dans la côte.
Elle y resta toute la journée, choisissant de préférence les endroits d'où elle plongeait sur le château d'Eberbach, et épiant s'il n'arrivait personne et si Frédérique n'envoyait pas un domestique à sa recherche.
Le soir, elle rentra, et se coucha, cette fois. Son corps commençait à ne pouvoir plus porter son âme, et voulait du repos.
Le lendemain, elle ne retourna pas au château.
Elle attendait que Frédérique la fît demander.
Jusqu'à ce que le comte fût arrivé, oui que Frédérique en eût des nouvelles, que serait-elle allée faire ou dire au château ? Frédérique ne manquerait pas de la presser de questions, et il était inutile qu'elle allât chercher des interrogations auxquelles elle était décidée à ne pas répondre.
Elle attendait.
Frédérique, de son côté, attendait aussi. Le lendemain de son arrivée, elle espérait trouver à son réveil Samuel ou Julius, ou au moins une lettre.
Elle ne trouva personne ni rien.
Le lendemain encore et le surlendemain, ce fut la même chose.
Trois jours se passèrent sans qu'elle eût aucune nouvelle.
Elle se demandait ce que cela voulait dire. Comment n'avait-elle pas au moins un mot de M. Samuel Gelb ? Et quelle raison pouvait expliquer le silence du comte d'Eberbach ? Il était impossible que Samuel ne lui eût pas dit pourquoi elle partie et où elle était.
Alors, comment son mari ne lui donnait-il pas signe de vie ?
Que le comte ne fût pas accouru en toute hâte pour la remercier et la tranquilliser, ses affaires avaient pu l'en empêcher et le retenir quelques jours ; mais il n'y a pas d'affaires qui empêchent d'écrire un mot à une pauvre jeune fille qui s'est dévouée à votre bonheur et qui attend dans les transes de l'incertitude et de l'anxiété l'effet de son dévouement et de son sacrifice.
était-ce donc qu'au lieu d'être heureux et reconnaissant du départ de Frédérique, comme M. Samuel Gelb l'avait promis à la jeune femme, le comte en avait été choqué et fâché ? En voulait-il à Frédérique d'avoir agi à son insu et de lui avoir fait mystère d'une démarche aussi décisive, de lui avoir forcé la main en quelque sorte et de l'avoir arraché brusquement aux occupations qui, comme il le lui avait toujours dit, l'obligeaient de rester en France ?
était-il mécontent contre elle qu'elle l'eût ainsi placé, sans même le consulter, entre ses intérêts et sa femme ?
« Oh ! tant pis ! se dit Frédérique. J'aime mieux tout que cette incertitude. Si, demain encore, je n'ai pas de nouvelles, je repars pour Paris. J'ai eu tort d'écouter M. Samuel Gelb, qui devait venir, ou du moins m'écrire, aussitôt qu'il aurait parlé au comte. Je parlerai au comte moi-même. On s'explique mieux de près que de loin, et j'ai déjà assez souffert d'un malentendu pour ne pas vouloir que les malentendus recommencent. »
Le lendemain matin, elle sonna ; Mme Trichter parut.
- Il n'y a rien ? demanda Frédérique.
- Rien encore.
- C'est bon. Dites qu'on aille me commander des chevaux. Je retourne à Paris.
- à Paris ! dit Mme Trichter.
- Oui, à Paris. Pas un mot. C'est une chose décidée.
Mme Trichter sortit.
Mais elle remonta presque aussitôt.
- Madame ! une lettre ! s'écria-t-elle en entrant.
- Ah ! c'est bien heureux, dit Frédérique. Donnez vite.
C'était une lettre du comte d'Eberbach.
Frédérique lut :
Ma chère fille,
Je commence par te remercier...
Frédérique s'interrompit. C'était la première fois que le comte la tutoyait. Ce changement de manière lui fit un effet singulier.
Elle continua :
Je commence par te remercier de la bonne intention de ton départ. Tu es pure et dévouée comme un ange. Si tu savais, ma chère fille, combien je me repens des contrariétés que j'ai pu te causer. Je ne t'ai jamais dit, et je n'ai jamais su moi-même avant ce moment, de quel cœur de père je t'adorais. Je voudrais bien te revoir pour te l'exprimer mieux que je ne l'ai fait jusqu'ici. Dieu me permettra de ne pas mourir sans t'avoir revue.
Cependant il faut que je reste à Paris, mon enfant bien-aimée, pour veiller précisément à des choses qui t'intéressent. Ne sois pas inquiète de moi. Je ne vais pas mal. Je ne reste, je te le répète, que pour travailler à une chose qui peut hâter ton bonheur. Mais pardonne-moi de désirer qu'il n'y ait pas tant de distance entre nous. Ne pouvant te rejoindre, je te prie de venir me trouver.
Ne crois pas pour cela que ton voyage aura été inutile. Non, il aura produit, au contraire, des résultats auxquels nul de nous ne pouvait s'attendre.
Pour que tu n'aies pas une seconde fois l'ennui de faire toute seule cette longue route, je t'envoie, pour te ramener, une personne qui arrivera à Eberbach le même jour que cette lettre.
Frédérique, je te recommande de recevoir cette personne comme tu me recevrais moi-même. Bien qu'elle te soit inconnue, elle t'aime plus profondément que tu ne peux croire. Aime-la bien.
Et reviens vite avec elle, car les minutes vont me sembler des siècles jusqu'à votre retour.
Ton père dévoué,
Julius d'EBERBACH.
Frédérique fut frappée du ton à la fois affectueux et grave qui régnait dans toute cette lettre.
évidemment, le comte lui cachait quelque chose. Il était survenu un incident quelconque qui avait changé les rapports entre eux. La tendresse du comte semblait s'être profondément modifiée.
Qui donc avait pu le rendre à la fois plus sérieux et plus tendre ?
Et quelle était cette personne inconnue qui allait venir chercher Frédérique ?
à qui s'adresser dans ce nouveau revirement de sa destinée ?
Frédérique pensa à Gretchen.
Elle avait promis à la chevrière de l'avertir aussitôt qu'elle recevrait des nouvelles de Paris.
Elle l'envoya chercher.
Gretchen accourut.
La chevrière écouta la lecture de la lettre du comte sans dire une parole.
Lorsque la lettre fut finie, elle demeura rêveuse et plongée dans ses méditations.
- Il faut que je réfléchisse, dit-elle, avant de vous donner un conseil. Cette personne qui doit vous ramener va sans doute arriver dans la journée. Je vous demande seulement de ne partir que demain matin. Moi, je vais employer tout le jour à penser à ce qu'il faut que nous fassions ce soir.
Et elle sortit.
Mille idées contradictoires bourdonnaient dans la tête de Gretchen. Le comte était grave et paternel ; et, d'un autre côté, Frédérique lui avait signalé ce tutoiement inaccoutumé.
Pourquoi ce silence de Samuel ? Ses anciens soupçons à l'endroit de Samuel Gelb lui revinrent subitement. C'était lui qui avait machiné le départ de Frédérique à l'insu de Julius ; qui sait s'il n'y avait pas là-dessous une perfidie et une trahison de cette méchante âme ?
Il aimait Frédérique ; il avait voulu l'épouser. Il s'était retiré bien facilement et bien complaisamment devant Julius et puis devant Lothario ! Croire qu'il se fût retiré sans arrière-pensée, qu'il se fût dévoué sincèrement, Gretchen le connaissait trop pour cela. Il avait dû, évidemment, se donner les apparences du sacrifice et chercher en dessous à regagner ce qu'il avait paru céder.
Une affreuse idée traversa la cervelle de la chevrière.
La lettre de Julius ne disait pas même le nom de Lothario. Qu'était devenu Lothario là-dedans ? Cette omission de Lothario d'une part, de l'autre la familiarité inusitée, et enfin la gravité presque triste de la lettre, tout cela n'indiquait-il pas que, d'une façon ou d'une autre, le comte d'Eberbach croyait pouvoir maintenant traiter Frédérique comme sa femme ?
Ce misérable Samuel aurait-il arrangé la fuite mystérieuse de Frédérique de telle sorte que Frédérique eût eu l'air d'être enlevée par Lothario ?
L'idée d'un duel entre l'oncle et le neveu ne vint pas à Gretchen ; mais le comte d'Eberbach pouvait avoir traité si mal Lothario, que, dans un moment de désespoir, Lothario avait pu faire ce que Christiane avait fait autrefois : se tuer.
Alors tout s'expliquait : la tristesse de la lettre, l'omission du nom de Lothario, le tutoiement, et cette personne pour ramener Frédérique, et sans doute pour la préparer en chemin à l'affreuse nouvelle qui l'attendait à son retour à Paris.
Que faire ?
Gretchen, enfiévrée et comme folle, passa toute la journée à rouler toutes sortes de projets insensés.
Enfin, le soir tombant, elle prit une grande résolution.
Elle se leva brusquement, et, sans s'arrêter une seconde, de crainte que son courage ne faiblît, elle alla droit où elle n'était jamais retournée depuis dix-huit ans, au Trou de l'Enfer.
La nuit était noire.
De grands nuages sombres, poussés par le vent, s'écrasaient lourdement sur la lune sinistre.
Les spectres des arbres se dressaient dans des attitudes lugubres.
à mesure que Gretchen approchait du terrible abîme, son cœur se resserrait, comme broyé entre des tenailles.
Elle arriva.
Son pas fit envoler une centaine de corbeaux qui nichaient au bord du précipice, et qui se mirent à tourbillonner en croassant.
Mais la chevrière ne se préoccupait guère de toutes ces épouvantes extérieures. C'était la nuit de son cœur qui l'effrayait.
Elle s'agenouilla.
Puis elle s'écria à voix haute :
- Ma Christiane ! ma maîtresse adorée ! chère morte toujours vivante en moi, je reviens, après dix-huit ans, à cet abîme qui est ton tombeau pour te demander ce que je dois faire, et pour suivre la pensée que tu m'enverras. Christiane, si quelque chose des morts leur survit, si ton âme ressent encore les tristesses de ceux que tu as laissés sur cette terre, si Dieu, à qui j'en appelais le jour de ta mort, à cette même place, sait toujours protéger les bons et punir les méchants, Christiane ! Christiane ! Christiane ! éclaire-moi, inspire-moi, parle-moi !
- Gretchen ! dit une voix derrière elle.
En même temps, une main se posa sur l'épaule de la chevrière.
Gretchen se retourna épouvantée. Mais ce qu'elle vit en se retournant redoubla son épouvante.
Christiane, oui, Christiane elle-même était là, debout à côté d'elle.
Un rayon de lune éclairait son visage pâle mais calme. Elle était vêtue de noir. Elle paraissait agrandie et transfigurée. Gretchen voulut crier, mais elle ne put articuler une syllabe.
La miraculeuse apparition reprit, d'une voix lente et douce :
- Ne crains rien, ma Gretchen : Dieu t'a entendue, et moi je te bénis. Lève-toi, ma Gretchen, et suis-moi.
Et elle se mit à marcher.
Gretchen se leva et la suivit.



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