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Chapitre XXVI
Le sanglier pris dans le piège.

Derrière le connétable venait, l'oeil sournois et le sourire esquissé sur les lèvres, l'honnête Musaron, poudreux des pieds à la tête.
Il semblait placé là pour donner aux assistants l'explication de cette arrivée si foudroyante du connétable.
Bertrand leva sa visière en entrant, et d'un seul regard fit le tour de l'assemblée.
Apercevant don Pedro, il s'inclina légèrement ; découvrant Henri de Transtamare, il fit un salut respectueux : allant à Caverley, il lui prit la main.
- Bonjour, sire capitaine, dit-il avec calme, nous avons donc fait bonne prise. Ah ! messire de Mauléon, pardon ! je ne vous avais pas vu.
Les mots, qui semblaient indiquer une ignorance, si positive de la situation, frappèrent de stupeur la plupart des assistants.
Mais Bertrand, loin de s'émouvoir de ce silence presque solennel, continua :
- J'espère, au reste, capitaine Caverley, que l'on aura eu pour le prisonnier tous les égards dûs à son rang, et surtout à son malheur.
Henri allait répondre, don Pedro prit la parole :
- Oui, seigneur connétable, rassurez-vous, nous avons eu pour le prisonnier tout le respect que commandait le droit des gens.
- Vous avez eu, fit Bertrand avec une expression de surprise qui eût fait honneur au plus habile comédien, vous avez eu ! Comment dites-vous cela, s'il vous plaît Altesse ?
- Mais oui, messire connétable, reprit don Pedro en souriant, je le répète, nous avons eu.
Bertrand regarda Caverley impassible sous sa visière d'acier.
- Je ne comprends pas, dit-il.
- Cher connétable, dit Henri en se soulevant de son siège avec peine, car il avait été meurtri et garrotté par les soldats, et, dans la lutte, plusieurs de ces hommes cuirassés l'avaient à demi étouffé dans leurs bras de fer. Cher connétable, l'assassin de don Frédéric a raison, c'est lui qui est notre maître, et c'est nous que la trahison a faits ses prisonniers.
- Hein ! fit Bertrand en se retournant avec un regard si mauvais que plus d'une face pâlit dans l'assemblée. La trahison, dites-vous, et qui donc est le traître ?
- Seigneur connétable, répondit Caverley en faisant un pas en avant, le mot trahison est impropre, ce me semble, et c'est plutôt la fidélité qu'il eût fallu dire.
- La fidélité ! reprit le connétable dont l'étonnement paraissait croître.
- Sans doute, la fidélité, continua Caverley, car enfin nous sommes Anglais, n'est-ce pas ? et par conséquent sujets du prince de Galles ?
- Eh bien ! après, que signifie cela ? dit Bertrand en élargissant, pour respirer à son aise, ses larges épaules, et en laissant tomber sur la poignée de son estoc une épaisse main de fer. Qui vous dit, mon cher Caverley, que vous ne soyez point sujet du prince de Galles ?
- Alors, seigneur, vous en conviendrez, car mieux que personne vous connaissez les lois de la discipline, alors, j'ai dû obéir à l'ordre de mon prince.
- Et cet ordre, le voici, dit don Pedro en allongeant le parchemin vers Bertrand.
- Je ne sais pas lire, dit brusquement le connétable.
Don Pedro retira son parchemin, et Caverley frissonna, tout brave qu'il fût.
- Eh bien ! continua Duguesclin, je crois comprendre maintenant. Le roi don Pedro avait été pris par le capitaine Caverley. Il a montré son sauf- conduit du prince de Galles, et à l'instant même le capitaine a rendu la liberté à don Pedro.
- C'est cela même, s'écria Caverley, qui espéra un moment que dans son exquise loyauté Duguesclin approuverait tout.
- Rien de mieux jusqu'à présent, continua le connétable.
Caverley respira plus librement.
- Mais, reprit Bertrand, il y a encore une chose obscure pour moi.
- Laquelle ? demanda don Pedro avec hauteur. Dépêchez-vous seulement, messire Bertrand, car toutes ces interrogations deviennent fatigantes.
- J'achève, reprit le connétable avec son impassibilité terrible. Mais en quoi est-il besoin que le capitaine Caverley, pour délivrer don Pedro, fasse prisonnier don Henri ?
- A ces mots, et à l'attitude que prit Bertrand Duguesclin en les prononçant, Mothril jugea que le moment était venu d'appeler un renfort de Mores et d'Anglais au secours de don Pedro.
Bertrand ne sourcilla point et ne parut pas même s'apercevoir de la manoeuvre. Seulement, si la chose est possible, sa voix devint encore plus calme et plus froide qu'auparavant.
- J'attends une réponse, dit-il.
Ce fut don Pedro qui la donna.
- Je suis étonné, dit-il, que l'ignorance soit si grande chez les chevaliers français, qu'ils ne sachent pas que c'est double bénéfice de se faire un ami en même temps qu'on se défait d'un ennemi.
- Etes-vous de cet avis, maître Caverley ? demanda Bertrand en fixant sur le capitaine un regard dont la sérénité même, gage de force, était en même temps un gage de menace.
- Il le faut bien, messire, dit le capitaine. J'obéis, moi.
- Eh bien ! moi, fit Bertrand, tout au contraire de vous, je commande. Je vous ordonne donc, entendez-vous bien ceci ? je vous ordonne de mettre en liberté Son Altesse le prince don Henri de Transtamare, que je vois là gardé par vos soldats, et comme je suis plus courtois que vous, je n'exigerai pas que vous arrêtiez don Pedro, bien que j'en aie le droit, moi dont vous avez l'argent dans votre poche, moi qui suis votre maître puisque je vous paie.
Caverley fit un mouvement ; don Pedro étendit le bras :
- Ne répondez rien, capitaine, dit-il, il n'y a ici qu'un maître, et ce maître, c'est moi. Vous obéirez donc à moi, et cela sur le champ, s'il vous plaît. Bâtard don Henri, messire Bertrand, et vous, comte de Mauléon, je vous déclare à tous trois que vous êtes mes prisonniers.
Il se fit, à ces terribles mots, un grand silence dans la tente. Au milieu de ce silence, six hommes d'armes, sur un signe de don Pedro, se détachèrent du groupe pour s'assurer de la personne de Duguesclin comme on s'était déjà assuré de la personne de don Henri ; mais le bon chevalier, d'un coup de poing, de ce poing avec lequel il faussait les armures, abattit le premier qui se présenta, et, de sa puissante voix entonnant le cri de Notre-Dame Guesclin, de manière à la faire résonner dans les profondeurs les plus éloignées de la plaine, il tira son épée.
En un moment, la tente présenta le spectacle d'une confusion terrible. Agénor, mal gardé, avait d'un seul effort écarté les deux soldats qui veillaient sur lui, et était venu se joindre à Bertrand. Henri coupait avec ses dents la dernière corde qui lui liait les poignets.
Mothril, don Pedro et les Mores formaient un angle menaçant.
Aïssa passait la tête à travers les rideaux de sa litière en criant, oublieuse de tout, excepté de son amant : Courage, mon grand seigneur ! courage !
Enfin, Caverley se retirait emmenant avec lui ses Anglais, de manière à garder la neutralité le plus longtemps possible ; seulement, pour être prêt à tout événement, il faisait sonner le boute-selle.
Le combat s'engagea. Flèches, viretons, balles de plomb lancées par la fronde, commencèrent à siffler dans l'ait et à pleuvoir sur les trois chevaliers, quand soudain une immense clameur s'éleva, et une troupe d'hommes d'armes entra à cheval dans la tente, coupant, saccageant, écrasant tout, et soulevant des tourbillons de poussière qui aveuglèrent les plus furieux combattants.
A leurs cris : Guesclin ! Guesclin ! il n'était pas difficile de reconnaître les Bretons commandés par Le Bègue de Vilaine, l'inséparable ami de Bertrand, lequel l'avait aposté aux barrières du camp, avec injonction de ne charger que lorsqu'il entendrait le cri de Notre-Dame Guesclin.
Il y eut un moment de confusion étrange dans cette tente éventrée, ouverte, renversée ; un instant pendant lequel amis et ennemis se trouvèrent mêlés, confondus, aveugles ; puis, cette poussière se dissipa ; puis, aux premiers rayons du soleil se levant derrière les montagnes de la Castille, on vit les Bretons maîtres du champ de bataille. Don Pedro, Mothril, Aïssa, les Mores avaient disparu comme une vision. Quelques-uns atteints par les masses et par les estocs étaient couchés à terre, et agonisaient dans leur sang comme pour prouver seulement qu'on n'avait point eu affaire à une armée de rapides fantômes.
Agénor reconnut tout d'abord cette disparition ; il sauta sur le premier cheval venu, et sans s'apercevoir que le cheval était blessé, il le poussa vers le monticule le plus proche, d'où il pouvait découvrir la plaine. Arrivé là, il vit de loin cinq chevaux arabes qui gagnaient le bois ; à travers l'atmosphère bleuâtre du matin, il reconnut la robe de laine et le voile flottant d'Aïssa. Sans s'inquiéter s'il était suivi, dans un mouvement d'espoir insensé, il poussa son cheval à leur poursuite, mais au bout de dix pas, le cheval s'abattit pour ne plus se relever.
Le jeune homme revint à la litière ; elle était déserte, et il n'y trouva plus qu'un bouquet de roses tout humide de pleurs.
A l'extrémité des lignes, toute la cavalerie anglaise en bon ordre attendait, pour agir, le signal de Caverley. Le capitaine avait si habilement disposé ses hommes qu'ils enfermaient les Bretons dans un cercle.
Bertrand vit d'un coup d'oeil que le but de cette manoeuvre était de lui couper la retraite.
Caverley s'avança.
- Messire Bertrand, dit-il, pour vous prouver que nous sommes de loyaux compagnons, nous allons vous ouvrir nos rangs afin que vous regagniez votre quartier. Cela vous fera voir que les Anglais sont fidèles à leur parole, et qu'ils respectent la chevalerie du roi de France.
Pendant ce temps, Bertrand, silencieux et calme comme si rien d'extraordinaire ne se fût passé, était remonté sur son cheval et avait repris sa lance des mains de son écuyer.
Il regarda autour de lui, et vit qu'Agénor venait d'en faire autant.
Tous ses Bretons se tenaient derrière lui en bon ordre et prêts à charger.
- Sire Anglais, dit-il, vous êtes un fourbe, et si j'étais en force je vous ferais pendre au châtaignier que voici.
- Ah ! ah ! messire connétable, dit Caverley, prenez garde ? Vous m'allez forcer de vous faire prisonnier au nom du prince de Galles.
- Bah ! fit Duguesclin.
Caverley comprit tout ce qu'il y avait de menace dans la railleuse intonation du connétable, et se retournant vers ses soldats :
- Fermez vos rangs, cria-t-il à ses hommes, qui se rejoignirent et présentèrent aux Bretons une muraille de fer.
- Enfants ! dit Bertrand à ses braves, l'heure du déjeuner approche ; nos tentes sont là-bas, rentrons chez nous.
Et il piqua si rudement son cheval que Caverley n'eut que le temps de se jeter de côté pour laisser passer l'ouragan de fer qui s'avançait sur lui.
En effet, derrière Bertrand s'étaient élancés avec la même force les Bretons conduits par Agénor. Henri de Transtamare avait été presque malgré lui placé au centre de la petite troupe.
En ce temps là un homme valait vingt hommes par la science des armes et la force matérielle. Bertrand dirigea sa lance de telle façon qu'il enleva l'Anglais qui se trouvait en face de lui. Cette première percée faite, on entendit un grand fracas de lances brisées, des cris de blessés, des coups sourds frappés par des masses de fer, des hennissements de chevaux broyés par le choc.
Lorsque Caverley se retourna, il vit une large trouée sanglante ; puis, à cinq cents pas au-delà de cette trouée, les Bretons galopant en aussi bon ordre que s'ils eussent traversé un champ d'épis mûrs.
- Je m'étais pourtant bien promis, murmura-t-il en secouant la tête, de ne pas me risquer contre ces brutes. Au diable les fanfaronnades et les fanfarons ! Je perds à cette équipée au moins douze chevaux et quatre hommes, sans compter – oh ! malheureux que je suis ! – une rançon de roi. 0à, décampons, messieurs. A partir de cette heure, nous sommes castillans. Changeons la bannière.
Et l'aventurier, dès le jour même, leva le camp et se mit en marche pour rejoindre don Pedro.

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