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Chapitre XL
Le Rendez-vous.

Malgré cette espèce de promesse tacite dont Agénor, d'ailleurs, ne se rendait pas bien compte, il sortit de l'audience dans un état d'anxiété facile à décrire. Tout ce qui demeurait vraisemblable pour lui, sans aucun doute, c'est que cette bohémienne inconnue, avec laquelle il avait familièrement voyagé, n'était autre que la célèbre Maria Padilla.
La résolution de don Pedro, qui, pour éclater, n'avait pas même attendu ses paroles, n'était pas ce qui l'inquiétait le plus ; car, au bout du compte, don Pedro avait su la veille ce qu'il n'aurait dû savoir que le lendemain ; voilà tout. Mais Agénor se souvenait encore d'avoir livré à la bohémienne son plus cher, son plus intime secret : l'amour d'Aïssa.
Une fois la jalousie de cette femme terrible éveillée contre la pauvre Aïssa, qui pouvait savoir où s'arrêterait la frénésie qui avait déjà sacrifié tant de têtes innocentes ?
Toutes ces funèbres pensées, éveillées à la fois dans l'esprit d'Agénor, l'empêchèrent de remarquer les foudroyants regards de Mothril et des nobles Mores, que la proposition faite au nom de Henri de Transtamare avait blessés à la fois dans leur orgueil et dans leurs intérêts.
Vif et brave comme il l'était, le chevalier franc n'eût probablement pas conservé en face de leurs provocantes oeillades tout le calme et toute l'impassibilité nécessaires à un ambassadeur.
Au moment où il allait peut-être les remarquer et y répondre, une autre distraction lui survint. A peine était-il hors du palais et avait-il dépassé la haie des gardes qui l'entouraient, qu'une femme, enveloppée d'un long voile lui toucha le bras avec un signe mystérieux pour l'engager à la suivre.
Agénor hésita un instant ; il savait de combien de pièges don Pedro et sa vindicative maîtresse entouraient leurs ennemis, quelle fertilité de moyens ils développaient lorsqu'il s'agissait d'une vengeance ; mais en ce moment, le chevalier, tout bon chrétien qu'il fût, se sentit un peu crédule à cette fatalité des Orientaux, qui ne laisse pas à l'homme son libre arbitre, et lui enlève ainsi, – n'est-ce pas un bonheur parfois ? – et lui enlève ainsi la faculté de prévoir et de repousser le mal.
Le chevalier étouffa donc toute crainte ; il se dit qu'il luttait depuis assez longtemps, qu'il était bon d'en finir d'une façon ou de l'autre, et que si le destin avait fixé cette heure pour sa dernière heure elle serait la bienvenue.
Il suivit donc la vieille, qui traversa ce grand concours de peuple, le même dans toutes les grandes villes, et qui, certaine sans doute de ne pas être reconnue, enveloppée comme elle l'était, s'achemina tout droit vers la maison qui avait été donnée comme logis au chevalier.
Sur le seuil de cette maison, Musaron attendait.
Une fois entré, ce fut Agénor qui guida la vieille jusqu'à la chambre la plus reculée. La vieille, à son tour, le suivait, et Musaron, se doutant qu'il allait se passer quelque chose de nouveau, fermait la marche.
La vieille une fois entrée, leva son voile, et Agénor et son écuyer reconnurent la nourrice de la bohémienne.
Après tout ce qui venait de se passer au palais, cette apparition n'étonna aucunement Agénor ; mais Musaron, dans son ignorance, poussa un cri de surprise.
- Seigneur, dit la vieille, dona Maria Padilla veut causer avec vous, et désire, en conséquence, que vous vous rendiez ce soir au palais. Le roi passe en revue les troupes nouvellement arrivées, pendant ce temps dona Maria sera seule, peut-elle compter sur vous ? La viendrez-vous voir ?
- Mais, dit Agénor, qui ne pouvait afficher pour dona Maria les bons sentiments qu'il n'avait point, pourquoi dona Maria désire-t-elle me voir ?
- Croyez-vous, seigneur chevalier, que ce soit un bien grand malheur d'être choisi par une femme comme dona Maria pour lui venir parler secrètement ? dit la nourrice avec ce sourire complaisant des vieilles servantes du Midi.
- Non, dit Agénor ; mais je l'avoue, j'aime les rendez-vous en plein air, les endroits où l'espace ne manque point, et où un homme puisse aller avec son cheval et sa lance.
- Et moi avec mon arbalète, dit Musaron.
La vieille sourit à ces marques d'inquiétude.
- Je vois, dit-elle, qu'il faut que j'accomplisse mon message jusqu'au bout.
Et elle tira de son aumônière un petit sachet renfermant une lettre.
Musaron, à qui en pareille circonstance le rôle de lecteur appartenait toujours, s'empara du papier et lut :

« Ceci, chevalier, est un gage de sécurité donné par votre compagne de voyage. Venez me trouver à l'heure et au lieu que vous dira ma nourrice, afin que nous parlions d'Aïssa. »

A ces mots, Agénor tressaillit, et comme le nom de la maîtresse est la religion de l'amant, ce nom d'Aïssa parut une sauvegarde solennelle à Agénor, et il s'écria aussitôt qu'il était prêt à suivre la nourrice partout où elle voudrait aller.
- En ce cas, dit-elle, rien n'est plus simple, et j'attendrai Votre Seigneurie ce soir à la chapelle du château. Cette chapelle est publique aux officiers de notre seigneur le roi, mais à huit heures du soir on ferme les portes. Vous entrerez à sept heures et demie, et vous vous cacherez derrière l'autel.
- Derrière l'autel ! dit Agénor en secouant la tête, avec ses préjugés de l'homme du nord, je n'aime pas le rendez-vous donné derrière un autel.
- Oh ! ne craignez rien, dit naïvement la vieille ; Dieu ne s'offense point en Espagne de ces petites profanations dont il a l'habitude. D'ailleurs vous ne resterez pas longtemps à attendre ; derrière cet autel est une porte par laquelle, de ses appartements, le prince et les personnes de sa maison peuvent se rendre à la chapelle. Cette porte, je l'ouvrirai ; pour vous, et vous disparaîtrez, sans qu'on vous voie, par ce chemin inconnu.
- Sans qu'on vous voie. Hum ! hum ! fit en français Musaron, cela sent terriblement le coupe-gorge, seigneur Agénor, qu'en dites-vous ?
- Ne crains rien, répliqua le chevalier dans la même langue ; nous avons la lettre de cette femme, et quoique signée de son nom de baptême seulement, c'est une garantie. S'il m'arrivait malheur, tu retournerais avec cette lettre près du connétable et de don Henri de Transtamare ; tu expliquerais mon amour, mes malheurs, la ruse dont on se serait servi pour m'attirer dans le piège ; et, je les connais tous deux, il serait tiré des traîtres une vengeance qui ferait frémir l'Espagne.
- Très bien, repartit Musaron ; mais en attendant vous n'en seriez pas moins égorgé.
- Oui ; mais si c'est réellement pour me parler d'Aïssa que dona Maria me demande ?...
- Monsieur, vous êtes amoureux, c'est-à-dire que vous êtes fou, répondit Musaron, et un fou a toujours raison, là surtout où il extravague. Pardonnez moi, monsieur, mais c'est la vérité. Je me rends, allez là-bas.
Et l'honnête Musaron soupira profondément en achevant cette péroraison.
- Mais, au fait, reprit-il tout à coup, pourquoi n'irais-je pas avec vous, moi ?
- Parce qu'il y a une réponse à porter au roi de Castille, don Henri de Transtamare, dit le chevalier, et que, moi mort, toi seul peux redire le résultat de ma mission.
Et Agénor raconta succinctement et clairement à l'écuyer la réponse de don Pedro.
- Mais au moins, dit Musaron, qui ne se tenait point pour battu, je puis veiller autour du palais.
- Pourquoi faire ?
- Pour vous défendre, comte de Saint-Jacques ! s'écria l'écuyer, pour vous défendre avec mon arbalète, qui jettera bas une demi-douzaine de ces visages jaunes, tandis que vous en abattrez une autre demi-douzaine avec votre épée. Ce sera toujours une douzaine d'infidèles de moins, ce qui ne peut nuire à notre salut.
- Mon cher Musaron, dit Agénor, fais-moi au contraire le plaisir de ne point te montrer. Si l'on me tue, les murs de l'alcazar seuls en sauront quelque chose ; mais écoute, continua-t-il avec la confiance des coeurs droits : je crois n'avoir point insulté cette dona Maria Padilla, elle ne peut donc m'en vouloir, peut-être même lui ai-je rendu service ?
- Oui, mais le More, mais le seigneur Mothril, vous l'avez insulté suffisamment, lui, n'est-ce pas, ici et ailleurs ? Or, si je ne me trompe, il est gouverneur du palais, et pour vous donner une idée de ses bonnes dispositions à votre égard, c'est lui qui voulait vous faire arrêter aux portes de la ville et jeter dans une cave. Ce n'est pas la favorite qu'il faut craindre, j'en conviens, mais c'est le favori.
Agénor était quelque peu superstitieux, il entremêlait volontiers la religion de ces sortes de capitulations de conscience à l'usage des amoureux ; il se retourna vers la vieille en disant :
- Si elle sourit, j'irai.
La vieille souriait.
- Retournez près de dona Maria, dit le chevalier à la nourrice, c'est chose convenue ; ce soir, à sept heures, je serai à la chapelle.
- Bien, et moi j'attendrai avec la clef de la porte, répondit celle-ci. Adieu, seigneur Agénor ; adieu, gracieux écuyer.
Musaron hocha la tête, la vieille disparut.
- Maintenant, dit Agénor en se retournant vers Musaron, pas de lettres pour le connétable, on pourrait t'arrêter et te les prendre. Tu lui diras que la guerre est résolue, qu'il faut commencer les hostilités ; tu as notre argent, tu t'en serviras pour aller aussi vite que possible.
- Mais vous, seigneur ?... car enfin il faut bien supposer que vous ne serez pas tué.
- Moi, je n'ai besoin de rien. Si je suis trahi, j'ai fait le sacrifice d'une vie de fatigues et de déceptions, dont je suis las. Si dona Maria, au contraire, me protège, elle me fera trouver chevaux et guides. Pars, Musaron, pars à l'instant même, les yeux sont fixés sur moi et non sur toi ; on sait que je reste, c'est tout ce qu'il faut. Pars, ton cheval est bon et ton courage est grand. Quant à moi, je passerai le reste du jour en prières. Va !
Ce projet, tout aventureux qu'il était, une fois adopté, était sage, selon la situation. Aussi Musaron cessa-t-il de le discuter, non par courtoisie pour son maître, mais par conviction.
Musaron partit un quart d'heure après la résolution prise, et sortit sans difficulté de la ville. Agénor se mit en prières, comme il l'avait dit, et à sept heures et demie il se dirigea vers la chapelle.
La vieille l'attendait ; elle lui fit signe de se hâter, et elle ouvrit la petite porte, entraînant avec elle le chevalier.
Après une longue enfilade de corridors et de galeries, Agénor entra dans une salle basse à demi éclairée, et autour de laquelle régnait une terrasse couverte de fleurs.
Sous une espèce de dais une femme était assise avec une esclave, qu'elle renvoya aussitôt qu'elle vit le chevalier.
La vieille se retira aussi par discrétion, aussitôt qu'elle eut introduit le chevalier.
- Merci de votre exactitude, dit dona Maria à Mauléon Je savais bien que vous étiez généreux et brave. J'ai voulu vous remercier après vous avoir fait en apparence une perfidie.
Agénor ne répondit rien. C'était pour parler d'Aïssa qu'on l'avait appelé et qu'il était venu.
- Approchez-vous, dit dona Maria. Je suis tellement attachée au roi don Pedro, que j'ai dû prendre ses intérêts en blessant les vôtres ; mais mon excuse est dans mon amour, et vous qui aimez, vous devez me comprendre.
Maria se rapprochait du but de l'entrevue. Agénor, néanmoins, se contenta de s'incliner, et resta muet.
- Maintenant, continua Maria, que mes affaires sont faites, nous allons parler des vôtres, seigneur chevalier.
- Desquelles ? demanda Agénor.
- De celles qui vous intéressent le plus vivement.
Agénor, à la vue de ce sourire franc, de ce geste gracieux, de cette éloquence toute cordiale, se sentit désarmé.
- Voyons, asseyez-vous là, dit l'enchanteresse en lui indiquant de la main une place auprès d'elle.
Le chevalier fit ce qu'on lui ordonnait.
- Vous m'avez cru votre ennemie, dit la jeune femme ; cependant il n'en est rien, et la preuve, c'est que je suis prête à vous rendre des services égaux au moins à ceux que vous m'avez rendus. Agénor la regarda étonné. Maria Padilla reprit :
- Sans doute, n'avez-vous pas été pour moi un bon défenseur pendant le chemin, un bon conseiller indirect ?
- Bien indirect, dit Agénor ; car j'ignorais complètement à qui je parlais.
- Je n'en ai pas moins réussi à servir le roi, grâce aux renseignements que vous m'avez donnés, ajouta Maria Padilla en souriant : cessez donc de nier que vous m'ayez été utile.
- Eh bien ! je l'avouerai, madame... Mais quant à vous...
- Vous ne me croyez point capable de vous servir. Oh ! chevalier, vous suspectez ma reconnaissance !
- Peut-être en auriez-vous le désir ; madame, je ne dis pas le contraire.
- J'en ai le désir et la possibilité. Admettez, par exemple, que vous soyez retenu à Soria.
Agénor tressaillit.
- Je puis, moi, continua Maria, faciliter votre sortie de la ville.
- Ah ! madame, dit Agénor, en agissant ainsi, vous servez les intérêts du roi don Pedro autant que les miens ; car vous empêchez qu'on ne taxe le roi de trahison et de lâcheté.
- J'admettrais cela, répondit la jeune femme, si vous étiez un simple ambassadeur inconnu à tous, et si vous fussiez venu pour accomplir une mission toute politique, et ne pouvant exciter la haine ou la défiance que chez le roi ; mais cherchez bien, n'avez-vous pas quelqu'autre ennemi à Soria, quelque ennemi tout personnel ?
Agénor se troubla visiblement.
- Ne comprendriez-vous point, si cela était, poursuivit dona Maria, que cet ennemi, si vous en avez un, ne consultant pas le roi, ne s'inquiétant que de son ressentiment privé, vous tendit un piège en se vengeant sur vous, sans que le roi fût pour rien dans cette vengeance ? Ce qui serait facile à prouver à vos compatriotes, dans le cas où on en viendrait à une explication. Car, rappelez-vous-le bien, chevalier, vous êtes ici autant pour veiller à vos intérêts privés qu'à ceux de don Henri de Transtamare.
Agénor laissa échapper un soupir.
- Ah ! je crois que vous m'avez comprise, dit Maria. Eh bien ! si j'écartais de vous le danger qui peut vous menacer en cette rencontre ?...
- Vous me conserveriez la vie, madame, et c'est pour beaucoup un grand intérêt que celui de la conservation ; mais quant à moi, je ne sais si j'en serais bien reconnaissant à votre générosité.
- Pourquoi ?
- Parce que je ne tiens pas à la vie.
- Et vous ne tenez pas à la vie...
- Non, dit Agénor, en secouant la tête.
- Parce que vous avez quelque grand chagrin, n'est-ce pas ?
- Oui, madame.
- Et si je connaissais ce chagrin ?
- Vous ?
- Si je vous en montrais la cause ?
- Vous ? vous pourriez me dire... vous pourriez me faire voir...
Maria Padilla se dirigea vers la tenture de soie qui fermait la terrasse.
- Voyez ! dit-elle en écartant cette tenture.
On apercevait en effet une terrasse inférieure séparée de la première par des massifs d'orangers, de grenadiers et de lauriers roses. Sur cette terrasse, au milieu des fleurs, et baignée dans la poudre d'or d'un soleil couchant, une femme se balançait dans un hamac de pourpre.
- Eh bien ? dit dona Maria.
- Aïssa ! s'écria Mauléon en joignant les mains avec extase.
- La fille de Mothril, je crois, dit dona Maria.
- Oh ! madame, s'écria Mauléon, dévorant du regard l'espace qui le séparait d'Aïssa. Oui, là ! là ! vous avez raison ; là est le bonheur de ma vie !
- En effet, si près, dit en souriant dona Maria, et si loin !
- Vous railleriez-vous de moi, senora ? demanda Agénor avec inquiétude.
- Dieu m'en préserve, seigneur chevalier ! Je dis seulement que dona Aïssa est en ce moment l'image du bonheur. Souvent il semble qu'on n'ait qu'à étendre la main pour le toucher, et l'on est séparé par quelque obstacle invisible, mais insurmontable.
- Hélas ! je le sais : elle est surveillée, gardée.
- Enfermée, seigneur franc, enfermée par de bonnes grilles aux fortes serrures.
- Si je pouvais au moins attirer son attention ! s'écria Agénor, la voir, me faire voir d'elle !
- Ce serait donc déjà un grand bonheur pour vous ?
- Suprême !
- Eh bien ! je veux vous le procurer. Dona Aïssa ne vous a pas vu ; elle vous verrait même que sa douleur n'en serait que plus grande, car pour les amants, c'est une triste ressource que de se tendre les bras, et de confier un baiser à l'air. Faites mieux, seigneur chevalier.
- Oh ! que faut-il que je fasse ?dites, dites, madame ; ordonnez, ou plutôt conseillez-moi.
- Voyez-vous cette porte ? dit dona Maria en montrant une sortie placée sur la terrasse même ; en voici la clef, la plus grande des trois clefs passées dans cet anneau ; vous n'avez qu'à descendre un étage ; un long corridor, pareil à celui que vous avez suivi pour venir ici, aboutit au jardin de la maison voisine, dont les arbres apparaissent au niveau de la terrasse de dona Aïssa. Ah ! vous commencez à comprendre, je crois...
- Oui, oui, dit Mauléon, dévorant les paroles à mesure qu'elles sortaient de la bouche de dona Maria.
- Ce jardin, continua celle-ci, est fermé d'une grille dont voici la clef près de la première. Une fois là, vous pouvez vous rapprocher encore de dona Aïssa, car vous pouvez parvenir jusqu'au pied de la terrasse où elle se balance en ce moment ; seulement, le mur de cette terrasse est à pic, il est impossible de l'escalader ; mais du moins pourrez-vous, une fois là, appeler votre maîtresse et lui parler.
- Merci ! merci ! s'écria Mauléon.
- Vous êtes déjà plus satisfait, tant mieux ! dit dona Maria l'arrêtant ; toutefois, il y a danger à converser ainsi à distance, on peut être entendu. Je vous dis cela bien que Mothril soit absent ; il accompagne le roi à la revue des troupes qui nous arrivent d'Afrique, et il ne rentrera qu'à neuf heures et demie au moins ou à dix heures, et il en est huit.
- Une heure et demie ! Oh ! madame, donnez vite, donnez-moi cette clef, je vous en supplie.
- Oh ! il n'y a pas de temps de perdu. Laissez s'éteindre ce dernier rayon de soleil qui rougit encore le couchant ; c'est l'affaire d'une minute ou deux. Puis, voulez-vous que je vous dise ?... ajouta-t-elle en souriant.
- Dites.
- Je ne sais comment séparer cette clef de la troisième, car cette troisième, qui avait été donnée par Mothril au roi don Pedro lui-même, j'ai eu bien de la peine à me la procurer.
- Au roi don Pedro ! dit Agénor tout frissonnant.
- Oui, reprit Maria. Figurez-vous que cette troisième clef ouvre la porte qui conduit à un escalier fort commode, lequel aboutit lui-même à la terrasse où rêve à vous sans doute en ce moment Aïssa.
Agénor poussa un cri de folle joie.
- De sorte, continua dona Maria, que cette porte une fois fermée sur vous, vous serez libre de converser une heure et demie avec la fille de Mothril, et cela sans crainte d'être importunés. Car si l'on vient, et l'on ne peut venir que par la maison, vous aurez votre retraite sûre et ouverte de ce côté.
Agénor tomba à genoux et dévora de baisers la main de sa protectrice.
- Madame, dit-il, demandez-moi ma vie le jour où elle pourra vous être utile, et je vous la donnerai.
- Merci, gardez-la pour votre maîtresse, seigneur Agénor. Le soleil est disparu, dans quelques instants il fera nuit sombre, vous n'avez qu'une heure. Allez, et ne me compromettez pas près de Mothril.
Agénor s'élança par le petit escalier de la terrasse et disparut.
- Seigneur Franc, lui cria dona Maria tandis qu'il fuyait, dans une heure on vous tiendra votre cheval prêt à la porte de la chapelle ; mais que Mothril ne se doute de rien, ou nous serions perdus tous deux.
- Dans une heure, je le jure, répondit la voix déjà lointaine du chevalier.

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