Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre II
Comment le Bâtard de Mauléon rencontra entre Pinchel et Coïmbre un more auquel il demanda son chemin et qui passa sans lui répondre.

Par une belle matinée du mois de juin 1361, celui qui n'eût pas craint de s'aventurer aux champs par une chaleur de quarante degrés eût pu voir s'avancer sur la route de Pinchel à Coïmbre en Portugal, une figure que les hommes d'aujourd'hui nous sauront gré de leur dépeindre.
C'était non pas un homme, mais une armure tout entière, composée d'un casque, d'une cuirasse, de brassards et de cuissards, avec la lance au bras, la targe au cou, le tout surmonté d'un panache rouge au-dessus duquel montait le fer de la lance.
Cette armure était posée d'aplomb sur un cheval dont on n'apercevait que les jambes noires et l'oeil enflammé ; car, ainsi que son maître, il disparaissait sous son harnais de guerre, recouvert d'une housse blanche lamée de drap rouge. De temps en temps le noble animal secouait la tête et hennissait avec plus de colère encore que de douleur : c'était quand quelque taon était parvenu à se glisser sous les plis du lourd caparaçon et lui faisait sentir son avide morsure.
Quant au chevalier, raide et ferme sur les arçons comme s'il était rivé à la selle, il semblait tenir à orgueil de braver l'ardente chaleur qui tombait de ce ciel de cuivre, embrasant l'air et desséchant l'herbe. Beaucoup, et que personne n'eût pour cela accusés de délicatesse, se fussent permis de lever la visière grillée qui changeait l'intérieur du casque en étuve, mais à l'impassible contenance et à la généreuse immobilité du chevalier, on voyait qu'il faisait parade, même dans le désert, de la vigueur de son tempérament et de son endurcissement aux souffrances de l'état militaire.
Nous avons dit le désert, et, en effet, le pays par lequel s'avançait le chevalier méritait bien ce nom. C'était une espèce de vallée justement assez profonde pour concentrer, sur le chemin que suivait le chevalier, les rayons les plus ardents du soleil. Depuis plus de deux heures déjà, la chaleur qu'on y ressentait était telle, qu'elle avait perdu ses habitants les plus assidus : les bergers et les troupeaux, qui le soir et le matin reparaissaient sur son double talus pour y chercher quelques brins d'herbe jaune et cassante, s'étaient réfugiés derrière les haies et les boissons et dormaient à l'ombre. Aussi loin que l'oeil pouvait s'étendre, on eût cherché vainement un voyageur assez hardi ou plutôt assez insensible à la flamme pour fouler ce sol qui semblait composé de cendres des rocs calcinés par le soleil. Le seul animal vivant qui prouvait qu'une créature animée pouvait vivre dans une pareille fournaise, était la cigale ou plutôt les milliers de cigales qui, fortifiées entre les cailloux, cramponnées aux brins d'herbe, ou s'épanouissant sur quelque rameau d'olivier blanc de poussière, formaient cette fanfare stridente et monotone ; – c'était leur chant triomphal, et il annonçait la conquête du désert où elles régnaient en seules et uniques souveraines.
C'est à tort que nous avons avancé que l'oeil eût cherché vainement à l'horizon un autre voyageur que celui que nous avons essayé de dépeindre, car à cent pas derrière lui marchait une seconde figure non moins curieuse que la première, quoique d'un type tout à fait différent : c'était un homme de trente ans à peu près, sec, courbe, bronzé, accroupi plutôt que monté sur un cheval aussi maigre que lui-même, et dormant sur la selle où il se tenait cramponné de ses mains, sans aucune de ces précautions qui tenaient son compagnon éveillé, pas même celle de reconnaître son chemin, soin duquel il se reposait évidemment sur plus savant et sur plus intéressé que lui à ne pas se perdre.
Cependant le chevalier, ennuyé sans doute à la fin de porter sa lance si haute et de se tenir si raide sur la selle, s'arrêta pour soulever sa visière et donner ainsi un passage à la vapeur bouillante qui commençait à monter de son enveloppe de fer à sa tête, mais avant d'exécuter ce mouvement, il jeta les yeux autour de lui en homme qui ne paraît pas le moins du monde penser que le courage soit moins estimable pour être accompagné d'une dose de prudence.
Ce fut dans ce mouvement de rotation qu'il vit son insoucieux compagnon, et qu'en le regardant avec attention il s'aperçut qu'il dormait.
- Musaron ! cria le cavalier bardé de fer, après avoir préalablement levé la visière de son casque. – Musaron ! réveille-toi, veillaque, ou par le sang précieux de Saint-Jacques, comme disent les Espagnols, tu n'arriveras pas à Coïmbre avec ma valise, soit que tu la perdes en route, soit que les larrons te la volent. – Musaron ! – Mais tu dormiras donc toujours, drôle.
Mais l'écuyer, car tel était le grade qu'occupait près du cavalier celui qu'il venait d'apostropher, l'écuyer, disons-nous, dormait trop profondément pour que le simple bruit de la voix le réveillât. Le chevalier s'aperçut donc qu'il fallait employer quelqu'autre moyen plus véhément, d'autant plus que le cheval du dormeur, voyant que son chef de file venait de s'arrêter, avait jugé à propos de s'arrêter aussi, de sorte que, passé du mouvement à l'immobilité, Musaron n'en avait que meilleure chance de jouir d'un plus profond sommeil ; il décrocha alors un petit cor d'ivoire incrusté d'argent accroché à sa ceinture, et l'approchant de sa bouche, il donna d'une haleine vigoureuse deux ou trois notes qui firent cabrer son cheval et hennir celui de son compagnon.
Cette fois Musaron s'éveilla en sursaut.
- Holà ! cria-t-il en tirant une espèce de coutelas pendu à sa ceinture ; – holà ! que voulez-vous, larrons, holà ! que demandez-vous, Bohèmes, arrière-fils du démon ; retirez-vous ou je fends et pourfends jusqu'à la ceinture : et le brave écuyer se mit à espadonner à droite et à gauche, jusqu'à ce que s'apercevant qu'il ne pourfendait que l'air, il s'arrêta, et regardant son maître d'un air étonné :
- Eh ! qu'y a-t-il donc, messire Agénor, demanda-t-il en ouvrant ses yeux étonnés, où sont donc les gens qui nous attaquent, se sont-ils évanouis comme une vapeur, – ou les ai-je anéantis avant de m'éveiller tout à fait.
- Il y a, veillaque, dit le chevalier, que tu rêves et qu'en rêvant tu laisses traîner mon écu au bout de sa courroie, ce qui est déshonorant pour les armes d'un honnête chevalier. Allons ! allons ! réveille-toi tout à fait ou je te brise ma lance sur les épaules.
Musaron hocha la tête d'un air assez impertinent.
- Sur ma foi ! sire Agénor, dit-il, vous ferez bien, et ce sera au moins une lance rompue dans notre voyage. Au lieu de m'opposer à ce projet, je vous invite donc de tout mon coeur à le mettre à exécution.
- Qu'est-ce à dire, veillaque ! s'écria le chevalier.
- C'est-à-dire, reprit l'écuyer en continuant de s'approcher avec son insouciance railleuse, que depuis seize grands jours que nous chevauchons en Espagne, ce pays tout plein d'aventures à ce que vous disiez en partant, nous n'avons encore rencontré pour tout ennemi que le soleil et les mouches, et pour tout profit que les ampoules et la poussière. – Mordieu ! seigneur Agénor, j'ai faim ; mordieu ! seigneur Agénor, j'ai soif ; mordieu ! seigneur Agénor, j'ai la bourse vide ; c'est-à-dire que je suis en proie aux trois grandes calamités de ce monde, et que je ne vois pas venir ces grands pillages de Mores infidèles dont vous me faisiez fête, qui devaient enrichir notre corps et sauver notre âme, et sur lesquels j'avais fait d'avance tant de doux rêves, là-bas dans notre beau pays de Bigorre, avant que je ne fusse votre écuyer, et surtout depuis que je le suis.
- Oserais-tu te plaindre, par hasard, lorsque moi je ne me plains pas ?
- J'en aurais presque sujet, sire Agénor, et ce n'est en vérité que la hardiesse qui me manque. – Voici presque nos derniers francs dépensés pour ces armuriers de Pinchel qui ont aiguisé votre hache, émoulu votre épée et fourbi votre armure, et en vérité il ne nous manque plus qu'une rencontre de brigands.
- Poltron !
- Un instant, entendons-nous, sire Agénor. Je ne dis pas que je la crains.
- Que dis-tu alors ?
- Je dis que je la désire.
- Pourquoi ?
- Parce que nous volerions les voleurs, – dit Musaron avec le sourire narquois qui faisait le caractère principal de sa physionomie.
Le chevalier leva sa lance avec l'intention bien visible de la laisser retomber sur les épaules de son écuyer, arrivé assez près de lui pour qu'il essayât fructueusement de ce genre de correction, mais celui-ci, avec un simple petit mouvement plein d'adresse, dont il semblait avoir la pratique, esquiva le coup, tandis que de sa main il soutenait la lance.
- Prenez garde, sire Agénor, dit-il, et ne plaisantons pas ainsi, j'ai les os durs et peu de chair dessus. Un malheur est bientôt arrivé, un coup à faux, vous casseriez votre lance, et nous serions obligés de lui refaire un bois nous-mêmes ou de nous présenter devant don Frédéric avec une armure incomplète, ce qui serait humiliant pour l'honneur de la chevalerie béarnaise.
- Tais-toi, bavard maudit, tu ferais bien mieux, s'il faut absolument que tu parles, de gravir cette colline et de me dire ce que tu vois d'en haut.
- Ah ! dit Musaron, si c'était celle où Satan transporta Notre-Seigneur, et si je trouvais quelqu'un, fût-ce le diable qui, pour baiser sa griffe, m'offrit tous les royaumes de la terre.
- Tu accepterais, renégat ?
- Avec reconnaissance, chevalier.
- Musaron, reprit gravement le chevalier, plaisantez avec tout ce que vous voudrez, mais pas avec les choses saintes.
Musaron s'inclina.
- Monseigneur, dit-il, tient toujours à savoir ce que l'on voit du haut de cette colline.
- Plus que jamais, allez donc.
Musaron fit un léger circuit, juste ce qu'il en fallait pour se tenir hors de la portée de la lance de son maître, puis, gravissant le coteau :
- Ah ! s'écria-t-il quand il eut gagné le sommet, ah ! Jésus Dieu ! qu'est-ce que je vois !
Et il se signa.
- Eh bien ! que vois-tu ? demanda le chevalier.
- Le paradis ou peu s'en faut, dit Musaron plongé dans l'admiration la plus profonde.
- Décris-moi ton paradis, répondit le chevalier qui craignait toujours d'être dupe de quelque facétie de son écuyer.
- Ah ! monseigneur, comment voulez-vous ! s'écria Musaron, des bois d'orangers à fruits d'or, une grande rivière à flots d'argent, et au-delà la mer resplendissante comme un miroir d'acier.
- Si tu vois la mer, dit le chevalier, ne se hâtant point encore de prendre sa part du tableau de peur qu'arrivé lui-même au sommet tout ce magnifique horizon n'allât se dissoudre en vapeur, comme ces mirages dont il avait entendu parler par les pèlerins d'Orient, si tu vois la mer, Musaron, tu dois encore mieux voir Coïmbre, qui est nécessairement entre nous et la mer, et si tu vois Coïmbre, nous sommes au bout de notre voyage, puisque c'est à Coïmbre que m'a donné rendez-vous mon ami, le grand-maître Frédéric.
- Oh ! oui, s'écria Musaron, je vois une belle et grande ville, je vois un haut clocher.
- Bien, bien, dit le chevalier, commençant à croire à ce que lui disait son écuyer, et se promettant pour cette fois de punir sérieusement cette plaisanterie un peu trop prolongée si toutefois c'en était une. Bien, c'est la ville de Coïmbre, c'est le clocher de la cathédrale.
- Qu'est-ce que je dis, une ville ! qu'est-ce que je dis, un clocher ! je vois deux villes, je vois deux clochers.
- Deux villes, deux clochers, dit le chevalier en arrivant à son tour au sommet de la colline, tu vas voir que nous n'en avions pas assez tout à l'heure, et que maintenant nous allons en avoir trop.
- Trop, c'est la vérité, dit Musaron : voyez-vous, sire Agénor, l'une à droite, l'autre à gauche. Voyez-vous le chemin qui de l'autre côté de ce bois de citronniers se sépare en bifurquant : laquelle des deux villes est Coïmbre, lequel des deux chemins faut-il suivre ?
- En effet, murmura le chevalier, voilà un embarras nouveau et auquel je n'avais pas songé.
- D'autant plus grand, dit Musaron, que si nous nous trompons, et que par malheur nous prenions le chemin du faux Coïmbre, nous sommes incapables de trouver au fond de notre bourse de quoi payer notre gîte.
Le chevalier jeta autour de lui un second regard circulaire, mais dans l'espérance, cette fois, d'apercevoir quelque passant près duquel il pût se renseigner.
- Maudit pays, dit-il, ou plutôt maudit désert. Car lorsque l'on dit pays, on suppose un lieu habité par d'autres créatures que les lézards et les cigales. – Oh ! où est donc la France ! continua le chevalier avec un de ces soupirs qui s'échappent parfois des coeurs les moins mélancoliques en songeant à la patrie, – la France, où l'on trouve toujours une voix encourageante pour vous indiquer votre chemin.
- Et un fromage de lait de brebis pour vous rafraîchir le gosier ; voilà ce que c'est que de quitter son pays. Ah ! sire Agénor, vous aviez bien raison de dire : la France ! la France !
- Tais-toi, brute, s'écria le chevalier, qui voulait bien penser tout bas ce que Musaron disait tout haut, mais qui ne voulait pas que Musaron dit tout haut ce que lui pensait tout bas. Tais-toi.
Musaron s'en garda bien, et le lecteur doit déjà connaître assez intimement le digne écuyer pour savoir que, sur ce point, ce n'était pas son habitude d'obéir aveuglément à son maître ; il continua donc, et comme répondant à sa propre pensée :
- Et d'ailleurs, dit-il, comment serions-nous secourus ou même salués, nous sommes seuls dans ce Portugal damné. Oh ! les Grandes compagnies, voilà qui est beau, voilà qui est agréable, voilà qui est imposant, et surtout voilà qui est commode pour vivre ; oh ! sire Agénor, que ne faisons-nous tout simplement partie, en ce moment de quelque Grande compagnie à cheval sur la route du Languedoc ou de la Guyenne.
- Vous raisonnez comme un Jacques, savez-vous cela ? maître Musaron, dit le chevalier.
- Aussi, en suis-je un, messire, ou du moins en étais-je un avant d'entrer au service de Votre Seigneurie.
- Vante-toi de cela, misérable !
- N'en dites point de mal, sire Agénor, car les Jacques ont trouvé moyen de manger en guerroyant, et c'est un avantage qu'ils ont sur nous ; nous, nous ne guerroyons pas, c'est vrai, mais aussi nous ne mangeons guère.
- Tout cela ne nous dit pas laquelle de ces deux villes est Coïmbre, murmura le chevalier.
- Non, dit Musaron, mais voilà peut-être qui nous le dira.
Et il montra du doigt à son maître un nuage de poussière soulevé par une petite caravane qui venait à une demi-lieue derrière eux, suivant le même chemin qu'eux, et au milieu duquel le soleil, de temps en temps, faisait reluire comme des paillettes d'or.
- Ah ! dit le chevalier, voici enfin ce que nous cherchons.
- Oui, dit Musaron, ou ce qui nous cherche.
- Eh bien ! tout à l'heure tu demandais des brigands.
- Mais je n'en demandais pas trop, dit Musaron. En vérité le ciel est en train de nous combler ; je demandais trois ou quatre brigands, et voilà qu'il nous en envoie une troupe ; nous demandions une ville, et voilà qu'il nous en envoie deux. – Voyons, sire chevalier, continua Musaron en se rapprochant de son maître, réunissons-nous en conseil et disons-nous nos avis, deux avis valent mieux qu'un, vous le savez ; commencez par dire le vôtre.
- Mon avis, répondit le chevalier, est que nous gagnions le bois de citronniers au travers duquel passe la route, et qui nous offre à la fois de l'ombre et de la sécurité ; de là nous attendrons prêts à l'attaque ou à la défense.
- Oh ! avis plein de raison, s'écria l'écuyer de son ton moitié goguenard, moitié convaincu, et auquel je me range sans discussion : – de l'ombre et de la sécurité. – C'est tout ce que je demandais en ce moment. – De l'ombre, c'est la moitié de l'eau ; la sécurité, c'est les trois quarts du courage. Gagnons donc le bois de citronniers, sire Agénor, et au plus vite.
Mais les deux voyageurs avaient compté sans leurs chevaux. – Les pauvres animaux étaient si fatigués, qu'en échange des nombreux coups d'éperon ils ne purent rendre que le pas. Heureusement cette lenteur n'avait d'autre inconvénient que de laisser plus longtemps les voyageurs exposés au soleil. La petite troupe contre laquelle ils prenaient ces précautions était encore trop éloignée pour avoir pu les apercevoir, une fois arrivés au bois, ils regagnèrent le temps perdu : en un instant, Musaron fut à bas de son cheval, qui était si fatigué qu'il se coucha presque aussitôt que lui ; le chevalier ayant mis pied à terre, jeta la bride de son cheval aux mains de son écuyer, et s'assit au pied d'un palmier qui s'élevait comme le roi de cette petite forêt odorante.
Musaron attacha le cheval à un arbre, et se mit à chercher sa vie par le bois. Au bout d'un instant il revint avec une douzaine de glands doux et deux ou trois citrons dont il offrit la primeur au chevalier qui le remercia en secouant la tête.
- Ah ! oui, dit Musaron, je sais bien que tout cela n'est pas bien restaurant pour des gens qui viennent de faire quatre cent lieues en seize jours, mais que voulez-vous, monseigneur, il n'y a plus que patience à prendre. Nous nous rendons près de l'illustre don Frédéric, grand-maître de Saint-Jacques, frère ou à peu près du seigneur don Pèdre, roi de Castille, et s'il tient seulement la moitié de ce que promet sa lettre, à notre prochain voyage nous aurons des chevaux frais, des mules avec des sonnettes qui attirent les passants, des pages avec des habits qui nattent les yeux, et nous verrons accourir autour de nous les filles de posadas, les muletiers et les mendiants ; ceux-là nous donneront du vin, les autres des fruits : les moins chiches nous offriront leurs maisons, rien que pour l'honneur de nous loger, et alors nous ne manquerons de rien, justement parce que nous n'aurons besoin de rien ; en attendant, il nous faut croquer des glands et sucer des citrons.
- C'est bien, c'est bien, sire Musaron, dit le chevalier en souriant, dans deux jours vous aurez tout ce que vous avez dit, et ce repas est votre dernier jeûne.
- Dieu vous entende ! monseigneur, dit Musaron en levant au ciel son regard plein de doute, en même temps qu'il soulevait de sa tête son bicoquet surmonté d'une longue plume d'aigle des Pyrénées ; je m'efforcerai d'être à la hauteur de ma fortune, et pour cela je n'aurai qu'à monter sur nos misères passées.
- Bah ! dit le chevalier, ce sont les misères passées qui font le bonheur à venir.
- Amen ! dit Musaron.
Sans doute, malgré cette terminaison toute religieuse, Musaron allait attaquer la conversation sur quelque autre point, lorsque tout à coup le tintement des sonnettes, le trot d'une douzaine de chevaux ou de mules, et un certain cliquetis de fer commença de résonner dans le lointain.
- Alerte ! alerte ! dit le chevalier, voici la troupe en question. Diable ! elle a fait diligence, et il paraît que ceux qui la composent ont des chevaux moins fatigués que les nôtres.
Musaron posa dans une touffe d'herbe le reste de ses glands et son dernier citron, et s'élança vers l'étrier de son maître qui, en un instant, fut en selle et la lance au poing.
Alors, du milieu des arbres où ils avaient fait cette courte halte, ils virent apparaître au sommet de la colline une troupe de voyageurs montés sur de bonnes mules et vêtus richement, les uns à l'espagnole, les autres à la moresque. Après cette première troupe venait à son tour un homme qui en paraissait le chef et qui, enveloppé d'un long caban de fine laine blanche aux houppes soyeuses, ne livrait à l'impression de l'air que deux yeux étincelants derrière ce rempart.
Il y avait en tout, compris ce chef, douze hommes, bien forts et bien armés, et six mules de main, conduites par quatre valets ; ces douze hommes marchaient en tête, comme nous l'avons dit ; puis, comme nous l'avons dit encore, le chef venait ensuite, et derrière le chef, formant l'arrière-garde, les six mules et les quatre valets, au milieu desquels s'avançait une litière de bois peint et doré, hermétiquement fermée par des rideaux de soie, et qui recevait un courant d'air par des trous ménagés dans les ornements d'une petite frise sculptée qui régnait tout autour. Deux mules, non comprises dans l'énumération que nous avons faite, portaient cette litière et marchaient au pas.
C'était toute cette troupe qui en s'approchant avait fait ce grand bruit de sonnettes et de grelots.
- Ah ! pour cette fois, dit Musaron, quelque peu étonné, voilà de véritables Mores, et je crois que j'ai parlé trop tôt, messire, voyez donc comme ils sont noirs. Jésus ! on dirait des gardes du corps du diable ! Et comme ils sont richement vêtus, ces mécréants ! Quel malheur, dites donc, sire Agénor, qu'ils soient si nombreux ou que nous ne soyons pas en plus grande compagnie ! Je crois qu'il aurait été bien agréable au ciel que toutes ces richesses passassent entre les mains de deux bons chrétiens comme nous. Je dis richesses, et c'est le mot, car les trésors de cet infidèle sont bien certainement dans cette boîte de bois peint et doré qui le suit, et vers laquelle il tourne à chaque instant la tête.
- Silence ! dit le chevalier ; ne vois-tu pas qu'ils se consultent, que deux pages armés ont pris les devants, et qu'ils semblent vouloir attaquer ! Allons ! allons ! prépare-toi à me donner un coup de main, s'il est nécessaire, et passe moi mon écu, afin que si l'occasion s'en présente, on apprenne ici ce que c'est qu'un chevalier de France.
- Messire, répondit Musaron, qui paraissait moins décidé que son maître à prendre une attitude hostile, je crois que vous faites erreur : ces seigneurs mores ne peuvent songer à attaquer deux hommes inoffensifs ; voyez, un des deux pages a été consulter son maître, et la figure cachée n'a pas donné d'ordre, mais a seulement fait signe d'aller en avant... Eh ! tenez, messire, les voilà qui continuent leur chemin, sans avoir apprêté leurs flèches, sans avoir bandé leurs arbalètes ; – ils mettent seulement la main à leur épée, et ce sont, tout au contraire, des amis que le ciel nous envoie.
- Des amis chez les Mores ! – et la sainte religion qu'en faites-vous, païen maudit ?
Musaron sentit qu'il avait donné prise à cette rebuffade, et baissa respectueusement la tête.
- Pardon, messire, dit-il, je me suis trompé quand j'ai dit des amis. Un chrétien, je le sais bien, ne peut-être ami d'un More, c'est des conseillers que j'ai voulu dire : il est permis de recevoir des conseils de tout le monde, quand ces conseils sont bons. – Je vais interroger ces honnêtes seigneurs, et ils nous indiqueront notre chemin.
- Eh bien ! soit, je le veux ainsi, dit le chevalier, je le veux d'autant mieux qu'ils passent, à mon avis, un peu trop fièrement devant moi, et que le maître, à ce qu'il me semble, n'a pas répondu au salut courtois que je lui faisais du fer de ma lance, va-le donc trouver, et demande-lui civilement, de ma part, laquelle de ces deux villes est Coïmbre ; – tu ajouteras que tu viens de la part de messire Agénor de Mauléon, et en échange de mon nom, tu lui demanderas son nom à ce chevalier more ; – va.
Musaron, qui voulait se présenter devant le chef de la troupe avec tous ses avantages, essaya de faire lever son cheval ; mais il y avait si longtemps que l'animal n'avait trouvé d'ombre et d'herbe, et il lui semblait si commode et surtout si agréable de brouter accroupi, que l'écuyer ne put obtenir qu'il se remit sur ses jambes, ne fût-ce que pour un instant ; il en prit donc son parti et courut à pied après la troupe, qui, ayant continué de s'avancer pendant la délibération, allait disparaître dans la pente sinueuse au tournant de quelques oliviers.
Tandis que Musaron courait afin de s'acquitter de son message, Agénor de Mauléon, debout sur sa selle, ferme sur ses étriers, immobile comme une statue équestre, ne perdait pas de vue le More et ses compagnons ; bientôt il vit ce cavalier s'arrêter à la voix de l'écuyer ; son escorte fit halte comme lui ; tous ceux qui la composaient semblaient vivre de la vie du chef, comme s'ils eussent été avertis de ses désirs par une voix intérieure, et n'avoir pas même besoin d'un signe pour obéir à sa volonté.
Il faisait un temps si pur, il régnait un si profond silence dans toute cette nature qui reposait endormie sous la chaleur du ciel, la brise de la mer était si douce, qu'elle apportait sans obstacle aux oreilles du chevalier les paroles de Musaron, et Musaron s'acquittait de sa mission, non seulement en fidèle, mais encore en habile ambassadeur.
- Salut à Votre Seigneurie, dit-il, – salut d'abord de la part de mon maître, l'honorable et valeureux sire Agénor de Mauléon qui attend là-bas sur ses étriers la réponse de Votre Seigneurie ; salut ensuite de la part de son indigne écuyer, qui se félicite bien sincèrement du hasard qui lui permet d'élever la parole jusqu'à vous.
Le More fit un salut grave et circonspect de la tête seulement, et attendit en silence la fin du discours.
- Plaise à Votre Seigneurie de nous indiquer, continua Musaron, lequel de ces deux clochers que l'on voit là-bas est celui de Coïmbre ! veuille aussi, si Votre Seigneurie le sait, m'indiquer, parmi tous ces beaux palais de l'une ou de l'autre ville dont les terrains dominent la mer, quel est le palais de l'illustre grand-maître de Saint-Jacques, l'ami et l'hôte impatient du preux chevalier qui a l'honneur de vous faire demander par moi ce double renseignement ?
Musaron, pour donner plus de relief à son maître et à lui-même, avait fait sonner plus que les autres les paroles relatives à don Frédéric. En effet, comme pour justifier son habileté, le More écouta fort attentivement la seconde partie du discours, et à cette seconde partie ses yeux étincelèrent de ce feu intelligent particulier à ceux de sa nation, et qui semble dérobé à un rayon du soleil.
Mais il ne répondit pas plus à la seconde partie qu'à la première, et après un moment de réflexion, saluant de la tête comme il avait déjà fait, il dit à ses gens un seul mot arabe prononcé d'une voix impérieuse et gutturale, puis l'avant-garde se remit en marche, le cavalier more poussa sa mule, et l'arrière-garde, au milieu de laquelle marchait la litière fermée, le suivit à son tour.
Musaron demeura un instant à sa place, stupéfait et humilié. Quant au chevalier, il ne savait pas au juste si le mot arabe, qu'il n'avait pas plus compris que Musaron, avait été répondu à son écuyer ou dit par le More à sa suite.
- Ah ! dit tout à coup Musaron, qui ne voulait pas convenir vis-à-vis de lui-même qu'une pareille injure lui avait été faite, il ne comprend pas le français ; voilà la cause de son silence. Pardieu ! j'aurais dû lui parler en castillan.
Mais comme le More était déjà trop loin pour que Musaron, à pied comme il était, pût courir après lui, et que d'ailleurs l'écuyer prudent préférait peut- être un doute consolant à une humiliante certitude, il revint près de son maître.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente