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Chapitre XVIII
Le limier.

Le secret du voyage de Mothril à Bordeaux était désormais expliqué, et Aïssa ne devait plus rien avoir à apprendre à ce sujet au chevalier ; mais restaient des choses bien plus importantes pour eux deux : c'étaient les mille confidences d'amour qui semblent toujours nouvelles aux amants, et qui, en effet, étaient d'autant plus nouvelles pour Agénor et pour Aïssa, qu'ils ne se les étaient jamais faites à loisir.
D'un autre côté, le prince Henri de Transtamare savait le plan de son frère comme si le plan lui avait été communiqué, et il pressentait d'avance la réponse du prince de Galles, comme s'il eût déjà assisté au conseil qui devait avoir lieu le lendemain. Il n'avait donc d'autre parti à prendre, bien convaincu qu'il était que don Pedro allait obtenir l'appui des Anglais, que de sortir de Bordeaux avant que l'alliance fût jurée entre eux ; car alors, s'il était reconnu, il était fait prisonnier de guerre, et don Pedro, pour finir tout d'un coup la querelle, pourrait bien avoir recours au moyen expéditif qu'un calcul d'ambition avait seul empêché Henri de mettre à exécution contre son frère.
Lorsque le prince et le chevalier se furent communiqué leurs pensées, lorsque l'un s'adressant à la prudence de l'autre eut recueilli un sage conseil sur le parti qu'il fallait prendre, c'est-à-dire lorsque Agénor eut engagé Henri à partir promptement pour l'Aragon, afin d'y recevoir les premières compagnies qu'expédiait le connétable, le prince à son tour pensa aux affaires privées de son jeune compagnon.
- Et vos amours ? lui dit-il.
- Monseigneur, répondit Agénor, je ne vous cache pas que j'y pense avec une amère tristesse. C'était beau de trouver à dix pas de soi le bonheur auquel j'avais rêvé si longtemps, et après lequel je craignais de courir toute ma vie sans le rejoindre, mais...
- Eh bien ! fit le prince, quoi de changé, et qui vous empêche, vous qui n'avez pas un frère à combattre et un trône à conquérir, qui vous empêche de cueillir ce bonheur en passant ?
- Mon prince, ne partez-vous point ? demanda Agénor.
- Je pars assurément, répondit Henri, car si tendre que soit l'amitié que je sens naître pour vous dans mon coeur, cher Agénor, elle ne peut, et le premier vous comprendrez cela, entrer en balance avec les intérêts d'une fortune royale et le bonheur d'un peuple tout entier. S'il s'agissait de votre existence, reprit tout à coup le prince, oh ! ce serait autre chose, car à votre existence je sacrifierais ma fortune et mon ambition.
Et les yeux subtils du prince plongeaient dans le regard clair et limpide du jeune Français pour y solliciter la reconnaissance.
- Mais, continua Henri, ce à quoi je ne sacrifierais point ma couronne, c'est à votre passion assez folle, permettez-moi de vous le dire, mon ami, pour la fille du traître Mothril.
- Je le sais bien, monseigneur, et j'eusse été un insensé d'en avoir même conçu l'espérance ; aussi, pauvre Aïssa, adieu...
Et de sa fenêtre il regarda si tristement le pavillon perdu sous les sycomores, que le prince se mit à sourire.
- Heureux amant, murmura-t-il tandis que son front devenait sombre, il vit pour une douce pensée qui fleurit incessamment dans son coeur et qui parfume son existence. Hélas ! moi aussi j'ai connu cette charmante torture qui fait vibrer au fond de l'âme tous les sentiments jeunes et généreux.
- Vous me dites heureux, monseigneur, s'écria Agénor, et Aïssa m'attendait demain ; demain je devais voir Aïssa et je ne la verrai pas. Monseigneur, si toutes les espérances d'un coeur de vingt-deux ans déçues au moment où elles allaient s'accomplir, constituent un malheur, je suis le plus malheureux des hommes.
- Tu as raison, Agénor, dit le prince, ne pense donc qu'à l'heure présente ; tu n'ambitionnes pas des trésors, toi, tu ne poursuis pas une couronne, tu demandes une douce parole, tu réclames un premier baiser ; ta richesse est une femme, ton trône est le siège de fleurs qu'elle devait demain partager avec toi. Oh ! ne perds pas cette soirée, Agénor, peut-être ce sera la plus belle perle que la jeunesse déposera dans l'un de tes souvenirs.
- Mais alors, monseigneur, dit Agénor, vous partirez donc sans moi ?
- Cette nuit même, je veux sortir du territoire de l'Anglais ; il faut, tu le comprends bien, que le jour me trouve en pays neutre. Je demeurerai trois à quatre jours en Navarre, à Pampelune. Viens vite m'y rejoindre, Agénor, car je ne pourrais t'attendre plus longtemps.
- Oh ! mon prince, dit Agénor, vous laisser quand un danger vous menace ! Il me semble que pour tous les trésors de cet amour qui m'attend et que vous me promettez, je n'y consentirais pas.
- N'exagérons rien, Agénor ; en partant ce soir, nul danger ne nous menace. Ainsi descends la pente fleurie. Va, Pérajo m'accompagnera, et tu sais que c'est une bonne épée ; seulement reviens vite.
- Mais, monseigneur...
- Et puis, écoute. Si tu aimes cette Moresque comme tu dis...
- Eh ! monseigneur, je n'ose vous dire comment je l'aime, car à peine l'ai je vue, car à peine ai-je échangé deux mots avec elle.
- Deux mots sont assez, si l'on a su les bien choisir dans notre brave langue castillane. Je te disais donc, si tu aimes cette Moresque, ce sera un double triomphe pour toi, puisque tu enlèveras la fille à Mothril et une âme à l'enfer.
Ces paroles étaient celles d'un roi et d'un ami. Agénor comprit que Henri de Transtamare jouait déjà ce double rôle, et lui, pour être exact dans le sien, s'agenouilla devant le prince pour qui tous ces intérêts étaient tellement méprisables que sa pensée s'en était déjà écartée, et flottait bien au-delà des monts Pyrénées, dans ces nuages qui couronnent la cime de la sierra d'Aracéna.
Alors il fut convenu que le prince prendrait une ou deux heures de repos et partirait pour la frontière. Quant à Mauléon, libre désormais et sentant sa chaîne d'or momentanément rompue, il ne vivait plus sur la terre, il nageait en plein ciel.
Le sommeil des amoureux est sinon profond, du moins prolongé ; car il est plein de rêves qu'ils enchaînent les uns aux autres, et qui ressemblent tellement au bonheur qu'ils ont toutes les peines du monde à se réveiller.
Aussi, lorsque Agénor ouvrit les yeux, le soleil était déjà au haut de l'horizon. Il appela Musaron à l'instant même ; il apprit de lui que le prince était monté à cheval à quatre heures du matin, et s'était éloigné de Bordeaux avec la rapidité d'un homme qui sent le danger d'une situation difficile.
- Bien ! dit-il, lorsqu'il eut écouté le récit de l'écuyer enjolivé de tous les commentaires que celui-ci crut devoir y ajouter, bien ! Musaron.
Quant a nous, nous restons encore à Bordeaux ce soir, et peut-être même demain, mais pendant ce temps il est arrêté que nous ne sortons pas et que nous ne nous faisons voir à personne. Nous en serons plus frais au moment du départ qui peut arriver d'un moment à l'autre.
Quant à toi, mon ami, soigne bien les chevaux, afin qu'ils puissent rattraper le prince, même si on leur imposait double charge et double vitesse.
- Oh ! oh ! dit Musaron qui, on se le rappelle, avait ses coudées franches avec le jeune chevalier, surtout quand celui-ci était de belle humeur, ce n'est donc plus de la politique que nous faisons, et nous passons à autre chose. Si j'étais prévenu à quelle chose nous passons, je pourrais vous aider peut-être.
- Tu verras cela à minuit, Musaron ; en attendant reste coi et couvert, et fais ce que je te dis.
Musaron, toujours enchanté de lui-même, à cause de l'énorme confiance qu'il avait dans ses propres ressources, étrilla ses chevaux, fit ses repas doubles, et attendit minuit sans mettre le nez à une seule fenêtre.
Il n'en était pas ainsi d'Agénor, qui, les yeux collés à ses persiennes abattues, ne perdait pas de vue la maison voisine.
Mais, nous l'avons dit, Agénor s'était levé tard, et comme Musaron avait imité son maître, ayant veillé dans la nuit encore plus avant qu'Agénor, ni l'un ni l'autre n'avait remarqué dans le jardin faisant partie de l'habitation de don Pedro un homme qui, dès la pointe du jour, courbé vers la terre, interrogeait avec une anxiété visible les traces de pas imprimés sur la terre fraîche du jardin, et les branches froissées et rompues des massifs environnant la demeure d'Aïssa.
Cet homme enveloppé d'un large manteau était le More Mothril, qui, avec la sagacité particulière à sa race, comparaît ces différentes empreintes, les suivait comme un limier suit une piste de laquelle rien ne le détourne, pas même les interruptions momentanées.
- Oui, disait le More, l'oeil ardent et la narine dilatée, oui, voici bien mes pas dans cette allée. Je les reconnais à la forme de mes babouches. A côté, voici ceux du prince de Galles empreints plus profondément ; il avait des bottes de fer, et son armure l'alourdissait encore. Ceux-ci enfin sont ceux du roi don Pedro. A peine sont-ils empreints, car il a la marche légère comme celle d'une gazelle. Toujours nos trois empreintes se suivent, mais celles ci ?.. celles-ci ?.. je ne les connais pas.
Et Mothril allait du berceau de chèvrefeuille au massif où Mauléon s'était tenu caché si longtemps.
- Ici, murmurait-il, ici profondes, impatientes, variées. D'où venaient elles ? où allaient elles ? vers la maison...
Oui, les voici, et elles atteignent le bas du mur. Là, elles sont plus profondément creusées encore. Celui qui attendait ici s'est haussé sur la pointe des pieds, sans doute pour essayer d'atteindre au balcon ; il en voulait à Aïssa, plus de doute. Maintenant Aïssa était-elle d'accord avec lui. C'est ce que nous tâcherons de savoir.
Et le More penché sur cette empreinte l'examinait avec une inquiétude sérieuse.
Après un instant, il reprit :
- Ce pas est celui d'un homme chaussé comme les cavaliers francs. Voici le sillon tracé par
'éperon ; voyons d'où il vient.
Et Mothril reprit la trace qui le ramena au berceau de chèvrefeuille, où ses investigations recommencèrent.
- Un autre aussi, murmura-t-il, a séjourné là ; je dis un autre, car le pas n'est pas le même. Celui-là était venu pour nous sans doute, tandis que l'autre était venu pour Aïssa. Celui-là, nous avons passé devant lui à l'effleurer, et il a dû nous entendre. Que disions-nous quand nous sommes passés par ici ?
Et Mothril essaya de se rappeler quelles paroles à cet endroit étaient sorties de sa bouche et de celle de ses deux compagnons.
Mais ce n'était point la politique qui préoccupait le plus Mothril, aussi revint-il bien vite à l'examen des pas.
Alors il découvrit la traînée d'empreintes qui remontait jusqu'au mur. Trois hommes étaient descendus : l'un avait été jusqu'au figuier, dans lequel il s'était caché, car les branches inférieures de l'arbre étaient brisées. Celui-là, ce devait être une simple sentinelle.
L'autre était venu jusqu'au berceau de chèvrefeuille, et c'était sans doute un espion.
Le troisième, enfin, avait poussé jusqu'au massif, y avait stationné un instant, du massif avait gagné le pavillon d'Aïssa : celui-là, c'était à coup sûr un amant.
Mothril remonta les traces, et se retrouva au pied de la muraille qui séparait la maison d'Ernauton de Sainte-Colombe du pavillon vendu au prince de Galles. Là, tout devint clair et patent comme s'il lisait dans un livre.
Le bas de l'échelle avait creusé deux trous et le haut avait dégradé le chaperon du mur.
- Tout vient de là, dit le More.
Alors, il s'éleva lui-même au-dessus du chaperon et plongea son regard avide dans le jardin d'Ernauton ; mais il était de bonne heure encore, et nous avons dit qu'Agénor et Musaron avaient dormi tard. Mothril ne vit donc rien, seulement il remarqua de l'autre côté de la muraille une autre trace de pas qui aboutissait à la maison.
- Je veillerai, dit-il.
Tout le jour le More s'informa dans le voisinage, mais les serviteurs d'Ernauton étaient discrets ; d'ailleurs, ils ne connaissaient pas Henri de Transtamare et voyaient pour la première fois Agénor. Ils dirent si peu de chose, et instruisirent si peu l'espion du More et Mothril lui-même, en disant : « Notre hôte est le filleul du seigneur Ernauton de Sainte Colombe, » que Mothril résolut de ne s'en rapporter qu'à lui.
La nuit arriva.
Le roi don Pedro était attendu avec son fidèle ambassadeur au palais du prince de Galles. Mothril, à l'heure convenue pour la visite, se trouva prêt, et accompagnant le prince, entra dans le conseil en homme que les soucis de l'intérieur ne distraient point de son devoir.
Quant à Mauléon, comme il avait guetté la sortie du More, comme il savait Aïssa seule, il prit son épée ainsi qu'il avait fait la veille, ordonna à son écuyer de tenir les chevaux tout sellés dans la cour d'Ernauton, et s'emparant de l'échelle qu'il appuya contre la muraille au même endroit que la veille, il descendit sans accident dans le jardin du prince de Galles.
C'était une nuit pareille à ces belles nuits d'Orient, pareille à cette belle nuit précédente, pareille à ce que devait être la nuit qui allait suivre, c'est-à-dire pleine de parfums et de mystères.
Rien ne troublait donc la sérénité du coeur d'Agénor, si ce n'est la plénitude même de la joie ; car ce que l'on appelle le pressentiment n'est parfois que l'excès de la félicité, qui fait qu'on tremble pour ce bonheur fragile qu'on vient de saisir et qui peut être brisé par tant de chocs. Quiconque n'a point d'inquiétudes n'est point complètement heureux, et rarement l'amant le plus brave est allé au rendez-vous donné par sa maîtresse sans éprouver un frisson de peur.
De son côté Aïssa, furieuse d'amour comme ces belles fées des climats embrasés où elle avait reçu la naissance, avait pensé tout le jour à la nuit précédente qui lui semblait un rêve, et à cette nuit qu'elle attendait et qui lui semblait la plus suave expression du bonheur ; à genoux près de la fenêtre ouverte, aspirant la brise du soir et le parfum des fleurs, absorbant toutes les sensations sympathiques qui décelaient la présence de son amant, elle ne vivait plus que par la pensée de cet homme qu'elle n'entendait pas encore, qu'elle ne voyait pas encore, mais qu'elle devinait dans l'ombre mystérieuse et dans le silence sublime de la nuit.
Tout à coup elle entendit comme un frôlement dans les feuilles, et elle se pencha, rougissant de plaisir, au milieu des fleurs qui tapissaient son balcon.
Le bruit redoubla, un pas timide qui froissait les plantes, un pas incertain et comme suspendu l'avertit que son bien aimé s'approchait.
Mauléon parut dans cette large bande de lumière argentée que la lune répandait entre le massif et la maison.
Aussitôt, légère comme une hirondelle, la belle Moresque qui n'attendait que cette apparition se suspendit à une longue liasse de soie fixée au balcon de pierre, puis se laissant glisser sur le sable, tomba dans les bras d'Agénor, et entourant sa tête de ses deux mains effilées :
- Me voici, dit-elle, tu vois que je t'attendais.
Et Mauléon, éperdu d'amour et tout frissonnant d'une douce frayeur, sentit ses lèvres captives sous un brûlant baiser.

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