Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XLIV
Après la bataille.

Le nombre des prisonniers faits en cette journée avait été considérable.
Les vainqueurs comptaient et additionnaient les hommes comme on compte des sacs d'écus étiquetés.
Avec Caverley, le Vert-Chevalier, quelques Français aventuriers se distinguaient dans cette louable occupation, qui consistait à dépouiller le prisonnier, après avoir soigneusement fait inscrire par le profès, ses nom, prénoms, titres et grade.
Les vainqueurs avaient donc fait leurs lots de prisonniers. Duguesclin était dans le lot du prince de Galles.
Ce prince l'avait donné en garde au captal de Buch.
Jean de Grailly s'approcha de Bertrand, et lui prenant la main, commença poliment à lui tirer le gantelet, en sorte que ses écuyers se mirent à dépouiller le connétable des différentes pièces de son armure.
Bertrand se laissait faire tranquillement ; on n'usait envers lui d'aucune sorte de violence ; il comptait toujours et recomptait ses amis, soupirant chaque fois qu'il en manquait un à cet appel tacite.
- Brave connétable, lui dit Grailly, vous me fîtes prisonnier à Cocherel ; voyez comme la fortune est inconstante : aujourd'hui vous êtes le mien.
- Oh ! oh ! dit Bertrand, vous vous trompez, seigneur ; à Cocherel je vous pris, à Navarette vous me gardez ; vous étiez mon prisonnier à Cocherel, à Navarette vous êtes mon gardien.
Jean de Grailly rougit ; mais tel était le respect qu'on accordait en ce temps au malheur, qu'il préféra ne pas répondre.
Duguesclin s'assit au revers d'un fossé, et invita Le Bègue de Vilaine, Andreghem et les autres à s'approcher de lui, car le prince de Galles venait de faire sonner les trompettes et de rassembler ses soldats.
- On va prier, dit le connétable ; c'est un brave prince, et très pieux, que son Altesse. Prions aussi, nous autres.
- Pour remercier Dieu de ce qu'il vous a sauvé ? dit Le Bègue de Vilaine.
- Pour lui demander revanche ! répliqua Bertrand.
En effet, le prince de Galles, après avoir adressé à genoux ses remerciements au Seigneur pour cette grande victoire, appela don Pedro, qui promenait autour de lui des regards farouches, et n'avait pas fléchi le genou un seul instant, perdu qu'il était dans une contemplation sinistre.
- Vous voilà victorieux, dit le prince Noir, et cependant vous avez perdu une grande bataille.
- Comment ? dit don Pedro.
- Un roi est vaincu, qui ne recouvre la couronne qu'en versant le sang de ses sujets.
- Des rebelles ! s'écria don Pedro.
- Eh bien ! Dieu ne les a-t-il pas punis de vous avoir abandonnés ! Sire, tremblez qu'il ne vous punisse comme eux, si vous abandonnez ceux qu'il vous confie.
- Seigneur ! murmura don Pedro en s'inclinant, je vous dois ma couronne, mais par grâce, ajouta-t-il en pâlissant de colère et de honte, ne soyez pas plus immiséricordieux que le Tout-Puissant... ne me frappez point, moi qui vous remercie.
Et il plia le genou. Le prince Edouard le releva.
- Remerciez Dieu, dit-il... à moi vous ne devez rien.
Alors le prince tourna le dos et rentra dans sa tente pour prendre un peu de nourriture.
- Enfants, s'écria don Pedro, lâchant enfin les rênes à son farouche désir, dépouillez les morts : à vous tout le butin de la journée !...
Et le premier, lancé sur un cheval frais, il parcourut la plaine, interrogeant chaque monceau de cadavres et se dirigeant de préférence vers les bords de la rivière à l'endroit où don Henri de Transtamare avait combattu le captal de Buch.
Une fois là, il mit pied à terre, passa une dague longue, affilée, dans sa ceinture, et, les pieds dans le sang, il chercha silencieusement.
- Vous êtes bien sûr, dit-il à Grailly, de l'avoir vu tomber ?...
- J'en suis sûr, répondit le captal ; son cheval s'abattit frappé d'une hache que mon écuyer lance avec une habileté sans rivale.
- Mais lui, mais lui ?...
- Lui, disparut sous un nuage de flèches. J'ai vu du sang sur ses armes, et une montagne tout entière de corps écrasés roula sur lui et l'engloutit.
- Bien ! bien !... cherchons, répondit don Pedro avec une joie sauvage...Ah ! voilà là-bas un cimier d'or !
Et avec l'agilité d'un tigre, il sauta sur les cadavres, dont il dérangea ceux qui couvraient le chevalier au cimier doré.
La main tremblante, l'oeil dilaté, il leva la visière du casque.
- Son écuyer ! dit-il, rien que l'écuyer !
- Mais ce sont les armes du prince, dit Grailly, il est vrai qu'il n'a pas de couronne au casque.
- Rusé ! rusé ! Le lâche aura donné ses armes à l'écuyer pour mieux fuir... Mais j'avais tout prévu ; j'avais fait cerner la plaine, il n'a pu traverser le fleuve... Et voilà des personnes que mes Mores fidèles me ramènent... il se trouve certainement parmi eux.
- Cherchez toujours parmi les autres cadavres, dit Grailly aux soldats qui redoublèrent d'ardeur, et cinq cents piastres à qui le trouvera vivant !
- Et mille ducats à qui le trouvera mort ! ajouta don Pedro. Nous allons au devant des personnes que ramène Mothril.
Don Pedro remonta sur son cheval, et, suivi de nombreux cavaliers avides de voir la scène qui se préparait, il piqua vers les limites de la plaine, où l'on voyait un cordon de Mores aux habits blancs pousser devant eux une troupe de fuyards qu'ils avaient ramassés au loin.
- Je crois le voir ! je crois le voir ! hurla don Pedro en se hâtant.
Il prononça ces mots en passant devant les prisonniers bretons. Duguesclin l'entendit, se souleva, et d'un oeil perçant, interrogeant la plaine :
- Ah ! mon Dieu ! dit-il, quel malheur !
Ces mots parurent à don Pedro la confirmation du bonheur qu'il espérait.
Il voulut, pour mieux savourer ce bonheur, en accabler le connétable, c'est à-dire frapper à la fois ses deux plus puissants ennemis l'un par l'autre.
- Demeurons, dit-il... Vous, sénéchal, ordonnez à Mothril qu'il vienne avec ses prisonniers me trouver ici... en face de ces seigneurs bretons, fidèles amis de l'usurpateur, du vaincu !... champions d'une cause qui ne les intéressait en rien et qu'ils n'ont pas su faire triompher.
A ces sarcasmes, à cette fureur vindicative, indigne d'un homme, le héros breton n'opposa pas même une réponse qui pût faire supposer qu'il eût entendu.
Il était assis, il resta assis, et causa indifféremment avec le maréchal d'Andreghem.
Cependant don Pedro avait mis pied à terre, il s'appuyait sur une longue hache, et tourmentait la poignée de sa dague, remuant le pied avec autant d'impatience que s'il eût hâté ainsi l'arrivée de Mothril et de ses prisonniers.
Du plus loin que sa voix put se faire entendre :
- Eh bien ! mon brave Sarrasin, cria le roi à Mothril, non vaillant faucon blanc, quelle chasse m'apportes-tu ?
- Bonne chasse, monseigneur, répliqua le More, voyez cette bannière.
En effet, il tenait roulé autour de son bras un morceau de drap d'or, brodé aux armes de Transtamare.
- C'est donc lui ! s'écria don Pedro transporté de joie, lui !...
Et son geste menaçait et désignait un chevalier armé de toutes pièces, avec une couronne sur la tête, mais sans épée, sans lance, garrotté dans les mille replis d'une corde de soie, aux deux bouts de laquelle pendait une grosse balle de plomb.
- Il fuyait, dit Mothril, j'ai lancé après lui vingt chevaux du désert ; mon chef d'archers l'a joint et a reçu le coup mortel ; mais un autre l'a enveloppé dans les noeuds de la corde, il est tombé avec son cheval, et nous le tenons. Il avait sa bannière en main. Malheureusement un de ses amis nous a échappé pendant qu'il faisait face tout seul.
- A bas la couronne, à bas ! cria don Pedro en brandissant sa hache.
Un archer s'approcha, et coupant les noeuds du gorgerin, fit brutalement sauter le casque à la couronne d'or.
Un cri d'effroi, de rage, s'échappa de la bouche du roi ; un cri de joie immense partit du groupe des Bretons.
- Le bâtard de Mauléon ! criaient ceux-ci : Nol ! Nol !
- L'ambassadeur !... Malédiction ! murmura don Pedro.
- Le Franc ! balbutia Mothril avec rage.
- Moi ! fit simplement Agénor, en saluant du regard Bertrand et ses amis.
- Nous ! dit Musaron, un peu pâle, mais qui distribuait encore à droite, à gauche, des coups de pieds aux Mores.
- Il est donc sauvé, alors ? dit don Pedro.
- Mon Dieu, oui, sire, répliqua Agénor. J'ai pris derrière un buisson le casque de Sa Majesté, et je lui ai donné mon cheval qui était frais.
- Tu mourras ! hurla don Pedro aveuglé par la rage.
- Touchez-le donc ! s'écria Bertrand, qui fit un bond terrible et vint tomber entre Agénor et don Pedro. Tuer un prisonnier désarmé ! oh ! vous êtes bien assez lâche pour cela !
- Alors ; misérable aventurier, c'est toi qui mourras, dit don Pedro, tremblant et la bouche écumante.
Il se précipita la dague haute sur Bertrand, qui ferma le poing comme s'il eût voulu assommer un taureau.
Mais une main se posa sur l'épaule de don Pedro, pareille à la main de Minerve qui, dans Homère, saisit Achille aux cheveux.
- Arrêtez ! dit le prince de Galles, vous allez vous déshonorer, roi de Castille ! Arrêtez, et jetez la dague, je le veux !
Son bras nerveux avait cloué don Pedro sur la place, le fer échappa des mains de l'assassin.
- Vendez-le moi, au moins ! vociféra le furieux, je le paierai son pesant d'or.
- Vous m'insultez !... prenez-y garde, répliqua le prince Noir ; je suis homme à vous payer Duguesclin son poids de pierreries, s'il était à vous, et vous me le vendriez, j'en suis sûr. Mais il est à moi, souvenez-vous-en ! arrière !
- Roi ! murmura Duguesclin que l'on contenait à peine, mauvais roi ! qui massacre tes prisonniers, nous nous reverrons !
- Je le crois, dit don Pedro.
- J'y compte, fit Bertrand.
- Conduisez tout à l'heure le connétable de France à ma tente, dit le prince Noir.
- Encore un instant, mon digne prince ; le roi resterait avec le bâtard de Mauléon, et l'égorgerait.
- Oh ! je ne dis pas non, répliqua don Pedro avec un sourire féroce, mais celui-là, je pense, est bien à moi ?
Duguesclin frémit ; il regarda le prince de Galles.
- Sire, dit celui-ci à don Pedro, il ne sera pas tué en ce jour un seul prisonnier.
- En ce jour, je le veux bien, répondit don Pedro, lançant à Mothril un regard d'intelligence.
- C'est un trop beau jour de victoire, n'est-ce pas ? continua le prince de Galles.
- Assurément, seigneur.
- Et vous ferez bien quelque chose pour moi ?
Don Pedro s'inclina.
- Je vous demande ce jeune homme, dit le prince.
Un profond silence accompagna ces mots, auxquels don Pedro, pâle de colère, ne répondit pas sur le champ.
- Oh ! seigneur, dit-il, vous me faites sentir que vous êtes le maître... Perdre ma vengeance !
- Si je suis le maître, j'ordonne donc, s'écria le prince Noir indigné, qu'on détache les liens de ce chevalier, qu'on lui rende ses armes, son cheval !...
- Nol ! Nol ! au bon prince de Galles ! crièrent les chevaliers bretons.
- Rançon, au moins, dit Mothril pour gagner du temps.
Le prince jeta un regard oblique sur le More.
- Combien ? dit-il avec dégoût.
Le More ne répondit pas.
Le prince détacha de sa poitrine une croix de diamants et la tendit à Mothril.
- Prends, Infidèle ! dit-il.
Mothril baissa la tête et murmura tout bas le nom du Prophète.
- Vous êtes libre, sire chevalier, dit le prince à Mauléon. Libre vous retournerez en France, et vous annoncerez que le prince de Galles, content d'avoir eu l'honneur de posséder par force, durant une saison, le plus redoutable chevalier du monde, renverra Bertrand Duguesclin après la campagne, et le renverra sans rançon.
- L'aumône à ces gueux de France ! murmura don Pedro.
Bertrand l'entendit.
- Seigneur, dit-il au prince, ne soyez pas généreux avec moi, vos amis m'en feraient rougir. J'appartiens à un maître qui paierait ma rançon dix fois, si dix fois je me laissais prendre, et si je m'estimais chaque fois le prix d'un roi.
- Fixez votre rançon alors, dit le prince avec courtoisie.
Bertrand réfléchit un moment.
- Prince, dit-il, je vaux soixante-dix mille florins d'or.
- Dieu soit loué ! s'écria don Pedro, l’orgueil le perd. Il n'y a pas en France la moitié de cette somme chez le roi Charles V.
- C'est possible, dit Bertrand ; mais puisque le chevalier de Mauléon va en France, il voudra bien, avec un écuyer, parcourir la Bretagne, et, dans chaque village, sur chaque route, crier ces mots : Bertrand Duguesclin est prisonnier des Anglais !... Filez, femmes de Bretagne, il attend de vous sa rançon !
- Je le ferai, de par Dieu ! s'écria Mauléon.
- Et vous rapporterez la somme à monseigneur avant que je n'aie eu le temps de m'ennuyer ici, dit Bertrand, ce que, du reste, je ne crois pas, dût ma captivité durer toute ma vie, étant dans la compagnie d'un prince aussi généreux.
Le prince de Galles tendit la main à Bertrand.
- Chevalier, dit il à Mauléon, devenu libre et tout heureux de tenir son épée, vous vous êtes conduit en cette journée comme un loyal soldat. Vous nous ôtez le grand gain de la bataille on sauvant Henri de Transtamare, nous ne vous en voulons pas de nous ouvrir d'autres carrières pour combattre. Prenez cette chaîne d'or et cette croix dont l'lnfidèle n'a pas voulu.
Il vit don Pedro parler bas à Mothril, et celui-ci lui répondre par un sourire dont Duguesclin semblait redouter la signification.
- Que personne ne bouge, cria le prince. Je punirai de mort quiconque franchira l'enceinte de mon camp... fût-il prince, fût-il roi !
- Chandos, ajouta-t-il, vous êtes le connétable d'Angleterre, et en brave chevalier, vous conduirez le sire de Mauléon jusqu'à la première ville, et vous lui donnerez le sauf-conduit nécessaire.
Mothril, encore une fois terrassé par cette intelligente et persévérante interprétation de ses hideux complots, tourna vers son maître un oeil découragé.
Don Pedro était tombé du haut de sa joie triomphante ; il ne pouvait plus se venger.
Agénor mit un genou en terre devant le prince de Galles, alla baiser la main de Duguesclin, qui le serra dans ses bras, et lui dit tout bas :
- Annoncez au roi que nos dévorateurs se sont gorgés, qu'ils vont dormir un peu, et que s'il m'envoie ma rançon je les mènerai où j'ai promis. Dites à ma femme qu'elle vende notre dernière pièce de terre, je vais avoir bien des Bretons à racheter.
Agénor, attendri, monta sur un bon cheval, dit un dernier adieu à ses compagnons, et partit.
Musaron grommelait :
- Qui m'eût dit que j'aimerais mieux un Anglais qu'un More ?...

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