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Chapitre XXXVII
Le Varlet.

Le lendemain, quoique le chevalier fût bien matinal, ce fut cependant lui qui, à une lieue du village, trouva les bohémiens déjeunant près d'une fontaine, à la distance convenue de l'endroit qu'il venait de quitter.
On procéda aux mêmes arrangements que la veille, et l'on se remit en marche dans le même ordre.
La journée se passa en conversations, auxquelles Musaron et la nourrice prirent une part active. Cependant, malgré tout ce que peuvent contenir de gracieux et de varié les entretiens de ces deux importants personnages, nous nous abstiendrons de les rapporter. Musaron, malgré son adresse, n'ayant réussi à savoir de la vieille femme que ce que la jeune avait dit la veille.
Enfin on arriva en vue de Soria.
C'était une ville de second ordre ; mais, à cette époque belliqueuse, les villes de second ordre elles-mêmes étaient entourées de murailles.
- Madame, dit Agénor, voici la ville ; si vous pensez que le More veille comme vous me l'avez dit, ne croyez pas qu'il se borne à des visites aux portes et aux créneaux ; il doit y avoir des reconnaissances dans la plaine. Je vous engage donc dès à présent à prendre vos précautions.
- J'y songeais, dit la jeune femme en regardant autour d'elle comme pour prendre connaissance des localités, et si vous voulez bien pousser en avant avec votre écuyer, de façon pourtant à ne point aller vite, mes précautions seront prises avant qu'il ne soit un quart d'heure.
Agénor obéit. La jeune femme descendit, emmenant sa nourrice dans l'épaisseur d'un taillis, tandis que les deux hommes gardaient la route.
- Allons, allons, ne tournez point la tête ainsi, seigneur écuyer, et imitez la discrétion de votre maître, dit la nourrice à Musaron, lequel ressemblait à ces damnés du Dante, dont la tête disloquée regarde en arrière tandis qu'ils vont en avant.
Mais, malgré l'invitation, Musaron ne put prendre sur lui de tourner les yeux d'un autre côté, tant sa curiosité était invinciblement éveillée.
C'est qu'en effet il avait vu les deux femmes disparaître, comme nous l'avons dit, dans un massif de châtaigniers et d'yeuses.
- Décidément, monsieur, dit-il à Agénor lorsqu'il fut bien convaincu que ses yeux ne pouvaient percer le voile de verdure dont venaient de s'envelopper les deux femmes ; décidément, j'ai bien peur qu'au lieu d'être de grandes dames, comme nous le supposions d'abord, nos compagnes ne soient que des bohémiennes.
Malheureusement pour Musaron, ce n'était plus l'avis de son maître.
- Vous êtes un bavard enhardi par ma complaisance, dit Agénor ; taisez vous.
Musaron se tut.
Après quelques minutes d'un pas si lent qu'ils firent à peine un demi quart de lieue, ils entendirent un cri aigre et prolongé : c'était la nourrice qui appelait.
Ils se retournèrent et virent venir à eux un jeune homme vêtu à la mode espagnole, et portant sur l'épaule gauche le petit manteau de varlet des chevaux ; il faisait des signes avec son chapeau pour qu'on l'attendît.
Au bout d'un instant il fut près d'eux.
- Seigneur, me voici, dit-il à Agénor, lequel fort surpris reconnut sa compagne de voyage ; ses cheveux noirs étaient cachés sous une perruque blonde, ses épaules élargies sous le manteau paraissaient appartenir à un jeune garçon plein de santé, sa démarche était hardie, son teint même semblait plus brun depuis que ses cheveux avaient changé de couleur.
- Vous voyez que mes précautions sont prises, continua le jeune homme, et votre varlet pourra, je le pense, entrer sans difficulté dans la ville avec vous.
Et il sauta, avec la légèreté qu'Agénor lui connaissait déjà, derrière Musaron.
- Mais votre nourrice ? demanda le jeune homme.
- Elle restera au village voisin, avec mes deux écuyers, jusqu'à ce que le moment soit venu de les appeler près de moi.
- Alors tout est bien ; entrons en ville.
Musaron et le varlet précédèrent leur maître, qui se dirigea droit vers la principale porte de Soria, que l'on apercevait par delà une avenue de vieux arbres.
Mais ils n'étaient pas arrivés aux deux tiers de cette avenue, qu'ils furent enveloppés par une troupe de Mores, envoyés contre eux par les sentinelles des remparts qui les avaient aperçus.
On interrogea Agénor sur le but de son voyage.
A peine eut-il déclaré que ce but était d'avoir un entretien avec don Pedro, que la troupe les enferma et les conduisit au gouverneur de la porte, officier choisi par Mothril lui-même.
- Je viens, dit Agénor, interrogé de nouveau, de la part du connétable Bertrand Duguesclin pour conférer avec votre prince.
A ce nom, que toute l'Espagne avait appris à respecter, l'officier parut inquiet.
- Et quels sont ceux qui vous accompagnent ? demanda-t-il.
- Vous voyez bien, mon écuyer et mon varlet.
- C'est bien, demeurez ici, je référerai de votre demande au seigneur Mothril.
- Faites ce que vous voudrez, dit Agénor ; mais je vous préviens que ce n'est ni au seigneur Mothril, ni à tout autre que le roi don Pedro que je parlerai d'abord ; seulement, prenez garde de poursuivre plus longtemps un interrogatoire dont je m'offenserais.
L'officier s'inclina.
- Vous êtes chevalier, dit-il, et en cette qualité vous devez savoir que la consigne d'un chef est inexorable ; je dois donc exécuter ce qui m'est prescrit.
Puis se retournant :
- Qu'on aille prévenir Son Altesse le premier ministre, dit-il, qu'un étranger demande à parler au roi de la part du connétable Duguesclin.
Agénor tourna les yeux vers son varlet, qu'il trouva fort pâle et qui paraissait fort inquiet. Musaron, plus habitué aux aventures, ne tremblait pas pour si peu.
- Compagnon, dit-il à la jeune femme, voici comment vos précautions vont réussir : vous serez reconnu malgré votre déguisement, et nous serons tous pendus comme vos complices ; mais qu'importe, si cela convient à mon maître !
L'inconnu sourit ; un moment lui avait suffit pour reprendre sa présence d'esprit, ce qui prouvait qu'elle non plus n'était pas tout à fait étrangère aux dangers.
Elle s'assit donc à quelques pas d'Agénor et parut entièrement indifférente à ce qui allait se passer.
Les voyageurs, après avoir traversé deux ou trois pièces pleines de gardes et de soldats, se trouvèrent en ce moment dans un de ces corps-de-garde pris dans l'épaisseur d'une tour ; une seule porte y conduisait.
Tous les yeux étaient fixés sur cette porte par laquelle, d'un moment à l'autre, on s'attendait à voir entrer Mothril.
Agénor continua de causer avec l'officier ; Musaron lia conversation avec quelques Espagnols qui lui parlaient du connétable, et de leurs amis au service de don Henri de Transtamare.
Le varlet fut aussi accaparé par les pages du gouverneur, qui l'emmenaient et le ramenaient comme un enfant sans conséquence.
On ne surveillait avec un soin réel que Mauléon ; encore par sa courtoisie avait-il rassuré tout à fait l'officier ; d'ailleurs que pouvait un seul homme contre deux cents !
L'officier espagnol offrit à l'officier français des fruits et du vin ; pour le servir, les gens du gouverneur traversèrent la haie des gardes.
- Mon maître est habitué à ne rien prendre que de ma main, dit le jeune varlet.
El il escorta les pages jusqu'aux appartements.
En ce moment, on entendit la sentinelle appeler aux armes, et le cri : Mothril ! Mothril ! retentit jusqu'au fond du corps-de-garde.
Chacun se leva.
Agénor sentit comme un frisson courir dans ses veines, il baissa sa visière, et à travers le grillage de fer, il chercha des yeux le jeune varlet pour le rassurer ; il n'était plus là.
- Où est donc notre voyageuse ? demanda tout bas Agénor à Musaron.
Celui-ci répondit en français avec le plus grand calme :
- Seigneur, elle vous remercie beaucoup du service que vous lui avez rendu de la faire entrer dans Soria ; elle m'a chargé de vous dire qu'elle en était on ne peut plus reconnaissante, et que vous vous en apercevriez bientôt.
- Que dis-tu là ! fit Agénor étonné.
- Ce qu'elle m'a chargé de vous dire en partant.
- En partant !
- Ma foi ! oui, dit Musaron, elle est partie ; une anguille glisse moins vivement par les mailles du filet qu'elle n'a passé à travers les gardes du poste. J'ai vu de loin la plume blanche de sa toque fuir dans l'ombre, puis, comme je n'ai rien revu depuis, je présume qu'elle est sauvée.
- Dieu soit loué ! dit Agénor, mais tais-toi.
En effet, dans les chambres voisines retentissaient les pas d'un grand nombre de cavaliers.
Mothril entra précipitamment.
- Qu'y a-t-il ? demanda le More, en promenant autour de lui un clair et pénétrant regard.
- Ce chevalier, dit l'officier, envoyé par messire Bertrand Duguesclin, connétable de France, veut parler au roi don Pedro.
Mothril s'approcha d'Agénor qui, la visière baissée, semblait une statue de fer.
- Ceci, dit Agénor tirant son gantelet et montrant la bague d'émeraude que lui avait remise le prince comme signe de reconnaissance.
- Qu'est-ce que ceci ? demanda Mothril.
- Une bague d'émeraude qui vient de dona Eléonore, mère du prince.
Mothril s'inclina.
- Que voulez-vous, alors ?
- Je le dirai au roi.
- Vous désirez voir Son Altesse ?
- Je le veux.
- Vous parlez haut, chevalier.
- Je parle au nom de mon maître le roi don Henri de Transtamare.
- Alors, vous attendrez dans cette forteresse.
- J'attendrai. Mais je vous préviens que je n'attendrai pas longtemps.
Mothril sourit avec ironie.
- Soit, seigneur chevalier, dit-il, attendez donc.
Et il sortit, après avoir salué Agénor, dont les yeux sortaient comme des rayons de flammes à travers le treillage de fer de son casque.
- Bonne garde, dit tout bas Mothril à l'officier, ce sont des prisonniers importants et dont vous me répondez.
- Qu'en ferai-je ?
- Je vous le dirai demain, en attendant, qu'il ne communique avec personne, entendez-vous ?
L'officier salua.
- Décidément, dit Musaron avec le plus grand calme, je crois que nous sommes perdus, et que cette boîte de pierres nous servira de cercueil.
- Quelle magnifique occasion j'avais d'étrangler le mécréant ! s'écria Agénor ; si je n'avais été ambassadeur, murmura-t-il.
- Inconvénient des grandeurs, dit philosophiquement Musaron.

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