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Chapitre XLIX
La réparation

Le comte d'Eberbach prit les mains d'Olympia.
- Merci ! s'écria-t-il. Oui, je vous crois. J'ai besoin de vous croire. Tant d'affections et de sympathies m'ont menti, que je suis bien touché, je vous jure, d'en rencontrer une sincère et durable.
» Olympia, je vous remercie cordialement de ce sentiment dont vous me donnez seulement aujourd'hui des preuves si anciennes déjà.
» Ainsi, un cœur dévoué a passé auprès de moi sans que je m'en sois aperçu. Je ne vous ai pas connue, et je vous aurais méconnue sans doute.
» Ne vous repentez pas de ne pas être venue à moi il y a dix-huit ans. Je ne vous aurais pas aimée, pas plus que je n'ai aimé aucune de ces femmes qui vous ont rendue si gratuitement jalouse. »
C'était le tour d'Olympia de le regarder avec étonnement.
- Ah ! reprit-il, si vous aviez vu ce qui se passait en moi lorsque je me livrais à ces scandales qui amusaient ou indignaient Vienne, vous n'auriez pas envié, soyez en sûre, Mme de Rosentahl, ni Rosmonda, ni même Berthe aux petits pieds. Je faisais du bruit autour de moi pour étourdir une voix qui sanglotait en moi.
» J'étais incapable d'une émotion qui fût digne de vous. Mon cœur était mort avec la seule femme que j'ai jamais aimée, Christiane. »
Olympia ne put retenir un mouvement de joie.
- Est-ce bien vrai ? demanda-t-elle.
- Jamais, continua-t-il, Christiane n'est morte pour moi. Pauvre chère ange ! Vous savez, sans doute, de quelle horrible mort elle a péri.
» Ce sont là des impressions qui ne s'effacent pas d'une mémoire humaine, voyez-vous !
» On vit parce que l'instinct de la bête vous retient et vous mène ; on tâche d'oublier, on ferme les yeux et les oreilles, mais on voit toujours le gouffre béant, et l'on entend toujours le cri sinistre qui remonte seul. Et, à cette pauvre femme qui n'a pas eu de sépulture, on en fait une dans son cœur. On la porte partout avec soi. On fait semblant de rire et de chanter, et de boire et d'aimer. Et c'est justement quand on souffre le plus, qu'on se jette plus profondément dans les distractions folles et dans les extravagances désordonnées.
» Lorsque vous m'écriviez, madame, les billets qui me recommandaient de ne pas oublier Christiane, vous croyiez m'écarter des débauches et des orgies ; vous m'y plongiez plus avant.
» Madame, c'est précisément parce que je me souvenais trop de Christiane, que j'usais par tous les bouts ma vie désormais insupportable.
» Elle s'était jetée dans l'abîme, je me jetais à corps perdu dans le vice ; chacun notre abîme. J'allais la retrouver. »
- était-ce donc ainsi ? s'écria Olympia tout émue. Ah ! si je l'avais cru !
- Qu'auriez-vous pu faire ? répliqua le comte d'Eberbach.
- J'aurais fait une chose, Julius, qui aurait probablement modifié notre existence à tous deux.
- Quelle chose ? demanda Julius incrédule.
- Le passé est passé, dit-elle. Mais je croyais n'avoir à vous demander qu'un pardon, Julius, et je vois que j'en ai deux.
En ce moment, le soleil, arrivé au bord de l'horizon, s'affaissa tout à coup, et ne laissa plus dans la pénombre toujours s'obscurcisssant que deux ou trois nuages éclairés de reflets roses.
Julius s'aperçut de la chute du jour, et, se levant :
- Je ne vous pardonne pas, Olympia, dit-il, je vous remercie. Mais vous avez raison, le passé est le passé, et votre amour n'aura été pour moi que l'adieu de ce reflet du soleil à notre hémisphère. Maintenant, tout appartient à l'ombre, le ciel à la nuit et mon âme à la haine.
- Il y a quelqu'un, dit Olympia gravement, que vous avez en effet le droit de haïr.
- Oui, Lothario.
- Non, Samuel Gelb.
- Vous avez des preuves ? demanda-t-il nettement.
- Oh ! de telles preuves, dit Olympia, avec des yeux qui, tout à coup, se remplirent de larmes, de telles preuves que, même pour vous sauver la vie et pour vous sauver l'âme, j'ai hésité un moment si je vous les apporterais.
- Parlez.
- Mais vous m'avez dit que vous aviez confiance en moi. C'est que, si le récit que j'ai à vous faire ne vous convainc pas, il ne me restera plus qu'à mourir de honte et de douleur. Répétez-le-moi : vous croyez bien à ma sincérité, n'est-ce pas ?
- Comme à la trahison de Lothario.
- Ce que j'ai à vous dire, reprit Olympia avec un violent effort sur elle-même, remonte à un temps plus ancien encore que votre séjour à Vienne, au temps où je vous ai connu et aimé. Vous veniez de vous marier et vous viviez au château d'Eberbach.
- Mais il n'y avait là avec moi que Christiane : comment avez-vous pu m'y connaître et m'y aimer ?
- Ne m'interrompez pas, je vous en prie, dit Olympia : je n'ai pas trop de tout mon sang-froid et de toute ma force pour vous dire ce que j'ai à vous raconter. Vous avez foi dans l'amitié de Samuel Gelb ; je vais vous montrer quelle amitié il a pour vous. Vous doutez que ce soit lui qui ait perdu Frédérique : je vais vous prouver que c'est lui qui a perdu Christiane.
- Perdu Christiane ! s'écria le comte d'Eberbach.
- Oui, dit-elle ; Christiane s'est bien jetée dans l'abîme, mais quelqu'un l'a poussée. Ce suicide a été un assassinat, et l'assassin, c'est Samuel Gelb.
- Qui vous a dit cela ? fit Julius pâlissant tout à coup.
- écoutez, dit-elle, et vous allez enfin tout apprendre.
Et alors, elle lui raconta ou lui rappela tout ce qui s'était passé entre Christiane et Samuel, depuis le presbytère de Landeck jusqu'au château d'Eberbach ; le premier et involontaire mouvement de répulsion qu'avait causé à la candide fille du pasteur l'ironie brutale de Samuel ; l'imprudence qu'avait commise Julius en révélant à son ancien camarade l'impression de Christiane ; le ressentiment qui en était résulté dans la nature orgueilleuse et impérieuse de Samuel ; ses menaces à Christiane ; ses déclarations infâmes dont elle n'avait pas osé parler à son mari, de peur d'amener une querelle entre lui et Samuel, dont elle connaissait la force irrésistible à l'épée ; enfin, la nuit même du départ de Julius pour l'Amérique, où se mourait son oncle, la maladie subite du petit Wilhelm, l'intervention de Samuel, et le monstrueux marché où il avait vendu à la mère la vie de son enfant.
Julius écoutait cela, haletant, l'éclair aux yeux, la fièvre aux tempes, les dents serrées.
- Oh ! s'écria douloureusement Olympia en cachant sa figure dans ses mains, ce fut là une odieuse et redoutable minute, celle où la malheureuse mère dut choisir entre son mari et son enfant ! Que pouvait une malheureuse femme tombée au piège de ce démon ? Le pauvre petit Wilhelm râlait dans son berceau, et implorait la vie. Pas de médecin avant deux heures : il avait le temps de mourir trente fois. Et là, entre le berceau de l'enfant et le lit de la mère, un homme disait : « Je vous donne toute la vie de votre enfant si vous me donnez dix minutes de la vôtre. » Ah ! ce sont là des choses trop fortes pour le cœur d'une créature humaine. Ah ! jamais les maris ne devraient quitter les femmes quand elles ont des enfants !
Elle se tut, comme ne pouvant continuer. Le comte d'Eberbach n'osait lui demander de poursuivre.
Elle reprit :
- Cet atroce marché fut proposé, et, ajouta-t-elle brusquement, comme pour s'en débarrasser plus vite, il fut subi...
- Subi ! s'écria Julius avec un accent de rage.
- L'enfant vécut, dit Olympia. Mais ne frémissez pas si vite, nous ne sommes pas au bout. Nous ne sommes qu'au commencement. écoutez.
» Dieu ne ratifia pas l'affreux pacte consenti par la maternité au profit du crime. Il ne voulut pas que l'avenir de ce frêle enfant innocent fût fait de cette ignominie et de cet opprobre.
» Il ne voulut pas que Wilhelm profitât de cette infamie. Wilhelm mourut. Christiane avait sacrifié son mari, et elle n'avait même pas conservé son fils ! La femme s'était perdue sans que la mère y gagnât !
» C'est effroyable, n'est-ce pas ? Eh bien ! ce n'est rien encore. Christiane éprouva quelque chose de plus affreux que de mettre son enfant dans la terre, elle en sentit un autre dans ses entrailles. »
- ô Dieu ! s'écria Julius.
- Et comprenez-vous tout ce qu'il y a de terrible dans ce mot : un autre enfant ! L'enfant de qui ? L'affreuse nuit était la nuit du jour même où vous aviez quitté Christiane. De qui donc était l'enfant que Christiane sentait en elle ? De Samuel ou de vous ?
Julius ne parla pas, mais son geste parla pour lui.
- N'était-ce pas là une situation vraiment navrante ? Christiane ne pouvait pas se tuer, car elle n'aurait pas tué qu'elle. Donc, elle attendait, sombre, seule, amère, maudissant la terre et le ciel, pensant quelquefois que l'enfant était votre enfant, et voulant vivre pour l'aimer ; pensant quelquefois qu'il était de l'autre, et voulant se tuer pour le tuer. Tant de coups répétés étaient trop durs pour elle.,
» Si jeune et si peu faite aux émotions violentes, une pensée la réveillait en sursaut la nuit et lui dressait le cheveux sur la tête : la pensée de tout vous dire, ou de tout vous cacher, de vivre avec ce noir secret entre vous deux, de toucher vos lèvres de ces lèvres qu'un autre avait salies, d'être votre femme en sortant des bras d'un autre. Tout cela passait dans sa pauvre tête comme un orage, et elle sentait sa raison tourbillonner comme une feuille sèche au vent d'hiver.
» Elle devenait folle.
» Le jour où Wilhelm mourut, c'était le soir, à l'heure même où Christiane avait subi l'horrible marché inutile, Christiane tomba sur les genoux, insensée et glacée. La secousse produisit en elle une commotion étrange. Elle sentit qu'elle allait devenir mère.
» Au même moment, votre père accourut, et, pour la consoler, lui tendit une lettre où vous annonciez votre retour d'Amérique et votre arrivée pour le lendemain.
» Ce fut trop à la fois : Wilhelm qui partait, vous qui arriviez, et, pour comble, l'accouchement qui se déclarait. Aucune créature de chair n'eût supporté cela ; elle se sentit devenir folle tout à fait.
» Elle ne dit rien devant votre père, qui s'expliqua d'ailleurs son émotion par la mort de Wilhelm.
» Mais, lorsque le baron d'Hermelinfeld fut couché, elle courut en toute hâte, à peine vêtue, à la cabane de Gretchen.;
» Gretchen n'était pas moins folle qu'elle. Ce que se dirent ces deux pauvres femmes, non, un monstre même en eût été attendri.
» Gretchen jura de garder à jamais le secret de ce qui allait se passer.
» Christiane accoucha et s'évanouit.
» Lorsqu'elle revint à elle, Gretchen n'était plus là ni l'enfant. L'enfant était mort, Gretchen était allée l'enterrer.
» Christiane ne voulut pas attendre le retour de Gretchen.
» Son unique idée était de ne jamais se retrouver en présence de son mari.
» Elle se leva, écrivit un mot d'adieu, courut de toutes ses forces jusqu'au Trou de l'Enfer, et, après avoir demandé pardon à Dieu, elle s'y précipita la tête la première.
- Mais comment savez-vous tout cela ? demanda Julius.
- Si tout cela est vrai, dit-elle sans répondre à la question, Samuel Gelb n'est-il pas un monstre ?
- Oh ! les mots manquent pour le nommer.
- Et croirez-vous maintenant, quand une trahison vient vous frapper, que le traître est le loyal et dévoué Lothario, ou le misérable qui a ainsi perdu et assassiné Christiane ?
- Une preuve ! un témoin ! s'écria Julius avec rage, et ce n'est pas Lothario que je tuerai, c'est Samuel !
- Un témoin ! dit Olympia. Quel témoin voulez-vous ?
- Il n'y a qu'une personne dont la parole fût une preuve, parce qu'en l'accusant elle s'accuserait aussi. Mais cette personne, j'ai cru jusqu'ici qu'elle était morte.
- Peut-être, dit Olympia.
- Peut-être ? répéta Julius d'une voix qu'agitait un tremblement inexprimable.
- Regardez-moi, dit-elle.
Elle se leva.
Tous deux étaient debout. Une dernière lueur du jour tombant sur le visage d'Olympia, à demi effacée par l'ombre, n'en éclairait plus que l'ensemble et la ligne. Le soir estompait et supprimait les modifications que le temps avait dû faire à cette noble et belle tête.
Olympia regardait Julius, non plus de l'œil impérieux de la fière artiste, mais avec l'ineffable douceur de la femme qui aime.
Le regard, le geste, le visage, tout cela illumina comme un éclair le cœur de Julius, qui s'écria :
- Christiane !
Deux heures après la scène que nous venons de raconter, le comte d'Eberbach, Lothario et l'ambassadeur de Prusse se retrouvaient tous les trois dans le même cabinet où, le matin, le comte d'Eberbach avait jeté son gant à la face de son neveu.
Julius s'adressa à l'ambassadeur de Prusse.
- Monsieur l'ambassadeur, dit-il, je vous remercie d'avoir bien voulu passer un instant dans cette pièce avec nous. Mais soyez tranquille, nous ne vous retiendrons qu'un moment. C'est ici et devant vous que l'insulte doit se réparer ce soir. Je reconnais et déclare hautement que j'ai eu tort, et que j'ai été le jouet d'une grossière erreur et d'une trahison infâme.
Et, se tournant vers son neveu :
- Lothario, dit-il, je vous demande pardon.
Il ployait le genou. Lothario s'élança et le retint.
- Mon bon, mon cher père, s'écria le jeune homme avec une larme dans les yeux, embrassez-moi, et tout est dit.
Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
- Par ma foi ! dit l'ambassadeur, je suis ravi que les choses se soient dénouées de cette façon. J'ai pour Lothario une affection et une estime si sincères, que j'espérais bien qu'il y avait là-dessous quelque horrible malentendu qu'on finirait par découvrir. Je suis bien heureux de voir que je ne m'étais pas trompé.
Le comte d'Eberbach serra la main de l'ambassadeur.
- Eh bien ! dit-il, si vous aimez un peu Lothario, j'ai à vous demander quelque chose pour lui et pour moi.
- Parlez, dit l'ambassadeur, je suis tout à votre service.
- Voici, dit Julius. Pour les motifs les plus graves, il est nécessaire que Lothario disparaisse pendant quelque temps. Il devait retourner au Havre, ce soir même ou demain, pour le départ des émigrants allemands et pour les dernières instructions à donner au délégué qui les accompagne et va les installer. Eh bien ! Lothario demande à remplacer le délégué et à accompagner lui-même les émigrants.
- S'il le désire absolument, et si c'est tout à fait nécessaire... dit l'ambassadeur.
- Oui, répondit le comte d'Eberbach ; de cette façon, il disparaîtra pendant le temps qu'il me faut ; il s'est caché en entrant à l'ambassade, et personne ne l'a vu ; il se cachera en sortant. Personne ne l'aura revu depuis ce matin. Dans trois mois, il sera de retour, ayant rendu un service à son pays, et m'ayant permis de faire ce que je dois accomplir.
- C'est dit alors.
- Il partira sous un nom quelconque, n'est-ce pas ? afin que personne au Havre ne puisse le dénoncer.
- Je lui donnerai un passeport sous le nom qu'il voudra.
- Merci, comte, dit Julius. Et maintenant, Lothario, pars tout de suite. Une seconde peut tout compromettre. Salue Son Excellence et embrasse-moi.
Et, embrassant Lothario, Julius lui dit tout bas :
- Embrasse-moi aussi pour Frédérique, pour ta femme.

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