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Chapitre XXIV
Comment messire Hugues de Caverley faillit gagner trois cent mille écus d'or.

On se rappelle qu'après la scène du jardin, nous avons laissé Aïssa regagner la maison de son père, tandis qu'Agénor disparaissait de l'autre côté du mur.
Musaron avait compris que rien ne retenait plus son maître à Bordeaux ; aussi, lorsque le jeune homme sortit de la rêverie où l'avaient plongé les événements qui venaient de s'écouler, trouva-t-il son cheval tout sellé et son écuyer tout prêt à partir.
Agénor se mit en selle d'un seul élan, puis, piquant son cheval des deux, il quitta la ville au galop, suivi de Musaron, qui goguenardait selon son habitude.
- Eh ! monseigneur, disait-il, nous nous sauvons bien vite, ce me semble. Où diable avez-vous donc mis le trésor que vous étiez allé quérir chez l'Infidèle ?
Agénor haussa les épaules et ne répondit point.
- Ne tuez pas votre bon cheval, monseigneur, nous en aurons besoin pour faire campagne ; il n'ira pas longtemps de ce train-là, Je vous en préviens, surtout si vous avez, comme le prince Henri de Transtamare, cousu seulement une cinquantaine de marcs d'or dans la doublure de votre selle.
- En effet, dit Agénor, je crois que tu as raison, cinquante marcs d'or et cinquante marcs de fer, c'est trop pour une seule bête.
Et il laissa tomber sur l'épaule de l'écuyer irrévérencieux sa lance toute chevillée d'acier.
Musaron plia l'épaule sous le fardeau, et, comme l'avait prévu Agénor, sa gaieté fut considérablement diminuée par ce surcroît de charge.
Ils traversèrent ainsi, en suivant les traces du prince Henri, mais sans pouvoir le rejoindre, la Guyenne et le Béarn ; puis ils franchirent les Pyrénées, et entrèrent en Espagne par l'Aragon.
Ce fut dans cette province seulement qu'ils atteignirent le prince, qu'ils reconnurent aux lueurs d'une petite ville incendiée par le capitaine Hugues de Caverley.
C'était ainsi que les compagnies signalaient leur arrivée en Espagne. Messire Hugues, en homme ami du pittoresque, avait choisi la ville, dont il comptait se faire un phare, sur une éminence, afin que les flammes éclairassent, à dix lieues à l'entour, ce pays qui lui était encore inconnu, et dont il désirait prendre connaissance.
Henri ne s'étonna point de cette fantaisie du capitaine anglais ; il connaissait de longue main tous ces chefs de compagnies, et savait leur manière de faire. Seulement, il pria messire Bertrand Duguesclin d'interposer son autorité près des compagnons placés sous ses ordres, afin que ceux-ci détruisissent le moins possible.
- Car, disait-il fort judicieusement, ce royaume devant m'appartenir un jour, j'aime autant l'avoir en bon état que ruiné.
- Eh bien ! soit, monseigneur, dit Caverley, mais à une condition.
- Laquelle ? demanda Henri.
- C'est que Votre Altesse paiera un droit par chaque maison intacte et par chaque femme violée.
- Je ne comprends pas, répondit le prince, maîtrisant la répugnance que lui faisait éprouver la coopération de pareils bandits.
- Rien de plus simple cependant, dit Caverley : vos villes épargnées et votre population doublée, cela vaut de l'argent, ce me semble.
- Eh bien ! soit, dit Henri en essayant de sourire ; nous causerons de cela demain matin, mais en attendant...
- En attendant, monseigneur, l'Aragon peut dormir tranquille. J'y vois clair pour toute la nuit, et, Dieu merci ! Hugues de Caverley n'a pas la réputation d'un prodigue.
Sur cette promesse à laquelle on pouvait se fier, si singulière qu'elle fût, Henri se retira avec Mauléon dans sa tente, tandis que le connétable regagnait la sienne.
Messire Hugues de Caverley alors, au lieu de se coucher, comme on aurait pu croire qu'il allait le faire après une journée si fatigante, écouta le bruit des pas qui s'éloignaient ; puis, lorsqu'ils se furent perdus dans l'espace, comme les corps qui le causaient dans l'obscurité, il se souleva doucement et appela son secrétaire.
Ce secrétaire était un personnage fort important dans la maison du brave capitaine, car, soit que celui-ci ne sût point écrire, ce qui est probable, ou qu'il dédaignât de tenir une plume, ce qui est possible, c'était ce digne scribe qui était chargé de mettre en règle toutes les transactions qui intervenaient entre le chef des aventuriers et les prisonniers qu'il mettait à rançon. Or, peu de jours se passaient sans que le secrétaire de messire Hugues de Caverley eût quelque transaction de ce genre à libeller.
Le scribe se présenta, sa plume d'une main, son encrier de l'autre, un rouleau de parchemin sous le bras.
- Viens ici, maître Robert, dit le capitaine, et libelle-moi une quittance avec laissez-passer.
- Une quittance de quelle somme ? demanda l'écrivain.
- Laisse la somme en blanc ; mais n'épargne pas l'espace, car la somme sera ronde.
- Au nom de qui ? demanda de nouveau le scribe.
- Laisse le nom en blanc comme la somme.
- Et de l'espace aussi ?
- Oui ; car ce nom sera suivi de pas mal de titres.
- Bon ! bon ! bon ! dit maître Robert en se mettant à la besogne avec un empressement qui eût pu faire croire qu'il était payé au prorata de la recette. Mais où est le prisonnier ?
- On est en train de le faire.
Le scribe connaissait l'habitude de son patron ; il n'hésita donc point une seconde à préparer la cédule ; puisque le capitaine avait dit qu'on était en train de faire le prisonnier, le prisonnier était fait.
Cette opinion n'avait rien de trop avantageux pour le capitaine, car, à peine le scribe avait-il mis la dernière main à la cédule que l'on entendit dans la direction de la montagne un bruit qui allait s'approchant.
Caverley semblait non pas avoir entendu, mais avoir deviné ce bruit, car avant qu'il eût atteint l'oreille vigilante de la sentinelle le capitaine souleva la toile de sa tente.
- Qui vive ! cria presque aussitôt la sentinelle.
- Amis ! répondit la voix bien connue du lieutenant de Caverley.
- Oui, oui, amis, dit l'aventurier en se frottant les mains, laisse passer, et lève ta pique lorsqu'on passera. Ceux que j'attends en valent bien la peine.
En ce moment, aux dernières lueurs de l'incendie qui s'en allait mourant, on vit s'avancer, entourés par vingt-cinq ou trente compagnons, une petite troupe de prisonniers. Cette troupe se composait d'un chevalier qui paraissait être à la fois dans la force et dans la fleur de l'âge, d'un More qui n'avait pas voulu quitter les rideaux d'une vaste litière, et de deux écuyers.
Dès que Caverley vit que cette troupe se composait bien réellement des différents individus que nous venons de désigner, il fit sortir de sa tente tous ceux qui s'y trouvaient, à l'exception de son secrétaire.
Ceux qu'il renvoyait sortirent avec un regret qu'ils ne se donnèrent pas même la peine de déguiser, et en supputant la valeur de la prise qui venait de tomber aux serres de l'oiseau de proie qu'ils reconnaissaient pour leur chef.
A l'aspect des quatre personnages introduits dans sa tente, Caverley s'inclina profondément, puis s'adressant au chevalier :
- Sire roi, lui dit-il, si par hasard mes hommes avaient manqué de courtoisie envers Votre Altesse, pardonnez-leur ; ils ne vous connaissaient pas.
- Sire roi ! répéta le prisonnier avec un accent auquel il essayait de donner l'intonation de la surprise, mais en même temps avec une pâleur qui décelait son inquiétude, est-ce à moi que vous vous adressez, capitaine ?
- A vous-même, sire don Pedro, roi très redouté de Castille et de Murcie.
Le chevalier, de pâle qu'il était, devint livide. Un sourire désespéré essaya de se dessiner sur ses lèvres.
- En vérité, capitaine, dit-il, j'en suis fâché pour vous, mais vous faites une grand erreur si vous me prenez pour celui que vous venez de dire.
- Ma foi ! monseigneur, je vous prends pour ce que vous êtes, et je crois en vérité avoir fait une bonne prise.
- Croyez ce que vous voudrez, dit le chevalier en faisant un mouvement pour aller s'asseoir, il ne me sera pas difficile, je le vois, de vous faire revenir de cette opinion.
- Pour que j'en revinsse, monseigneur, il ne faudrait pas que vous fissiez l'imprudence de marcher.
Le chevalier serra les poings.
- Et pourquoi cela ? demanda-t-il.
- Parce que vos os craquent à chaque pas que vous faites, ce qui est une musique bien agréable pour un pauvre chef de compagnie à qui la Providence donne cette bonne aubaine d'avoir fait tomber un roi dans ses filets.
- N'y a-t-il donc que le roi don Pedro dont, en marchant, les os fassent ce bruit, et un autre homme ne peut-il être atteint de la même infirmité ?
En effet, dit Caverley, la chose est possible, et vous m'embarrassez ; mais j'ai un moyen certain de savoir si je fais erreur, comme vous dites.
- Lequel ? demanda en fronçant le sourcil le chevalier que cet interrogatoire lassait visiblement.
- Le prince Henri de Transtamare n'est qu'à cent pas d'ici ; je vais l'envoyer chercher, et nous verrons bien s'il reconnaît son frère chéri.
Le chevalier fit malgré lui un mouvement de colère.
- Ah ! vous rougissez, s'écria Caverley ; eh bien ! avouez, et si vous avouez, je vous jure, foi de capitaine : que tout se passera entre nous deux, et que votre frère ne saura pas même que j'ai eu l'honneur de m'entretenir quelques instants avec Votre Altesse.
- Eh bien ! voyons, au fait, que voulez-vous ?
- Je ne voudrai rien, vous le comprenez bien, monseigneur, tant que je ne serai pas certain de l'identité de la personne que je tiens entre mes mains.
- Supposez donc que je sois effectivement le roi, et parlez.
- Peste ! comme vous dites cela, sire, parlez ! croyez-vous donc que j'aie si peu de choses à vous dire que cela se fasse en deux mots ! Non, monseigneur, il faut avant toutes choses une garde digne de Votre Majesté.
- Une garde ! Vous comptez donc me retenir prisonnier ?
- C'est mon intention, du moins.
- Et moi je vous dis que je ne resterai pas ici une heure de plus, dût-il m'en coûter la moitié de mon royaume.
- Eh ! il vous en coûtera bien cela, sire, et ce ne sera pas trop, puisque, dans la situation où vous êtes, vous êtes à peu près sûr de perdre tout.
- Fixez un prix alors ! s'écria le prisonnier.
- Je réfléchirai, mon roi, dit froidement Caverley.
Don Pedro parut faire un violent effort sur lui-même, et sans répondre un seul mot, il s'assit contre la toile de la tente, tournant le dos au capitaine.
Celui-ci parut réfléchir profondément ; puis, après un moment de silence :
- Vous me donneriez bien, dit-il, un demi-million d'écus d'or, n'est-ce pas ?
- Vous êtes stupide, répondit le roi. On ne les trouverait pas dans toutes les Espagnes.
- Trois cent mille alors, hein ? J'espère que je suis raisonnable.
- Pas la moitié, dit le roi.
- Alors, monseigneur, répondit Caverley, je vais écrire un mot à votre frère Henri de Transtamare. Il se connaît mieux que moi en rançon royale, il fixera le prix de la vôtre.
Don Pedro crispa ses poings, et l'on put voir la sueur poindre à la racine de ses cheveux et couler sur ses joues.
Caverley se tourna vers son secrétaire :
- Maître Robert, dit-il, allez inviter de ma part le prince don Henri de Transtamare à venir me joindre sous ma tente.
Le scribe marcha vers le seuil de la tente, et comme il allait la franchir, don Pedro se leva :
- Je donnerai les trois cent mille écus d'or, dit-il.
Caverley bondit de joie.
- Mais, comme en vous quittant je pourrais tomber entre les mains de quelqu'autre bandit de votre sorte qui me mettrait de nouveau à rançon, vous allez me donner un reçu et un laissez-passer.
- Et vous, vous allez me compter les trois cent mille écus.
- Non pas ; car vous comprenez qu'on ne porte pas avec soi une pareille somme ; mais vous avez bien parmi vos hommes quelque juif qui se connaisse en diamants ?
- Je m'y connais, moi, sire, dit Caverley.
- C'est bien. Viens ici, Mothril, dit le roi en faisant signe au More de s'approcher. Tu as entendu !...
- Oui, sire, dit Mothril en tirant de son large pantalon une longue bourse à travers les mailles de laquelle étincelaient ces éclairs merveilleux que le roi des pierreries emprunte au roi des astres.
- Préparez le reçu, dit don Pedro.
- Il est tout prêt, dit le capitaine, il n'y a que la somme à remplir.
- Et le laissez-passer ?
- Il est au-dessous tout signé. Je suis trop le serviteur de Votre Altesse pour la faire attendre.
Un sourire convulsif passa sur les lèvres du roi. Puis, s'approchant de la table :

« - Je soussigné, lut-il, moi, Hugues de Caverley, chef des aventuriers anglais... »

Le roi ne lut pas un mot de plus ; un rayon pareil à la foudre passa dans ses yeux.
- Vous vous nommez Hugues de Caverley ? demanda-t-il.
- Oui, répondit le chef étonné de cette expression joyeuse dont il cherchait en vain à deviner la raison.
- Et vous êtes le chef des aventuriers anglais ? continua don Pedro.
- Sans doute.
- Un instant, alors, dit le roi. Mothril, remettez ces diamants dans la bourse, et la bourse dans votre poche.
- Pourquoi cela ?
- Parce que c'est à moi à donner des ordres ici, et non à en recevoir, s'écria don Pedro en tirant un parchemin de sa poitrine.
- Des ordres ! dit Caverley avec hauteur. Apprenez, sire roi, qu'il n'y a qu'un homme au monde qui ait le droit de donner des ordres au capitaine Hugues de Caverley.
- Et cet homme, reprit don Pedro, voici sa signature au bas de ce parchemin. Au nom du prince Noir, Hugues de Caverley, je vous somme de m'obéir.
Caverley, en secouant la tête, jeta à travers la visière de son casque un regard sur le parchemin déroulé à la main du roi, mais à peine eut-il vu la signature, qu'il poussa un cri de rage, auquel accoururent les officiers, qui, par respect, étaient restés en dehors de la tente.
Ce parchemin que présentait le prisonnier au chef des aventuriers, c'était en effet le sauf-conduit donné par le prince Noir à don Pedro, et l'ordre à tous ses sujets anglais de lui obéir en toutes choses, en attendant que lui-même vînt prendre le commandement de l'armée anglaise.
- Je vois que décidément je serai quitte à meilleur marché que tu ne le croyais et moi aussi. Mais, sois tranquille, je te dédommagerai, mon brave.
- Vous avez raison, sire roi, dit-il avec un mauvais sourire qu'on ne put voir sous sa visière baissée. Non seulement vous êtes libre, mais encore j'attends que vous ordonniez.
- Eh bien ! dit don Pedro, ordonne alors, comme c'était ton intention, à maître Robert d'aller chercher mon frère, le prince Henri de Transtamare, et de l'amener ici.
Le scribe consulta de l'oeil le capitaine, et sur le signe affirmatif de messire Hugues de Caverley, il sortit.

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