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Chapitre LXI
Le mort saisit le vif

Il n'y avait autour de la table que trois sièges, dont l'un était plus élevé que les deux autres. Les deux hommes masqués s'assirent sur les sièges inférieurs.
Ils ne parurent pas surpris de la présence de Julius, quoique Samuel ne les eût pas prévenus qu'il ne serait pas seul.
Samuel regarda avec inquiétude le troisième siège.
- Vous n'êtes venus que deux ? demanda-t-il. J'espérais que le chef suprême vous accompagnerait. Est-ce qu'il ne va pas arriver ?
- Une affaire essentielle l'a empêché de venir, répondit un des deux hommes masqués. Mais où nous sommes, il est. Parle comme si nous étions trois. Le chef suprême de l'Union, quoique ce ne soit ni mon compagnon ni moi, entendra exactement tes paroles et tes pensées.
- Eh bien, dit Julius, puisque ce siège est libre, je le prends.
Et il s'assit tranquillement sur le siège supérieur.
Samuel le regarda avec stupeur. Il s'attendait que les puissants et considérables personnages qui étaient à la tête de l'Union allaient s'indigner de la hardiesse de cet inconnu qui osait s'asseoir en leur présence et plus haut qu'eux.
Mais les chefs de l'Union ne témoignèrent ni indignation ni étonnement, et, comme si Julius avait fait une chose toute simple, se tournèrent vers Samuel, et du geste l'invitèrent à parler.
Samuel hésitait.
D'abord, ce qu'il avait à dire n'était pas mal embarrassant. Si fermement trempé qu'on soit, on ne devient pas un traître sans que quelque chose vous arrête et sans que votre infamie vous bourdonne aux oreilles.
Ensuite, le chef suprême n'étant pas là, le principal de l'affaire était manqué. Les deux qui restaient valaient-ils la peine de la trahison ? Samuel avait promis la tête de la Tugendbund ; la cour de Berlin lui aurait-elle la même reconnaissance s'il ne livrait que les deux bras ?
Mais n'importe ; une fois qu'on connaîtrait et qu'on tiendrait ces deux-là, on pourrait, peut-être, par eux, remonter au troisième. En supposant qu'ils fussent capables de tout supporter et de tout subir plutôt que de le nommer, on trouverait probablement sur eux ou chez eux des papiers qui le nommeraient, qui dénonceraient la constitution et les cadres de la Tugendbund, qui mettraient enfin la main du gouvernement sur le nid de l'association.
Samuel donc se décida à faire comme si tous trois étaient venus.
- Eh bien ! Samuel Gelb, reprit l'homme masqué qui avait déjà parlé, tu nous as convoqués pour une communication importante. Nous avons en toi pleine confiance, et nous sommes venus. Maintenant, nous attendons que tu parles.
- Vous ne me demandez pas quel est cet homme ? dit Samuel en montrant le comte d'Eberbach.
- Cet homme a été amené par toi, répondit l'interlocuteur. Nous supposons que c'est quelqu'un dont tu es sûr, et qui est utile à la communication que tu as à nous faire. Si tu l'as amené, c'est qu'apparemment il peut entendre ce que tu vas nous dire. Parle donc.
- Voici, dit Samuel. Mais permettez-moi avant tout une question nécessaire : Quels sont vos nouveaux projets depuis la dernière révolution de France ?
L'homme masqué secoua la tête en signe négatif.
- Nous sommes ici, répliqua-t-il, pour écouter et non pour répondre. Nous n'avons ni le droit ni la volonté de te renseigner.
Samuel se mordit les lèvres. Il voyait ce qu'était, en réalité, cette pleine confiance que les chefs de l'Union disaient tout à l'heure avoir en lui.
Eh bien ! tant mieux ! Cette injure lui enlevait son dernier scrupule. Il constatait, une fois de plus, ce qu'il avait à espérer de gens qui le traitaient avec ce mépris, après trente ans de dévouement, de services et d'efforts.
- Vous vous méprenez sur ma question, reprit-il. Il n'entre pas dans les prétentions d'un humble et misérable serviteur comme moi de pénétrer les desseins des mystérieux et inaccessibles seigneurs qui nous conduisent. Je ne vous demande pas vos plans, ni la route que vous comptez suivre. Je voudrais seulement savoir si vous n'avez pas renoncé à l'indépendance. Ma curiosité se borne à vouloir connaître si la Tugendbund existe toujours.
- Pourquoi n'existerait-elle plus ? repartit le chef, d'une voix étonnée.
- Vous êtes toujours pour la liberté contre l'autorité, pour les peuples contre les rois ?
- Toujours.
- Et l'issue des journées de juillet, l'escamotage de la démocratie par la bourgeoisie, l'avortement de ce douloureux et terrible accouchement d'une nation, tout cela ne vous a pas découragés ?
- Le temps est la trame de l'œuvre révolutionnaire. Le peuple est patient parce qu'il est toujours sûr du lendemain.
- Le peuple est éternel, dit Samuel Gelb, mais chacun de nous est mortel, et a, par conséquent, le droit de penser au présent. Or, le dénouement de la révolution de juillet est une preuve assez claire qu'à l'heure qu'il est, la démocratie n'est pas ce qui a chance de posséder le monde. à moins donc de faire abnégation de toute personnalité et de ne vivre que dans l'humanité et dans l'avenir, il est permis de chercher s'il n'y aurait pas une autre voie qui nous menât plus directement au pouvoir.
- Explique-toi plus nettement, Samuel Gelb, répondit l'homme masqué d'une voix où la surprise faisait déjà place à l'indignation.
- Ainsi, reprit Samuel, malgré le résultat des trois journées de Paris, malgré l'écroulement de la République, malgré la proclamation de Louis-Philippe Ier comme roi des Français, vous persistez ?
- Oui.
- Rien n'est changé dans vos idées, rien ne sera changé dans vos actes ?
- Rien.
- Eh bien ! moi, qui ne suis pas comme vous, et qui n'ai pas la fatuité de ne tenir aucun compte de l'expérience, je vous ai fait venir pour vous dire, et je vous dis que vous renoncerez à vos idées, ou que je m'opposerai à vos actes.
- Toi ?
- Oui, moi. Moi, Samuel Gelb, obscur affilié de l'Union dont vous êtes les maîtres, souverains, humble serviteur de vos très hautes volontés, méprisable instrument que vous n'avez jamais daigné ramasser à terre, moi que vous n'avez jamais compté, je me dresse en face de vous, tout puissants seigneurs et princes que vous êtes, et de mon autorité privée je dissous la Tugendbund.
Il parlait debout, fier, hautain, terrible.
Les deux hommes masqués haussèrent les épaules.
- Vous haussez les épaules ? reprit Samuel. Vous ne croyez pas à mes paroles ? Vous n'êtes pas habitués, vous devant qui tout tremble, à ce qu'on ose vous parler de cette façon. Vous prenez en pitié ce pauvre fou de Samuel Gelb qui, seul, a la démence de s'attaquer à une association formidable. Ce sont les duels qu'il me faut. Je provoque la Tugendbund tout entière. Et pour commencer, je tiens ses chefs, et je ne les lâcherai pas.
Et, se tournant vers le comte d'Eberbach :
- Julius, dit-il, donne le signal.
Julius se leva, et alla tourner un anneau de fer scellé dans le mur.
Samuel tira de sa poche deux pistolets, et, en tenant un à chaque main :
- Résistez si vous voulez, messieurs, dit-il aux chefs de la Tugendbund. Mais je vous avertis fraternellement que j'ai le coup d'œil assez juste. Un mouvement, et vous êtes morts. Au lieu que si vous vous laissez faire de bonne grâce, on m'a promis votre vie sauve. Une dernière fois, vous ne voulez pas renoncer à vos idées ?
- Insensé ! dirent les deux hommes masqués sans bouger et sans faire un pas ni un geste pour se défendre.
- En ce cas, ne vous en prenez qu'à vous de ce qui va arriver.
- Que peut-il arriver ? répondit l'un des chefs. En supposant que la tentative réussît, il pourrait nous arriver, à nous d'être des martyrs, et à toi d'être un traître ? Mais quel mal penses-tu que cela fît à la liberté ?
- Cela ne fera toujours pas de bien à votre liberté à vous, répliqua Samuel. Vous irez, votre vie durant, méditer sur la liberté derrière les murs de la citadelle de Mayence.
à ce moment, la porte de l'escalier supérieur s'ouvrit.
Six hommes armés entrèrent. Le dernier referma la porte derrière lui.
Les deux chefs de l'Union ne bougèrent pas et ne se levèrent pas.
- Mes amis, s'écria Samuel en désignant les deux chefs, emparez-vous de ces deux conspirateurs.
Pas un des six hommes ne fit un pas.
Celui qui les conduisait se tourna du côté de Julius, et l'interrogea du regard.
- C'est juste, dit Samuel ; c'est le comte d'Eberbach qui commande, et vous ne devez obéir qu'à lui. Parle, Julius, et dis-leur d'arrêter...
Julius se leva, et, montrant du doigt Samuel :
- Arrêtez ce misérable ! dit-il aux six hommes.
Samuel porta la main à son front, se demandant s'il rêvait.
Julius poursuivit :
- Pour le moment, maintenez-le seulement et empêchez qu'il ne s'échappe. Il faut d'abord que nous prononcions sur son sort.
Il se tourna vers les deux chefs :
- Messieurs, dit-il, nous pouvons parler tout haut ; ces six hommes sont des nôtres. Il importe peu qu'ils voient mon visage et qu'ils sachent que je suis le chef suprême...
- Le chef suprême ! s'écria Samuel pétrifié.
- Pardieu oui, c'est moi. C'est ce qui t'explique le siège que j'ai pris et la parfaite tranquillité de ces messieurs devant tes menaces. Mais nous causerons de cela tout à l'heure. Pour le moment, j'étais en train de dire qu'il suffisait, messieurs, qu'on ne pût vous reconnaître ni l'un ni l'autre. Quant à moi, on peut sans inconvénient savoir que je suis le chef suprême aujourd'hui, car je ne le serai plus demain.
Les deux hommes masqués firent un geste d'étonnement.
- Ceci est mon secret, continua le comte d'Eberbach. à présent, jugeons cet homme. Donc, il a voulu vous trahir, nous trahir. Mais il s'est pris à son propre piège. Il y a flagrant délit. Nous n'avons donc plus qu'à prononcer l'arrêt. à quelle peine condamnez-vous Samuel Gelb ?
- à mort, répondirent les deux chefs d'une seule voix.
- Bien. Je me charge de l'exécution de la sentence. Et soyez tranquilles, le châtiment ne se fera pas attendre. Allez, messieurs.
Samuel assistait à tout cela stupéfait, écrasé, hésitant à en croire ses yeux et ses oreilles, comme dans un songe.
Les deux chefs sortirent.
Le comte d'Eberbach s'adressa aux hommes armés.
- Vous allez me laisser seul avec ce traître, dit-il. Combien êtes-vous dans l'escalier d'en haut ? ajouta-t-il en interrompant celui qui les conduisait.
- Douze en tout.
- Et dans l'escalier d'en bas ?
- Douze aussi.
- Vous vous rappelez bien mes instructions ?
- Oui, monseigneur. Quiconque essayera de sortir sans le mot de passe, sera poignardé à l'instant même.
- C'est bien. Allez ! et que personne n'entre ici, sous quelque prétexte que ce soit, quand même le timbre résonnerait.
- Personne n'entrera, monseigneur.
- Allez.
Les six hommes sortirent, et Samuel resta seul avec Julius.

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