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Chapitre XIII


à peine étions-nous dans le port de Smyrne et avions-nous fait nos signaux de reconnaissance, que notre consul nous fit remettre une lettre par un canot. Cette lettre nous prévenait que, si notre destination était pour Constantinople, nous étions invités à y transporter un Anglais de distinction, porteur d'une invitation des lords de l'amirauté à tout vaisseau anglais en station dans le Levant de le prendre à son bord, lui et sa suite. Le capitaine fit répondre qu'il était prêt à recevoir son noble passager, mais que celui-ci eût à se dépêcher, attendu qu'il n'avait jeté l'ancre que pour savoir s'il y avait quelque ordre du gouvernement qui le concernât, et qu'il comptait partir le même soir.

Vers les quatre heures, une barque se détacha du rivage et rama dans la direction du Trident ; elle nous amenait notre passager, deux de ses amis et un domestique albanais. En mer, le moindre événement est un sujet de curiosité et de distraction ; aussi tout l'équipage était-il sur les passavants pour recevoir nos hôtes. Celui qui monta le premier, comme si cette distinction eut été chez lui un droit, était un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, au front hautain, aux cheveux noirs et bouclés, aux mains de femme. Il était vêtu d'un uniforme rouge, orné de broderies et d'épaulettes de fantaisie, et portait un pantalon de peau collant avec des bottes par-dessus ; tout en montant l'échelle, il donna, en grec moderne, qu'il parlait fort couramment, quelques ordres à son domestique. Dès le premier instant où je l'avais aperçu, mes yeux n'avaient pu se détacher de lui ; je me souvenais vaguement d'avoir vu cette figure si remarquable, sans pouvoir cependant me rappeler où je l'avais vue, et le son de la voix ne fit que me retrouver dans cette conviction. En arrivant sur le pont, le passager salua les officiers en se félicitant de se retrouver, après un an d'absence, au milieu de ses compatriotes. M. Burke répondit avec sa froideur habituelle à cette politesse, et, comme il en avait reçu l'ordre, conduisit les nouveaux venus dans la cabine du capitaine. Un moment après, M. Stanbow monta avec eux sur la dunette, et trouvant là rassemblé le corps entier des officiers, il s'avança vers nous, tenant par la main le jeune homme vêtu d'un habit rouge.

– Messieurs, nous dit-il, j'ai l'honneur de vous présenter lord Georges Byron et ses deux amis, les honorables MM. Hobhouse et Ekenhead. Je n'ai pas besoin de vous recommander d'avoir pour lui tous les égards dus à son talent et à sa naissance.

Nous nous inclinâmes. Je ne m'étais pas trompé : le noble poète était le jeune homme que j'avais vu sortir enfant du collège d'Harrow-sur-la-Colline, le jour où j'y entrais, et dont, depuis ce temps, j'avais souvent entendu parler, parfois d'une manière étrange, et presque toujours d'une manière diverse.

Au reste, lord Byron était, à cette époque, plus connu par ses bizarreries que par son talent ; on citait de lui vingt traits plus singuliers les uns que les autres, qui pouvaient aussi bien appartenir à un fou qu'à un homme de génie. Il se vantait de n'avoir jamais eu que deux amis, Mathew et Long, qui tous deux s'étaient noyés. Cela ne l'avait pas empêché de continuer à se livrer avec fureur à l'exercice de la natation ; au reste, il passait une partie de son temps à faire des armes et à monter à cheval. Ses orgies du château de Newstead étaient célèbres dans toute l'Angleterre, et par elles-mêmes et par la société que lui et son ours y recevaient, et qui se composait de jockeys, de boxeurs, de ministres et de poètes, qui, vêtus de robes de moines, avaient pris l'habitude de passer toutes les nuits à boire du bordeaux et du champagne dans le crâne d'un vieil abbé monté en coupe. Quant à ses vers, il n'en avait encore publié que le volume intitulé Heures d'oisiveté, dont les meilleures pièces, déjà remarquables par leur grâce et leur forme, étaient bien loin d'annoncer cependant les éblouissantes merveilles de poésie que depuis il versa sur le monde. Aussi ce volume avait-il été cruellement critiqué par la Revue d'édimbourg, et cette critique avait d'abord abattu le noble poète au point de faire croire à un de ses amis, qui entrait chez lui au moment où il achevait de la lire, qu'il était malade ou qu'il venait de lui arriver quelque grand malheur. Mais presque aussitôt la réaction s'opéra ; l'auteur blessé par la critique résolut de se venger par la satire. Sa fameuse épître aux critiques écossais parut, et le poète fut soulagé ; puis, sa vengeance accomplie, lassé de tout, après avoir attendu inutilement que ceux qu'il avait cruellement insultés vinssent lui demander raison, il avait quitté l'Angleterre, avait visité le Portugal, l'Espagne, Malte, où il avait pris querelle avec un officier de l'état-major du général Oakes, qui, au moment où il l'attendait sur la plage avec ses deux témoins, lui avait fait faire des excuses ; de là, il était remonté aussitôt sur son vaisseau, et était parti pour l'Albanie, où il était arrivé après huit jours de traversée, disant adieu à la vieille Europe et aux langues chrétiennes ; il avait fait cent cinquante milles pour aller saluer, à Tebelin, le fameux Ali-Pacha, qui, sachant d'avance qu'un Anglais de distinction devait le venir visiter, avait laissé des ordres pour qu'on lui préparât un palais, et pour qu'on mît à sa disposition des armes et des chevaux.

à son retour, Ali s'était empressé de le recevoir avec des honneurs tout particuliers et une affection extrême. Peut-être le terrible pacha, qui reconnaissait l'homme de race à ses cheveux frisés, à ses oreilles petites et à ses mains blanches, avait-il aussi des signes pour reconnaître l'homme de génie. Quoi qu'il en soit, son amitié pour lord Byron, qu'il avait prié de le considérer comme un père, et qu'il appelait son fils, était si grande, qu'il lui envoyait vingt fois par jour des sorbets, des fruits et des confitures. Enfin, après un mois de séjour à Tebelin, Byron était parti pour Athènes ; arrivé dans la capitale de l'Attique, il avait pris un logement chez la veuve du vice-consul, mistress Theodora Macri, à la fille aînée de laquelle il adressa, en quittant la ville de Minerve, le chant qui commence par ces mots : « Vierge d'Athènes, avant de nous séparer, rends-moi, oh ! rends-moi mon cœur. » Enfin, il était parti pour Smyrne et y avait achevé, dans la maison du consul général, où nous l'avions pris, les deux premiers chants de Childe-Harold, commencés cinq mois auparavant à Janina.

Dès le jour de son arrivée à bord, j'avais rappelé à lord Byron la circonstance de sa sortie du collège d'Harrow, et, comme un des caractères de son esprit était la religion des premiers souvenirs, il avait longtemps causé avec moi des maîtres, de Wingfild, qu'il avait connu, et de Robert Peel, qui était son ami. Ce fut, du reste, pendant les premiers jours de notre connaissance, le seul sujet de nos conversations. Nous parlâmes ensuite de sujets généraux, et je lui racontai l'aventure du malheureux David et la révolte du régiment de Frohberg, qu'il connaissait en masse, mais dont aucun détail ne lui était parvenu ; enfin nous en arrivâmes aux conversations intimes, et comme je n'avais pas grand'chose à lui dire de moi, elles roulaient le plus ordinairement sur lui.

Autant que j'en pus juger dans ces heures d'abandon, le caractère du noble poète était un mélange de sentiments opposés et souvent extrêmes : orgueilleux de sa naissance, de sa beauté tout aristocratique, de son adresse aux exercices du corps, il parlait presque toujours de ses prouesses de boxeur ou de maître d'armes, rarement de son génie. Dès cette époque, quoiqu'il fût fort maigre, la crainte d'engraisser le tourmentait ; peut-être voulait-il avoir ce trait de ressemblance avec Napoléon, dont il était fort enthousiaste à cette époque, et dont il imitait la signature par les deux initiales de son nom de baptême et de son nom de famille, N. B., Noël Byron. Il avait conservé, de ses lectures d'Young, un amour des impressions funèbres qui, appliqué à la vie antipoétique des sociétés modernes, avait quelquefois son côté ridicule ; il le sentait lui-même et parlait quelquefois, en haussant les épaules, de ces fameuses nuits de Newstead, où lui et ses amis avaient essayé de ressusciter à la fois les compagnons de Henri V et les brigands de Schiller. Comme, au fond du cœur cependant, il avait besoin de ce merveilleux que lui refusait la civilisation, il l'était venu chercher sur cette terre des vieux souvenirs, au milieu de ces populations errantes, au pied de ces montagnes aux noms sublimes qui s'appellent l'Athos, le Pinde et l'Olympe. Là, il semblait à son aise, l'air qu'il respirait était celui qui convenait à sa poitrine ; il avait semé sur son chemin juste assez de dangers pour tenir constamment éveillés la curiosité et le courage. Aussi, depuis son départ d'Angleterre, il vivait, disait-il, comme marchait notre vaisseau, toutes voiles dehors.

Après moi, l'être vivant de tout l'équipage qu'il avait pris le plus en affection était l'aigle que j'avais blessé à Gibraltar, et qui se tenait presque toujours perché sur le bord de la chaloupe amarrée au pied du grand mât. Depuis l'arrivée de lord Byron à bord du Trident, il s'était fait un grand changement dans l'ordinaire de Nick ; c'était le noble lord qui s'était chargé de fournir aux besoins de son appétit et de lui servir lui-même ses repas, qui se composaient maintenant de pigeons et de poules, tués d'abord par le cuisinier et loin des yeux de lord Byron, qui ne pouvait souffrir de voir égorger un animal quelconque. Il me raconta qu'en allant à la fontaine de Delphes, il avait vu, ce qui est fort rare, une troupe de douze aigles prendre leur essor, et que ce présage, qui lui était accordé sur la montagne consacrée au dieu de la poésie, lui avait donné l'espérance que la postérité le saluerait poète, comme avaient semblé le faire ces nobles oiseaux. Au bord du golfe de Lépante, près de Vostizza, il avait tiré aussi sur un aiglon qu'il avait blessé, mais qui, malgré ses soins, était mort quelques jours après. De son coté, Nick paraissait fort reconnaissant des attentions que lui prodiguait son pourvoyeur, et, dès qu'il l'apercevait, il jetait un cri de joie et battait de l'aile. Aussi lord Byron le touchait-il avec une confiance que ne partageait personne, et jamais Nick ne lui fit la moindre égratignure. Cette conduite, à ce que prétendait le noble poète, était la plus sûre à tenir vis-à-vis des animaux sauvages ou féroces. Ce procédé lui avait réussi pour Ali-Pacha, pour son ours et pour son chien Boastwain, qui était mort de la rage sans qu'il eût cessé de le caresser et de lui essuyer avec ses mains nues la bave mortelle qui coulait de sa gueule.

L'homme auquel lord Byron me paraissait le plus ressembler de caractère était Jean-Jacques Rousseau. Je me hasardai un jour à le lui dire, et je vis, à l'empressement avec lequel il se mit à repousser cette prétendue ressemblance, que le parallèle ne lui était pas agréable. Au reste, me disait-il, je n'étais pas le premier qui lui eût fait un pareil compliment ; et il appuya sur ce mot, sans donner cependant à son accent une signification précise. Comme je vis que la discussion allait probablement faire jaillir quelque trait de caractère, je persistai dans mon opinion.

– Au reste, me dit-il, mon jeune ami, vous voilà atteint d'une maladie que je communique, à ce qu'il paraît, à tout ce qui m'entoure. On ne m'a pas plus tôt vu qu'on me compare ; chose fort humiliante pour moi, puisque la première probabilité qui ressort de là est que je n'ai pas assez d'originalité pour être moi même. Je suis l'homme du monde qu'on a le plus comparé. On m'a comparé à Young, à l'Arétin, à Timon d'Athènes, à Hopkins, à Chénier, à Mirabeau, à Diogène, à Pope, à Dryden, à Burns, à Savage, à Chatterton, à Churchill, à Kean, à Alfieri, à Brummel, à un vase d'albâtre éclairé en dedans, à une fantasmagorie et à un orage. Quant à Rousseau, c'est peut-être l'homme auquel je ressemble le moins. Il écrivait en prose, j'écris en vers ; il était du peuple, je suis de l'aristocratie ; il était philosophe, je déteste la philosophie ; il publia son premier ouvrage à quarante ans, j'ai écrit le mien à dix-huit ; son premier ouvrage lui valut les applaudissements de tout Paris, le mien m'a valu la critique de toute l'Angleterre ; il s'imaginait que tout le monde conspirait contre lui, et, à la manière dont tout le monde me traite, ce serait à croire que le monde s'imagine que c'est moi qui conspire ; il aimait la botanique par science, je n'aime les fleurs que par instinct ; il avait une mauvaise mémoire, j'en ai une excellente ; il composait avec peine, j'écris sans une rature ; il ne sut jamais monter à cheval, ni faire des armes, ni nager : je suis un des meilleurs nageurs qui existent, assez fort sur l'escrime, surtout quand je manie la claymore (15); bon boxeur, et la preuve, c'est, qu'un jour, chez Jackson, j'ai renversé Purling et lui ai démis la rotule ; enfin je suis cavalier passable, quoique assez timide, ayant eu une côte enfoncée dans mon cours de voltige. Vous voyez bien que vous êtes fou, et que je ne ressemble en rien à Rousseau.

– Mais, lui répondis-je, Votre Seigneurie ne parle là que de contrastes extérieurs, non des rapprochements que l'on peut fonder sur des rapports d'âme et de talent.

– Ah ! pardieu ! s'écria-t-il, je serais curieux de connaître ceux-là, monsieur John.

– Puis-je vous les dire sans crainte de vous blesser ?

– Dites, dites.

– Eh bien, la réserve habituelle de Rousseau, son peu de foi dans l'amitié, sa défiance des hommes, son dédain pour la justification intime et sa disposition à prendre le public en masse pour confident, ont certainement quelque rapport avec la marche de votre génie. Enfin Rousseau a écrit ses Confessions, espèce de statue de lui-même qu'il a exposée sur le piédestal de son orgueil, au grand jour de la publicité ; et vous venez de me lire deux chants de Childe-Harold qui m'ont bien l'air d'être un buste ébauché de l'auteur des Heures d'oisiveté et de l'épître aux critiques écossais.

Lord Byron réfléchit quelques minutes :

– Au fait, dit-il en souriant, vous pourriez bien être celui de tous mes juges qui s'est approché le plus de la vérité ; et, dans ce cas, elle n'a rien que de flatteur. Rousseau était un grand homme, et je vous remercie, monsieur John. Vous devriez tâcher d'écrire dans une revue, cela me donnerait l'espoir d'être jugé, une fois par hasard, selon mes mérites.

Toute cette conversation, qui était pour moi d'un immense intérêt, se tenait au milieu du plus beau pays du monde, pendant que nous voguions à travers ces milliers d'îles jetées, comme des corbeilles de fleurs, sur la mer qui vit naître Vénus. Au bout de quelques jours, quoique nous eussions le vent contraire, nous avions côtoyé Scio, la terre des parfums, et doublé Mételin, l'ancienne Lesbos ; enfin, une semaine après notre départ de Smyrne, nous découvrîmes la Troade, avec Ténédos, sa sentinelle avancée, et nous vîmes s'ouvrir le détroit auquel Dardanus a donné son nom. Nous étions en admiration devant le magnifique paysage qui se déployait sous nos yeux, lorsqu'un coup de canon parti du fort vint nous tirer de notre contemplation ; une frégate turque nous héla, et deux canots montés par quelques soldats et un officier s'approchèrent de notre bâtiment pour s'assurer si nous n'étions pas un vaisseau russe naviguant sous les couleurs d'Angleterre. Nous justifiâmes de notre commission ; mais nous n'en reçûmes pas moins l'invitation d'attendre à l'entrée du détroit un firman (16) de la Porte (17) qui nous autorisât à approcher de la cité sacrée. Nous nous soumîmes à cette formalité, quelque désobligeante qu'elle nous parût ; deux personnes, au reste, étaient enchantées de ce retard : c'étaient lord Byron et moi. Il sollicita la permission de descendre à terre ; je réclamai le commandement de la barque qui devait l'y conduire, et, le consentement du capitaine ayant été facilement obtenu, nous résolûmes, dès le lendemain, de visiter les champs où fut Troie.

à peine lord Byron eut-il mis le pied sur la barque, qu'il me pria, dans son impatience, de faire prendre à la voile le plus de vent possible ; je lui fis remarquer que, sur cette mer aux lames courtes et où se fait ressentir encore le courant du détroit, il nous exposait à chavirer. Il me demanda alors si je ne savais pas nager. Comme je vis dans cette demande une espèce de doute sur mon courage, j'invitai, pour toute réponse, le noble lord à ôter son habit pour être moins gêné en cas d'accident, et j'exposai au vent jusqu'au dernier pouce de toile. Contre mon attente, et grâce à l'adresse du timonier, la petite embarcation, voguant, se culbutant, soulevant sa proue, montrant sa quille, nous débarqua sains et saufs derrière le promontoire de Sigée, appelé aujourd'hui le cap Janissaire.

En un instant, nous fûmes tous au haut de la colline où la tradition place les restes d'Achille, et dont, par vénération, Alexandre, lors de son expédition dans l'Inde, fit trois fois le tour, le corps nu et la tête couronnée de fleurs. à quelques toises de cette prétendue tombe, on distinguait les ruines d'une ville, qu'un moine grec ne manqua pas de nous désigner comme les restes de Troie ; mais, malheureusement pour lui, du lieu où nous étions nous apercevions la vallée où cette ville devait être située entre le mont Ida et les montagnes de Kifkalasie. Au fond de cette vallée coule un ruisseau qui n'est autre que le fameux Scamandre, qu'Homère, sous le nom de Xanthus, place au rang des dieux ; un peu au-dessus d'un village appelé Enai, le Simoïs vient le joindre, et alors seulement, grâce cette réunion, il prend l'apparence d'un fleuve. Nous nous dirigeâmes vers cette vallée, où nous fûmes arrivés en moins d'une demi-heure ; lord Byron s'assit sur un fragment de rocher, MM. Ekenhead et Hobhouse se mirent à chasser des bécassines, comme ils auraient pu faire dans les marais de Cornouailles, et moi, je m'amusai à mesurer le géant homérique en sautant par-dessus. Au bout d'une heure, lord Byron était plus incertain que jamais sur l'endroit positif où était située la ville de Priam, MM. Hobhouse et Ekenhead avaient tué une vingtaine de bécassines et trois façons de lièvres assez semblables à ceux d'Europe, et moi, j'étais tombé trois fois, non pas dans l'eau, mais dans cette vénérable vase qui servait autrefois de couche aux jeunes filles qui venaient offrir leurs premières faveurs au fleuve.

Nous nous réunîmes alors, et, comme lord Byron avait résolu de suivre les rives du Scamandre jusqu'à l'endroit où il se jette dans la mer, nous nous remîmes en route, après avoir pris toutefois la précaution de faire dire à la barque de suivre la côte et de nous attendre au cap Yénihisari. à Bornabachi, nous fîmes halte pour déjeuner ; puis nous repartîmes, et, une heure après, nous étions au bord du détroit, à l'endroit même où il se resserre entre le nouveau château d'Asie et le cap Grec. Arrivé là, l'envie prit à lord Byron de renouveler l'exploit de Léandre, et de traverser à la nage le détroit, qui peut avoir en cet endroit à peu près une lieue de largeur. Nous essayâmes de le dissuader de cette folie ; mais tout ce que nous pûmes dire ne servit qu'à le faire persister davantage dans sa résolution, qu'il aurait probablement abandonnée comme une plaisanterie, si nous ne l'avions pas contredite ; car la force de volonté, chez lord Byron, avait quel que chose de l'entêtement d'un enfant ou d'une femme. Au reste, cette persévérance constituait une partie de son génie. On lui refusait le talent de versificateur, il s'obstina, et devint poète ; la nature l'avait créé estropié, il lutta contre cette difformité, et passa pour un des plus beaux hommes de son temps. Nous lui faisions observer qu'il avait chaud, qu'il venait de déjeuner et que le courant était rapide ; peu s'en fallut qu'il ne se jetât à l'eau tout couvert de sueur et sans attendre une minute. Faire changer d'avis à lord Byron, c'était essayer de soulever une montagne et de la transporter d'Asie en Europe.

Cependant, à force de prières, j'obtins de lui qu'il attendrait que la barque fût arrivée : j'y trouvais un double avantage, celui de lui laisser le temps de se refroidir et de digérer, et celui de pouvoir l'accompagner à quelques pas, ce qui ôtait à l'entreprise tout danger réel. Je montai, en conséquence, sur le point le plus élevé de la côte, et, comme la barque était à son poste, je lui fis signe d'arriver. Lorsque je revins, lord Byron était déjà tout nu ; dix minutes après, il était à la mer, et je le suivais à la distance de dix pas. Pendant trois quarts d'heure, à peu près, la chose alla à merveille, et il fit, sans trop dévier de son chemin, les deux tiers de la route ; mais alors je m'aperçus, à la manière dont il élevait la poitrine presque entièrement au-dessus de l'eau, qu'il commençait à se fatiguer. Je le lui dis, et voulus ramer de son côté ; mais il me fit signe de la tête de m'éloigner. J'obéis juste ce qu'il fallait pour le satisfaire, mais sans le perdre de vue un instant. Au bout d'une centaine de brasses, sa respiration devint bruyante, et, sans rien lui dire, je me rapprochai insensiblement de lui. Bientôt ses membres se raidirent, et il n'avança plus que par secousse ; enfin, deux fois l'eau lui passa sur la tête, et, à la troisième, il appela au secours. Nous lui tendîmes un aviron qu'il saisit, et en un instant nous l'eûmes tiré dans la barque.

C'est alors que se montra toute la puérilité de son caractère : il était abattu comme d'un malheur, ou plutôt honteux comme d'une défaite. Sa lèvre supérieure se relevait avec une expression de bouderie étonnante, et il ne nous dit pas un mot pendant que nous le ramenions à bord.

Au reste, il ne se tint pas pour battu ; il attribuait avec raison sa mésaventure à la rapidité du courant, et pensa que, s'il choisissait un endroit moins resserré, la distance serait plus grande, il est vrai, mais la difficulté moins forte. Il fut donc résolu que, le lendemain, nous irions à Abydos, et que lord Byron renouvellerait son entreprise, à l'endroit même où Léandre avait si souvent accompli la sienne. Cette résolution prise, nous revînmes au vaisseau.

Le lendemain, nous étions à terre au point du jour. Nous prîmes des chevaux au petit village de Renne-Keni, et, formant une cavalcade digne de figurer sur les boulevards de Paris, ou dans la rue du Corso, un jour de carnaval, nous laissâmes à notre gauche les moulins, les cabanes et les fontaines qui bordent la rive, pour remonter la côte d'Asie. Le temps était chaud, quoique nous fussions arrivés au commencement de l'hiver d'Europe ; une poussière enflammée, qui semblait un tourbillon de cendre rouge, se levait sous les pieds de nos chevaux, et nous faisait ardemment désirer d'atteindre un bois de cyprès qui s'élevait près de la route, plein d'ombre et de verdure, lorsque, en arrivant à deux cents pas, à peu près, de ce bois, un détachement de cavaliers turcs en sortit tout à coup et se rangea en bataille. Des cris gutturaux, qu'il eut été difficile d'attribuer à des gosiers humains, si nous n'avions pas vu aussi distinctement ceux qui les poussaient, nous saluèrent d'un qui vive ? que personne de nous ne put comprendre, et auquel, par conséquent, personne ne répondit. Nous nous regardions incertains sur ce que nous devions faire, lorsque lord Byron donna l'exemple, en mettant son cheval au galop et en s'avançant sur le bois, dont il paraissait tout à fait décidé à disputer la jouissance à ses possesseurs. à ce mouvement hostile, tous les sabres furent tirés du fourreau, et les pistolets des ceintures. Lord Byron venait d'en faire autant, lorsque notre guide se jeta au-devant de son cheval et l'arrêta ; puis, courant à toutes jambes et seul vers les Turcs, il leur expliqua que nous étions des voyageurs anglais, et que nous visitions la Troade dans les intentions les plus pacifiques. Ces messieurs nous avaient pris pour des Russes, la Porte étant en guerre, en ce moment, avec la Russie. Comment nous étions venus des faubourgs de Moscou au détroit des Dardanelles, voilà ce qu'ils ne s'étaient pas donné la peine de se demander à eux-mêmes. Une pareille demande eût exigé quelques secondes de réflexion, et un Turc rêve toujours, mais ne réfléchit jamais.

C'était, au reste, une scène admirablement guerrière et poétique, que cet escadron turc se préparant à combattre. Comme les animaux féroces, ils semblaient respirer le sang ; leurs épaisses moustaches se hérissaient ; au lieu de rester silencieux, impassibles et froids, comme ces murailles humaines qui forment nos armées d'Occident, ils faisaient piaffer leurs chevaux et semblaient s'exciter, comme fait, dit-on, le lion en rugissant et en battant ses flancs avec sa queue. Au reste, ces vestes couvertes d'or, ces turbans mobiles, ces chevaux arabes avec leurs housses de velours, donnaient, sous le rapport de l'effet pittoresque, une merveilleuse supériorité à cette troupe sur les plus beaux régiments français ou anglais que nous eussions jamais vus. Pendant ce moment d'hésitation, dont nous ignorions encore quelle serait l'issue, je jetai les yeux sur lord Byron. Quoique ses joues fussent fort pâles, ses yeux étincelaient, et ses lèvres crispées laissaient apercevoir deux rangées de dents magnifiques. On voyait que le loup scandinave n'aurait pas été fâché d'en venir aux coups avec les tigres d'Orient. Heureusement, il n'en fut pas ainsi. Notre guide fit entendre raison à l'officier turc, les sabres se replongèrent dans le fourreau, les pistolets rentrèrent dans leur ceinture, et les moustaches hérissées et menaçantes se couchèrent insensiblement le long des lèvres. On nous fit signe d'avancer, et en un instant nous nous trouvâmes amicalement mêlés à ceux que, cinq minutes auparavant nous regardions comme des ennemis.

Lord Byron avait bien raison de tenir à se reposer dans le bois : il y régnait une fraîcheur délicieuse, entretenue par un petit ruisseau qui le traversait comme un filet d'argent. Nous nous assîmes au bord de ce fleuve sans nom, qui va orgueilleusement se jeter dans la mer, comme un Rhône ou un Danube, et nous tirâmes les provisions du panier. Elles consistaient en vins de Bordeaux et de Champagne, et en un pâté colossal, fait avec le gibier tué la veille. Je ne me rappelle pas avoir fait, dans un plus beau site et en meilleure compagnie, un plus merveilleux déjeuner. Lord Byron était d'une humeur charmante. Il nous raconta tout son séjour à Tebelin, ses relations avec Ali, comment celui-ci l'avait pris dans une affection étrange ; il finit par m'offrir, pour Ali, des lettres que j'acceptai à tout hasard, sans présumer qu'elles me seraient jamais utiles, et bien plutôt pour avoir un autographe de notre poste qu'une recommandation pour le vieux pacha.

Aussitôt le repas terminé, nous nous remîmes en route, et, au bout de deux heures, nous étions dans un misérable village que son passé mythologique soutient seul, en y amenant de temps en temps quelques voyageurs curieux ou quelques amants intrépides. à notre grand étonnement, nous y trouvâmes un consul anglais. Ce consul anglais était un juif italien, marié à une Grecque épirote. Soit dénuement réel, ce qui est assez improbable, la Grande-Bretagne laissant rarement ses agents dans le besoin, soit saleté native, ce malheureux n'était vêtu que de haillons, et ces haillons étaient couverts eux-mêmes des insectes les plus immondes, qui paraissaient y vivre dans une tranquillité qui faisait le plus grand honneur à la religion pythagoricienne de leur hôte. Nous échappâmes aussi vite que possible aux civilités dont nous accablait notre représentant, et nous nous rendîmes au bord de la mer, où devait être faite la deuxième épreuve. Cette fois, M. Ekenhead tentait l'entreprise avec lord Byron. J'avais grande envie de me mettre aussi de la partie ; la chose ne me paraissait pas très difficile, vu que la distance n'est guère, d'Abydos à Sestos, que d'un mille et demi ; mais je devais veiller, de la chaloupe, sur la vie de mes deux nobles compatriotes, et la responsabilité était trop grande pour me permettre d'agir légèrement.

Tous deux nageaient bien, et, quoique lord Byron fût réellement plus fort dans cet exercice que M. Elkenhead, celui-ci, au premier coup d'œil, semblait avoir la supériorité : cela tenait au défaut de conformation du pied de lord Byron, qui ne lui permettait pas de repousser l'eau d'une manière parfaitement égale, et le faisait à la longue légèrement dévier de sa route, même dans une eau calme, à plus forte raison dans un courant. Comme la veille, je le suivais à trois distances de rames ; mais, cette fois, soit qu'il fût excité par l'émulation, soit qu'effectivement le courant fût moins rapide au-dessus des Dardanelles qu'au-dessous, il gagna l'autre rive en une heure dix-huit minutes ; il est vrai qu'il dévia au point de n'aborder que trois milles au-dessous de l'endroit qu'il voulait atteindre. M. Ekenhead avait atteint le bord huit minutes avant lui. Quant à nous, comme nous ne pouvions toucher la terre d'Europe sans enfreindre les lois turques, nous nous tînmes à une portée de fusil de la côte.

Lord Byron, mal remis de sa tentative de la veille, était tellement harassé en touchant le bord, qu'il resta étendu sur le sable, presque sans connaissance. Un pauvre pécheur qui raccommodait ses filets, et qui, de temps en temps, avait levé les yeux sur ces deux hommes, dont il ne pouvait comprendre l'intention, vint à lui quand il le vit ainsi haletant, et lui offrit de venir prendre quelque repos dans sa cabane. J'ai déjà dit que Byron parlait le romaïque (18): il comprit donc l'offre qui lui était faite, et répondit, dans la même langue, qu'il l'acceptait. M. Ekenhead désirait rester près de lui ; mais Byron ne voulait pas renoncer à ce qu'offrait d'aventureux la situation : il exigea que son ami le laissât seul. Je fis un paquet de ses habits, que J'attachai sur ma tête, et, me mettant à l'eau à mon tour, j'allai les lui porter ; puis, nous revînmes avec M. Ekenhead, qui, de son côté, était si fatigué, qu'à peine il put nager jusqu'à la barque, quoiqu'elle ne fût éloignée que de trois cents pas. Comme nous y remontions, lord Byron nous cria de ne pas être inquiets de lui, si nous ne le voyions pas revenir le lendemain.

Le Turc n'avait aucune idée du rang ni de l'importance de son hôte, ce qui ne l'empêcha point d'avoir pour lui tous les soins que lui commandait l'hospitalité, la seule déesse antique qui soit restée debout en Orient des six mille divinités de l'Olympe. Au reste, lui et sa femme firent si bien, qu'au bout de cinq jours, il fut complètement rétabli ; alors il résolut de profiter d'une barque qui retournait à Ténédos, pour rejoindre le vaisseau. Au moment de partir, son hôte lui donna un grand pain, un fromage et une outre remplie de vin ; il le força d'accepter quelques pièces de monnaie, dont chacune avait à peu près la valeur de vingt centimes, et lui souhaita un bon voyage. Byron reçut, comme un don sacré, tout ce que lui offrait le pauvre Turc, et se borna à lui faire un simple remerciement ; mais à peine arrivé sur le vaisseau, où nous commencions à être fort inquiets de lui, il expédia son fidèle Stéfano, le serviteur même qui lui avait été donné par Ali-Pacha, pour aller, de sa part, porter au pécheur un assortiment de filets, un fusil de chasse, une paire de pistolets, six livres de poudre et douze aunes d'étoffe de soie pour sa femme. Tout cela fut remis le jour même à ce brave homme, qui ne pouvait comprendre qu'on fit un aussi riche présent pour une aussi pauvre hospitalité. Aussi, le lendemain, le malheureux, ne voulant pas laisser son hôte sans remerciement pour toutes les belles choses qu'il lui avait envoyées, se détermina-t-il à traverser à son tour l'Hellespont ; il lança donc sa barque et gagna le large ; mais, comme il arrivait au milieu du canal, il s'éleva un coup de vent terrible qui le fit chavirer, et, comme il était moins bon nageur que lord Byron et M. Elkenhead, il se noya avant de gagner le bord.

Nous apprîmes cette triste nouvelle deux jours après, et lord Byron en éprouva une douleur profonde. Il envoya aussitôt cinquante dollars à la pauvre veuve, avec son adresse à Londres, le tout écrit en romaïque, en lui faisant dire, qu'en toute circonstance, elle pouvait compter sur lui. Il voulait aller, en personne, la visiter le lendemain ; mais, le soir même, nous reçûmes le firman tant attendu, qui nous ouvrait enfin le passage des Dardanelles ; comme il avait mis huit jours à venir, le capitaine était pressé de regagner le temps perdu. Nous appareillâmes donc à l'instant, et, le surlendemain, vers trois heures de l'après-midi, nous jetions l'ancre devant la pointe du Sérail.

(15) épée écossaise.

(16) Décret.

(17) Ou Sublime Porte ancien nom de l'Empire Ottoman.

(18) Grec moderne.

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