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Chapitre LVIII
Adieux sans embrassements

Le soir du même jour, dans une petite chambre d'une maison du Marais, un homme et deux femmes étaient réunis.
L'homme était Julius ; les deux femmes étaient Christiane et Frédérique.
- Vous avez quelque chose, mon père, disait Frédérique.
- Je t'assure que je n'ai rien, mon enfant, répondit Julius.
- Si fait ! Ordinairement, quand nous nous trouvons réunis tous trois dans cette petite chambre où nous pouvons nous voir en secret, vous avez le sourire aux yeux et la gaieté aux lèvres ; vous paraissez heureux de nous voir, ma mère et moi. Et aujourd'hui, vous êtes grave, vous êtes triste, et vous nous faites à toutes deux des recommandations solennelles, comme si vous alliez nous quitter. On croirait que vous nous dites adieu.
- Ma chère fille, à mon âge et dans mon état, n'est-il pas prudent, chaque fois qu'on se sépare de ce qu'on aime, de se dire adieu ?
- Est-ce que vous vous sentez plus mal que la dernière fois ? Avez-vous des inquiétudes ?
- Non, ma Frédérique. Mais, vois-tu, dans une demi-heure, nous allons nous quitter. La prudence veut que nous ne nous donnions rendez-vous ici tous trois qu'une fois par semaine. Sans cela, on ne tarderait pas à découvrir notre retraite ; et que penserait le monde de me voir ainsi, entre celle qu'on croit ma femme et celle qu'on a cru ma maîtresse ? Et puis, il y a encore d'autres raisons pour lesquelles il est nécessaire qu'on ignore que nous nous voyons. Donc, je vais en avoir pour huit jours à ne pas me retrouver avec vous. Et, dans huit jours, il peut arriver tant de choses !
- Qu'est-ce qui peut arriver ?
- Que sais-je ? La Providence tient l'avenir dans sa main. Mais sois tranquille : à ton âge, l'avenir, c'est le bonheur, c'est une longue existence c'est l'espérance infinie. Je veux que tu sois heureuse, ma fille chérie, et je te promets que tu le seras bientôt.
- Je le suis dès à présent, cher père, quand je vous vois, et je le serais tout à fait si je vous voyais souriant.
Christiane ne disait rien. Elle regardait, muette, le visage de son mari, cherchant à y lire le dessein que faisaient soupçonner son attitude et son accent plus graves que de coutume.
Elle devinait bien que Julius avait une résolution prise. Mais laquelle ?
Elle n'osait pas l'interroger, craignant d'effrayer Frédérique, et elle faisait semblant d'être tranquille, pendant qu'au fond du cœur, elle souffrait et frissonnait, songeant à la conversation qu'elle avait eue avec Julius avant d'aller à Eberbach, le jour où il lui avait dit qu'il ne pouvait les sauver tous qu'en mourant.
Julius comprit l'anxiété de Christiane.
- Vous voilà toutes deux bien troublées pour une chose bien simple, reprit-il. Parce que vous dis aujourd'hui ce que j'aurais dû vous dire toutes les fois, parce que, dans un temps où les trônes croulent en vingt-quatre heures, je me souviens que moi, pauvre vieillard prématuré et pauvre malade agonisant, je ne suis pas plus éternel qu'une dynastie, vous voilà dans les transes et dans les terreurs. Je suis sûr que Christiane pense dans ce moment à une chose que je lui ai dite il y a un mois, un jour que je cherchais une façon d'arranger nos affaires. Je lui ai parlé d'un moyen ; mais il n'y a pas que celui-là. à force de chercher, j'en ai trouvé un autre.
- Lequel ? dit Christiane.
- C'est mon secret. Vous le saurez dans huit jours.
- Vous nous le direz ?
- Je vous l'écrirai.
- écrire ? s'écria Frédérique. Vous partez donc ?
- Quand même je ferais un voyage de quelques jours, en quoi cela devrait-il vous inquiéter ?
- Si vous partez, mon père, dit Frédérique, pourquoi ne nous emmenez-vous pas avec vous ?
- Je ne pars pas, répondit Julius. Du moins, il est à peu près certain que je n'aurai pas besoin de partir. D'ailleurs, je partirais que je ne pourrais pas vous emmener. Que dirait-on de nous voir tous trois ensemble ?
- Qu'importe ce qu'on dirait ? Et puis, sinon toutes deux, une du moins peut vous suivre.
- L'une sans l'autre ? dit Julius. Et que deviendrait la mère sans la fille, ou la fille sans la mère ?
- Mais vous ne pouvez pourtant pas voyager seul, insista Frédérique.
- Je ne voyage pas seul
- Qui donc vous accompagnera ?
- Un ami sûr, qui voudra bien se charger de moi.
Julius prononça ces derniers mots d'un ton étrange.
- écoutez-moi, mon père, s'écria Frédérique, vous voulez nous rassurer, mais il est évident que vous avez un secret. Vous êtes arrivé tout triste, vous si joyeux d'habitude lorsque vous veniez ici. Puis vous m'avez parlé d'un ton de père qui va quitter sa fille et qui craint de ne plus la revoir. Vous m'avez dit que vous étiez vieux, qu'il fallait m'attendre à ne plus vous avoir longtemps, mais que ma mère me resterait. Vous m'avez priée de vous pardonner les peines que vous avez pu me causer malgré vous, comme si, au contraire, je n'avais pas à vous remercier de tout ! Eh bien ! si vous êtes comme cela aujourd'hui, c'est qu'il y a quelque chose que vous me cachez. Ou bien vous vous croyez très malade, ou bien vous allez partir. Vous êtes à la veille d'un grand péril ou d'un long voyage, c'est visible. Mon père, je vous en conjure, dites-nous ce que vous avez. Si vous êtes malade, notre place est à votre chevet. Le monde pensera ce qu'il voudra ; moi, je veux vous soigner.
- Je ne suis pas malade, dit Julius avec un regard attendri. Regarde-moi ; tu peux voir à mon visage que je suis plutôt mieux portant que je ne l'ai été depuis bien des mois. De retrouver ma femme et ma fille, cela m'a rendu la santé.
- Alors c'est que vous partez ? dit Christiane.
- écoutez, dit Julius qui désespéra de se faire croire s'il niait absolument, il est possible que j'aie à faire un voyage de courte durée, mais rien n'est encore résolu. Dans tous les cas, je ne partirai que dans trois jours. Ainsi, nous aurions le temps de nous revoir et d'en reparler.
- Vous ne partirez pas avant de nous avoir revues ? dit Christiane.
- Je le promets !
- J'ai un moyen de vous forcer à tenir votre promesse, interrompit Frédérique.
- Quel moyen ?
- C'est de ne pas vous dire adieu aujourd'hui.
- Oh ! murmura Julius.
- Je vois bien ce que vous comptiez faire, poursuivit la charmante fille. Vous nous auriez attendries en nous parlant de toutes sortes de choses tendres ; nous nous serions jetées dans les bras l'un de l'autre ; nous aurions pleuré, et puis vous seriez parti demain sans rien dire avec nos adieux surpris. Mais nous ne nous prêterons plus à votre plan, ma mère et moi. Si vous voulez que nous vous disions adieu, il faudra que vous conveniez de votre départ. Pas d'adieu aujourd'hui. Si vous voulez être embarrassé, nous verrons, la prochaine fois.
- Tu as raison, mon enfant, dit Julius d'une voix étranglée et luttant contre une émotion qu'il eut la force de ne pas laisser voir sur sa figure. Ne m'embrasse pas. Tu seras sûre comme cela que je ne partirai pas sans t'avoir revue ; car ce serait quelque chose de trop affreux pour un père que de se mettre en route pour un voyage dont il ne reviendra peut-être pas sans emporter même le baiser de son enfant.
Julius s'arrêta, ne pouvant continuer.
Il reprit :
- Maintenant, il faut nous séparer. à bientôt ; à la semaine prochaine si je ne pars pas ; à demain ou après-demain si je pars. Je vous ferai prévenir de l'heure où vous me trouverez ici. Si vous ne recevez aucune lettre de moi d'ici à trois jours, c'est que j'aurai pu me débarrasser de cet ennuyeux voyage.
Il fit un nouvel effort sur lui-même, et parvint à sourire.
- à revoir, dit-il. Vous voyez que je vous dis à revoir, et que je ne vous dis pas adieu. Sortons l'un après l'autre, de peur qu'un passant ne nous voie ensemble. Christiane d'abord, Frédérique ensuite. Je sortirai le denier. Allez.
Christiane serra la main de Julius, et sortit.
Quand Frédérique alla pour la suivre :
- Tu vois, lui dit son père, que je ne te demande pas de t'embrasser.
Il dit cela en souriant.
- Vous faites bien, répondit Frédérique. Je refuserais. C'est par là que je vous retiens à Paris. La prochaine fois, tant que vous voudrez.
Et elle sortit.
à peine Julius fut-il seul, qu'il tomba à genoux en sanglotant.
- Oh ! voilà donc comme je les quitte ! s'écria-t-il avec désespoir ; et si elles savaient pour quel voyage ! Voilà nos adieux ! Pauvre ange de Frédérique ! elle m'a deviné ; elle a senti que je voulais surprendre leurs embrassements, et les serrer sur mon cœur dans une étreinte suprême sans leur dire pourquoi.
» Comment leur dirai-je ce que je vais faire ? Elles le sauront assez tôt. Si elles savaient seulement que je pars demain, elles voudraient me suivre, et il ne faut pas qu'elles assistent à ce qui va se passer là-bas.
» Ainsi je partirai sans avoir même eu un dernier regard des deux êtres que j'aime sans que leurs yeux se soient attendris sur les miens, sans emporter quelqu'une de ces bonnes paroles qui doivent vous retentir doucement aux oreilles pendant l'éternité.
» à l'heure qu'il est, le lien qui m'attachait à elles est rompu. Je ne les reverrai plus. Je suis seul. Pas un mot d'adieu ne me suivra et ne m'accompagnera où je vais. Eh bien, soit ! Le sacrifice sera complet. Mais au moins, mon Dieu ! donnez à ces pauvres et douces créatures, donnez-leur en surplus de joie tout ce que j'accepte en excès de souffrance. »
Il embrassa en pleurant les deux chaises où s'étaient assises sa femme et sa fille, dit à la chambre l'adieu qu'il ne pouvait leur dire à elles-mêmes, descendit, et se fit reconduire à son hôtel.
La nuit était très avancée. Il ne se coucha pas. à quoi bon ? Il n'avait guère envie de dormir.
Il se mit à écrire des lettres.
Les heures se passèrent, et il écrivait encore lorsque Samuel entra.
- Tu es prêt ? dit-il à Julius.
- Toujours, je te l'ai dit hier, répondit le comte d'Eberbach.
- à merveille. Eh bien ! la voiture est en bas.
- Descendons, dit Julius en cachetant une enveloppe dans laquelle il venait d'enfermer deux lettres, une à Christiane, l'autre à Frédérique.
Il sonna. Un valet vint.
- Je vais faire un tour hors de Paris, dit-il. Je ne reviendrai peut-être que demain, peut-être que dans plusieurs jours. Si Mme la comtesse venait d'Enghien, vous lui remettriez ceci. Mais à elle seule, vous entendez ?
Il donna la lettre au domestique.
- Et maintenant, dit Julius à Samuel, je suis à toi.

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