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Chapitre XXXV
La Reine des Bohèmes.

Deux ou trois fois les bohémiens s'étaient retournés, ce qui prouvait que s'ils avaient été vus des deux voyageurs, ils les avaient vus aussi, ce qui avait amené Musaron à émettre, mais avec une timidité qui n'était pas dans ses habitudes, cette opinion qu'une fois qu'on aurait tourné le petit bouquet d'arbres, on ne verrait plus la petite troupe, attendu qu'elle aurait disparu dans quelque chemin connu d'elle seule.
Musaron n'était pas dans une heureuse veine quant aux suppositions, car, le bouquet d'arbres tourné, on vit les bohémiens, qui en apparence du moins, suivaient tranquillement leur route.
Cependant Agénor remarqua un changement qui s'était opéré : la femme qu'il avait vu de loin à âne, et qu'il ne doutait point être la femme aux pieds blancs et au beau visage, cette femme allait à pied, avec ses compagnons, sans qu'elle offrît rien de plus remarquable qu'eux quant à la tournure et quant à la démarche.
- Holà ! cria Agénor, holà ! bonnes gens !
Les hommes se retournèrent, et le chevalier remarqua qu'ils portaient la main à leur ceinture, à laquelle pendait un long coutelas.
- Monseigneur, dit Musaron toujours prudent, avez-vous vu ?
- Parfaitement, répondit Agénor.
Puis, revenant aux bohémiens :
- Oh ! oh ! dit-il, ne craignez rien. Je viens avec d'amicales dispositions, et je suis bien aise de vous le dire en passant, mes braves ; vos coutelas, s'il en était autrement, seraient de pauvres armes offensives contre ma cuirasse et mon écu ; et de pauvres armes défensives contre ma lance et mon épée. Maintenant, ceci posé, où allez-vous, mes maîtres ?
L'un des deux hommes fronça le sourcil et ouvrit la bouche pour répondre quelque dureté ; mais l'autre l'arrêta aussitôt, et tout au contraire, répondit poliment :
- Est-ce pour que nous vous indiquions votre route que vous voulez nous suivre, seigneur ?
- Assurément, dit Agénor, sans compter le désir que nous avons d'être honorés de votre compagnie.
Musaron fit une grimace des plus significatives.
- Eh bien, seigneur, répondit le bohémien poli, nous allons à Soria.
- Merci, cela tombe à merveille ; c'est à Soria aussi que nous allons.
- Malheureusement, dit le bohémien, Vos Seigneuries vont plus vite que de pauvres piétons.
- J'ai entendu dire, répondit Agénor, que les gens de votre nation pouvaient lutter de rapidité avec les chevaux les plus vifs.
- C'est possible, reprit le bohémien ; mais non pas quand ils ont deux vieilles femmes avec eux.
Agénor et Musaron échangèrent un coup d'oeil, que Musaron accompagna d'une grimace.
- C'est vrai, dit Agénor, et vous voyagez en pauvre équipage. Comment les femmes qui vous accompagnent peuvent-elles supporter une pareille fatigue ?
- Elles y sont accoutumées, senor, et depuis longtemps, car ce sont nos mères ; nous autres bohèmes, nous naissons dans la douleur.
- Ah ! vos mères, dit Agénor, pauvres femmes !
Un instant le chevalier craignit que la belle bohémienne n'eût pris une autre route ; mais presque aussitôt il réfléchit à cette femme qu'il avait vue montée sur l'âne, et qui n'en était descendue qu'en l'apercevant lui-même. La monture était humble, mais enfin elle suffisait à ménager ces petits pieds délicats et parfumés qu'il avait vus la veille.
Ils s'approcha des femmes, elles doublèrent le pas.
- Que l'une de vos mères, dit-il, monte sur l'âne, l'autre montera en croupe derrière moi.
- L'âne est chargé de nos hardes, dit le bohémien, et il en a bien assez comme cela. Quant à votre cheval, senor, votre excellence veut rire sans doute, car c'est une trop noble et trop fringante monture pour une pauvre vieille bohémienne.
Agénor détaillait pendant ce temps les deux femmes, et aux pieds délurés de l'une d'elles il reconnut la chaussure de peau de daim qu'il avait remarquée la veille.
- C'est elle ! murmura-t-il, certain, cette fois, de ne plus se tromper.
- Allons, allons, la bonne mère au voile bleu, acceptez l'offre que je vous fais : montez en croupe derrière moi ; et si votre âne porte un poids suffisant, eh bien ! votre compagne montera derrière mon écuyer.
- Merci, senor, répondit la bohémienne avec une voix dont l'harmonie fit disparaître les derniers doutes qui pouvaient rester dans l'esprit du chevalier.
- En vérité, dit Agénor avec un accent d'ironie qui fit tressaillir les deux femmes et remonter jusqu'aux couteaux les mains des deux hommes, en vérité, voilà une douce voix pour une vieille.
- Senor !... dit d'une voix pleine de courroux le bohémien qui n'avait pas encore parlé.
- Oh ! ne nous fâchons pas, continua Agénor avec calme. Si je devine à sa voix que votre compagne est jeune, je devine à l'épaisseur de son voile qu'elle est belle, il n'y a point là de quoi jouer des couteaux.
Les deux hommes firent un pas en avant comme pour protéger leur compagne.
- Arrêtez ! dit impérieusement la jeune femme.
Les deux hommes s'arrêtèrent.
- Vous avez raison senor, dit-elle. Je suis jeune, et qui sait, peut-être même suis-je belle. Mais en quoi cela vous intéresse-t-il, je vous le demande, et pourquoi me gêneriez-vous dans mon voyage parce que j'aurais vingt ou vingt-cinq ans de moins que je ne parais !
Agénor, en effet, était resté immobile aux accents de cette voix qui révélait la femme supérieure habituée au commandement. Ainsi, l'éducation et le caractère de l'inconnue étaient en harmonie avec sa beauté.
- Senora, balbutia le jeune homme, vous ne vous êtes point trompée ; je suis chevalier.
- Vous êtes chevalier, soit ; mais moi je ne suis pas une senora, je suis une pauvre bohémienne, un peu moins laide peut-être que les femmes de ma condition.
Agénor fit un geste d'incrédulité.
- Avez-vous vu parfois les femmes de seigneurs voyager à pieds ? demanda l'inconnue.
- Oh ! ceci est une mauvaise raison, répondit Agénor, car il n'y a qu'un instant vous étiez sur l'âne.
- D'accord, répondit la jeune femme, mais au moins vous avouerez que mes habits ne sont pas ceux d'une dame de qualité.
- Les dames de qualité se déguisent parfois, madame, lorsque les femmes de qualité ont intérêt à être prises pour des femmes du peuple.
- Croyez-vous, dit la bohémienne, qu'une femme de qualité, habituée à la soie et au velours, consente à enfermer ses pieds dans une pareille chaussure ?
Et elle montrait son brodequin de daim.
- Toute chaussure se détache le soir ; et le pied délicat fatigué par la marche du jour se délasse en se parfumant.
Si la voyageuse eût eu son voile levé, Agénor eût pu voir le sang lui monter au visage, et le feu de ses yeux resplendir dans un cercle de pourpre.
- Des parfums, murmura-t-elle en regardant sa compagne avec inquiétude, tandis que Musaron, qui n'avait pas perdu un mot du dialogue, souriait sournoisement.
Agénor n'essaya point de la troubler davantage.
- Madame, dit-il, un parfum très doux s'exhale de votre personne ; c'est cela que j'ai voulu dire et pas autre chose.
- Merci du compliment, seigneur chevalier. Mais puisque c'est là ce que vous vouliez me dire et pas autre chose, vous devez être satisfait me l'ayant dit.
- Cela signifie que vous m'ordonnez de me retirer, n'est-ce pas, madame ?
- Cela veut dire que je vous reconnais pour un Français, à votre accent, seigneur, et surtout à vos propos. Or, il est dangereux de voyager avec les Français, quand on n'est qu'une pauvre jeune femme très sensible aux courtoisies.
- Ainsi donc, vous insistez pour que je me sépare de vous ?
- Oui, seigneur, à mon grand regret, mais j'insiste.
Les deux serviteurs, à cette réponse de leur maîtresse, parurent prêts à soutenir cette insistance.
- J'obéirai, senora, dit Agénor ; non pas, croyez-le bien, à cause de l'air menaçant de vos deux compagnons, que je voudrais rencontrer en moins bonne compagnie que la vôtre pour leur apprendre à toucher trop souvent à leurs couteaux, mais à cause de l'obscurité dont vous vous entourez, et qui sert sans doute quelque projet que je ne veux point contrarier.
- Vous ne contrariez aucun projet, ni ne risquez d'éclairer aucune obscurité, je vous jure, dit la voyageuse.
- Il suffit, madame, dit Agénor ; d'ailleurs, ajouta-t-il piqué du peu d'effet produit par sa bonne mine, d'ailleurs la lenteur de votre marche m'empêcherait d'arriver aussi vite qu'il est urgent pour moi de le faire à la cour du roi don Pedro.
- Ah ! vous vous rendez près du roi don Pedro ? s'écria vivement la jeune femme.
- De ce pas, senora ; et je prends congé de vous en souhaitant toutes sortes de prospérités à votre aimable personne.
La jeune femme parut prendre une résolution subite et releva son voile.
Ce grossier encadrement faisait, s'il était possible, ressortir encore la beauté de son visage et l'élégance de ses traits ; elle avait le regard caressant et la bouche riante.
Agénor arrêta son cheval qui avait déjà fait un pas en avant.
- Allons, seigneur, dit-elle, on voit bien que vous êtes un délicat et discret chevalier ; car vous avez deviné qui je suis peut-être, et cependant vous ne m'avez point persécutée, comme un autre eût fait à votre place.
- Je n'ai point deviné qui vous êtes, madame, mais j'ai deviné qui vous n'étiez pas.
- Eh bien ! seigneur chevalier, puisque vous êtes si courtois, dit la belle voyageuse, je vais vous raconter toute la vérité.
A ces mots, les deux serviteurs s'entre-regardèrent avec étonnement ; mais souriant toujours, la fausse bohémienne continua :
- Je suis la femme d'un officier du roi don Pedro ; et séparée depuis près d'un an de mon mari, qui a suivi le prince en France, j'essaie de le joindre à Soria ; or, vous savez que la campagne est tenue par les soldats des deux partis, et je deviendrais une proie importante pour les gens du prétendant ; aussi ai-je pris ce déguisement pour leur échapper, jusqu'à ce que j'aie rejoint mon mari, et que l'ayant rejoint, mon mari me puisse défendre.
- A la bonne heure, fit Agénor convaincu cette fois de la véracité de la jeune femme. Eh bien ! senora, je vous eusse offert mes services, sans l'exigence de ma mission qui me commande la plus grande célérité.
- Ecoutez, monsieur, dit la belle voyageuse ; maintenant que vous savez qui je suis et moi qui vous êtes, j'irai aussi vite que vous le voudrez, si vous voulez me permettre de me placer sous votre protection et de voyager avec votre escorte.
- Ah ! ah ! dit Agénor ; vous avez donc changé d'avis, madame ?
- Oui, senor. J'ai réfléchi que je pourrais faire rencontre de gens aussi perspicaces mais moins courtois que vous.
- Alors, madame, comment ferons-nous, A moins que vous n'acceptiez ma première proposition.
- Oh ! ne jugez pas ma monture sur sa mine ; tout humble qu'il est, mon âne est de race comme votre cheval ; il sort des écuries du roi don Pedro, et pourrait soutenir la comparaison avec le plus vite coursier.
- Mais vos gens, madame ?
- Votre écuyer ne peut-il prendre en croupe ma nourrice ? Mes gens nous suivront à pied.
- Ce qui vaudrait mieux, madame, c'est que vous laissassiez votre âne à vos deux serviteurs, qui s'en serviraient tour à tour, que votre nourrice montât derrière mon écuyer, comme vous dites, et vous derrière moi, comme je vous le propose ; de cette façon, nous ferions une troupe respectable.
- Eh bien ! ce sera comme vous voudrez, dit la dame. Et presque aussitôt, en effet, avec la légèreté d'un oiseau, la belle voyageuse s'élança sur la croupe du cheval d'Agénor.
Les deux hommes placèrent à son tour la nourrice derrière Musaron, qui ne riait plus.
Un des deux hommes monta sur l'âne, l'autre le prit par la croupière, dont il se fit un appui, et toute la troupe partit au grand trot.

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