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Chapitre XXXVI
Comment Agénor et la voyageuse inconnue firent route ensemble, et des choses qu'ils dirent pendant le voyage.

Il est bien difficile à deux êtres jeunes, beaux, spirituels, qui se tiennent embrassés et qui partagent sur la même monture les soubresauts et les inégalités de la route, il est bien difficile, disons-nous, de ne pas entrer promptement en intimité.
La jeune femme commença par des questions ; elle en avait le droit en sa qualité de femme.
- Ainsi, seigneur chevalier, dit-elle, j'avais deviné juste, et vous êtes Français ?
- Oui, madame.
- Et vous allez à Soria ?
- Oh ! cela, vous ne l'avez point deviné, je vous l'ai dit.
- Soit... Offrir vos services au roi don Pedro, sans, doute ?
Agénor réfléchit, avant de répondre catégoriquement à cette question, qu'il conduisait cette femme jusqu'à Soria, qu'il verrait le roi avant elle, et qu'il n'avait point par conséquent à redouter d'indiscrétion ; d'ailleurs, il avait bien des choses à dire avant que de dire la vérité.
- Madame, dit-il, cette fois vous vous trompez ; je ne vais point offrir mes services au roi don Pedro, attendu que j'appartiens au roi Henri de Transtamare, ou plutôt au connétable Bertrand Duguesclin, et je vais porter au roi vaincu des propositions de paix.
- Au roi vaincu ! s'écria la jeune femme avec un accent altier, qu'elle réprima aussitôt et modifia en surprise.
- Sans doute, vaincu, répondit Agénor, puisque son compétiteur est couronné roi à sa place.
- Ah ! c'est vrai, dit négligemment la jeune femme ; ainsi, vous allez porter au roi vaincu des paroles de paix ?
- Qu'il fera bien d'accepter, reprit Agénor, car sa cause est perdue.
- Vous croyez ?
- J'en suis sûr.
- Pourquoi cela ?
- Parce que mal entouré et surtout mal conseillé comme il est, c'est impossible qu'il résiste.
- Mal entouré ?...
- Sans doute : sujets, amis, maîtresse, tout le monde le pille ou le pousse au mal.
- Ainsi ses sujets ?...
- L'abandonnent.
- Ses amis ?...
- Le pillent.
- Et sa maîtresse ?... dit avec hésitation la jeune femme.
- Sa maîtresse le pousse au mal, répondit Agénor.
La jeune femme fronça le sourcil, et quelque chose comme un nuage passa sur son front.
- Vous voulez sans doute parler de la Moresque ? demanda-t-elle.
- De quelle Moresque ?
- De la nouvelle passion du roi.
- Plaît-il ? demanda Agénor, le regard étincelant à son tour.
- N'avez-vous donc pas entendu dire, demanda la jeune femme, que le roi don Pedro est follement amoureux de la fille du More Mothril ?
- D'Aïssa ! s'écria le chevalier.
- Vous la connaissez ? dit la jeune femme.
- Sans doute.
- Comment ignorez-vous alors que le mécréant infâme est en train de la pousser dans le lit du roi ?
- Un moment ! s'écria le chevalier en se retournant pâle comme la mort vers sa compagne ; un instant, ne parlez point ainsi d'Aïssa, si vous ne voulez point que notre amitié meure avant d'être née.
- Mais comment voulez-vous que je parle autrement, senor, puisque je dis la vérité ? Cette Moresque est ou va devenir la maîtresse avouée du roi, puisqu'il l'accompagne partout, puisqu'il marche à la portière de sa litière, puisqu'il lui donne des concerts, des fêtes, et amène la cour chez elle.
- Vous savez cela ? dit Agénor tout tremblant, car il se rappelait le rapport fait par l'alcade à Musaron ; c'est donc vrai ce voyage de don Pedro aux cotés d'Aïssa ?
- Je sais bien des choses, seigneur chevalier, dit la belle voyageuse, car nous autres gens de la maison du roi, nous apprenons vite les nouvelles.
- Oh ! madame, madame, vous me percez le coeur ! dit tristement Agénor, en qui la jeunesse déployait toute sa fleur, qui se compose des deux substances les plus délicates de l'âme, la crédulité pour entendre, la naïveté pour parler.
- Moi, je vous perce le coeur ! demanda la voyageuse avec étonnement. Est-ce que par hasard vous connaissez cette femme ?
- Hélas ! je l'aime éperdument, madame ! dit le chevalier au désespoir.
La jeune femme fit un geste de compassion.
- Mais elle, reprit-elle, elle ne vous aime donc pas ?
- Elle disait m'aimer. Oh ! il faut que ce traître Mothril ait usé vis-à-vis d'elle de force ou de magie !
- C'est un grand scélérat, dit froidement la jeune femme, qui a déjà fait beaucoup de mal au roi. Mais dans quel but croyez-vous qu'il agisse ?
- C'est bien simple : il veut supplanter dona Maria Padilla.
- Ainsi, à vous aussi, c'est votre avis ?
- Assurément, madame.
- Mais, reprit la voyageuse, on dit dona Maria très éprise du roi ; croyez vous qu'elle souffre que don Pedro la délaisse ainsi ?
- Elle est femme, elle est faible, elle succombera, comme a succombé dona Bianca ; seulement, la mort de l'une fut un meurtre, la mort de l'autre sera une expiation.
- Une expiation !... Ainsi, selon vous, Maria Padilla a donc quelque chose à expier ?
- Je ne parle pas selon moi, madame ; je parle selon le monde.
- Ainsi, à votre avis, on ne plaindra pas Maria Padilla comme on a plaint Blanche de Bourbon ?
- Assurément non ; quoique, lorsqu'elles seront mortes toutes deux, il est probable que la maîtresse aura été aussi malheureuse que l'épouse.
- Alors, vous la plaindrez, vous ?
- Oui, quoique moins que personne je doive la plaindre.
- Et pourquoi cela ? demanda la jeune femme, en fixant sur Agénor ses grands yeux noirs dilatés.
- Parce que c'est elle qui, dit-on, a conseillé au roi l'assassinat de don Frédéric, et que don Frédéric était mon ami.
- Seriez-vous par hasard, demanda la jeune femme, le chevalier franc à qui don Frédéric a donné rendez-vous ?
- Oui, et à qui le chien a apporté la tête de son maître.
- Chevalier ! chevalier ! s'écria la jeune femme en saisissant le poignet d'Agénor, écoutez bien ceci : sur le salut de son âme ! sur la part que Maria Padilla espère dans le paradis, ce n'est pas elle qui a donné le conseil, c'est Mothril !...
- Mais elle a su que le meurtre devait avoir lieu, et elle ne s'y est point opposée.
La voyageuse se tut.
- C'en est assez pour que Dieu la punisse, dit Agénor, ou plutôt elle sera punie par don Pedro lui-même. Qui sait si ce n'est point parce que le sang de son frère a passé entre lui et cette femme qu'il l'aime déjà moins !
- Peut-être avez-vous raison, dit l'inconnue d'une voix sonore ; mais patience ! patience !
- Vous paraissez haïr Mothril, madame ?
- Mortellement.
- Que vous a-t-il fait ?
- Il m'a fait ce qu'il a fait à tout Espagnol : il a éloigné le roi de son peuple.
- Les femmes vouent rarement à un homme, pour une cause politique, une haine pareille à celle que vous paraissez avoir vouée à Mothril.
- C'est que moi aussi j'ai personnellement à m'en plaindre : depuis un mois il m'empêche d'aller retrouver mon mari.
- Comment cela ?
- Il a établi autour du roi don Pedro une telle surveillance, que nul message ou nul messager n'arrive jusqu'à lui ni jusqu'à ceux qui le servent. Ainsi, j'ai dépêché à mon mari deux émissaires qui ne sont pas revenus ; de sorte que j'ignore si je pourrai entrer à Soria, et si vous-même...
- Oh ! moi, j'entrerai, car je viens en ambassadeur.
La jeune femme secoua ironiquement la tête.
- Vous entrerez, s'il le veut, dit-elle d'une voix rauque qu'enflammait une forte émotion intérieure.
Agénor étendit la main et montra l'anneau que lui avait donné Henri de Transtamare.
- Voici mon talisman, dit-il.
C'était une bague d'émeraude dont la pierre était retenue par deux E entrelacés.
- Oui, en effet, dit la jeune femme, peut-être parviendrez-vous à forcer les gardes.
- Si je parviens à forcer les gardes, vous y parviendrez aussi, car vous êtes de ma suite et l'on vous respectera.
- Vous me promettez donc que si vous entrez, j'entrerai avec vous ?
- Je vous le jure, foi de chevalier !
- Eh bien ! moi je vous adjure, en échange de ce serment, de me dire ce qui peut le plus vous agréer en ce moment !
- Hélas ! ce que je désire le plus, vous ne pouvez me l'accorder.
- Dites toujours, qu'importe !
- Je voudrais revoir Aïssa et lui parler.
- Si j'entre dans la ville, vous la verrez et vous lui parlerez.
- Merci ! oh ! je vous serai bien reconnaissant !
- Qui vous dit que ce n'est pas encore pour moi que vous aurez fait le plus ?
- Cependant, c'est la vie que vous me rendez.
- Et vous, vous m'aurez rendu plus que la vie, dit la jeune femme avec un singulier sourire.
Comme en achevant cet échange d'aveux et en ratifiant ce traité d'alliance on arrivait au village où l'on devait s'arrêter, la belle voyageuse sauta lestement à bas du cheval d'Agénor ; et, comme on eût peut-être trouvé singulière cette compagnie de chrétiens et de bohèmes, il fut convenu qu'on se rejoindrait le lendemain sur la route, à une lieue à peu près du village.

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