Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LII
Rianzarès.

Agénor se choisit dans le bourg, situé sur le versant d'une colline, une habitation d'où il pût facilement découvrir la route blanche et tortueuse qui montait entre deux murs de roches à pic.
La troupe se reposait, cependant, et tout le monde en avait besoin.
Musaron avait rédigé, de son plus beau style, une épître au connétable et une autre au prince de Galles, pour donner avis à l'un et à l'autre de l'arrivée des florins d'or.
Un homme d'armes, escorté d'un écuyer breton choisi dans les vassaux de dame Tiphaine, avait été expédié vers Burgos, où, disait-on, le prince se trouvait en ce moment, à cause de bruits de guerre nouvellement éclos dans le pays.
Chaque jour Mauléon supputait, avec la connaissance parfaite qu'il avait des localités, les marches de Gildaz et d'Hafiz.
Selon ses calculs, les deux messagers devaient avoir traversé la frontière depuis quinze jours, au moins.
Dans ces quinze jours, ils avaient eu le temps de retrouver dona Maria, et celle-ci avait pu préparer la fuite d'Aïssa. Une bonne mule fait vingt lieues dans sa journée : cinq à six jours suffisaient donc à la belle Moresque pour arriver jusqu'à Rianzarès.
Mauléon prit discrètement quelques renseignements sur le passage de l'écuyer Gildaz. Il ne paraissait pas impossible, en effet, que les deux hommes eussent passé le défilé a Rianzarès, endroit facile, sûr et connu.
Mais les montagnards répondirent qu'à l'époque dont parlait Mauléon, ils n'avaient vu passer qu'un cavalier more, jeune et d'une mine assez farouche.
- Un More, jeune !
- Vingt ans au plus, répondit le campagnard.
- Il était vêtu de rouge, peut-être ?
- Avec un morion sarrasin, oui, seigneur.
- Armé ?
- D'un large poignard pendu à l'arçon de la selle par une chaîne de soie.
- Et vous dites qu'il passa à Rianzarès seul !
- Absolument seul.
- Que dit-il ?
- Il chercha quelques mots d'espagnol, qu'il prononça mal et vite, demanda si le passage dans le roc était sûr pour les chevaux, et si la petite rivière du bas de la côte était guéable, puis, sur nos affirmations, il poussa son rapide cheval noir et disparut.
- Seul ! c'est étrange, dit Mauléon.
- Hum ! fit Musaron, seul, c'est singulier...
- Gildaz aura voulu entrer par un autre point de la frontière pour éveiller moins les soupçons, qu'en penses-tu, Musaron ?
- Je pense que Hafiz avait une bien laide figure.
- Qui nous dit d'ailleurs, répliqua Mauléon pensif, que ce soit bien Hafiz qui a passé à Rianzarès ?
- Il vaut mieux croire que non, en effet.
- Et puis, j'ai remarqué, ajouta Mauléon, que l'homme à peu près arrivé au comble du bonheur se défie de tout, et voit dans toute chose un obstacle.
- Ah ! monsieur, vous touchez au bonheur, en effet, et c'est aujourd'hui, si nous ne nous sommes pas trompés, que dona Aïssa doit arriver... Il serait bon que durant toute la nuit nous fissions bonne garde aux environs de la rivière.
- Oui, car je ne voudrais pas que nos compagnons la vissent arriver. Je crains l'effet de cette fuite sur leur esprit un peu étroit. Un chrétien amoureux d'une Moresque, en voilà assez pour troubler le courage des plus intrépides ; on m'attribuerait tous les malheurs qui sont arrivés, comme un châtiment de Dieu. Mais malgré moi, le More seul, vêtu de rouge, ayant le poignard à l'arçon de la selle, cette ressemblance avec Hafiz me préoccupe.
- Encore quelques instants, quelques heures, quelques jours, tout au plus, et nous saurons à quoi nous en tenir, répondit le philosophe. Jusque-là, monsieur, comme nous n'avons pas sujet d'être tristes, vivons en joie, s'il vous plaît.
C'est en effet ce qu'Agénor avait de mieux à faire. Il vécut en joie et attendit.
Mais le premier jour, le septième du mois, passa, et rien ne parut sur la route, sinon des trafiquants de laine et des soldats blessés, ou des chevaliers ayant fui de Navarette, et à pied, ruinés, faisant de petites journées par les bois, de grands détours dans les montagnes, et regagnant ainsi le pays natal après mille angoisses et mille privations.
Agénor apprit de ces pauvres gens qu'en plusieurs endroits déjà se réveillait la guerre ; que la tyrannie de don Pedro, alourdie par celle de Mothril, pesait insupportable sur les Castilles, que beaucoup d'émissaires du prétendant vaincu à Navarette parcouraient les villes, ameutant les hommes sages contre l'abus du pouvoir rétabli.
Ces fugitifs assurèrent qu'ils avaient vu déjà plusieurs corps organisés avec l'espérance d'un prochain retour de Henri de Transtamare. Ils ajoutèrent que bon nombre de leurs compagnons avaient vu des lettres de ce prince, dans lesquelles il promettait de revenir bientôt avec un corps d'armée levé en France.
Tous ces bruits de guerre enflammaient l'esprit belliqueux d'Agénor, et comme Aïssa n'arrivait pas, l'amour ne pouvait calmer en lui cette fièvre qui s'allume chez les jeunes gens au cliquetis des armes.
Musaron commençait à désespérer ; il fronçait le sourcil plus souvent qu'il n'en avait l'habitude, et en revenait assez aigrement sur le compte de Hafiz, auquel avec obstination il attribuait, comme à un démon malfaisant, le retard d'Aïssa, pour ne pas dire plus, ajoutait-il, quand sa mauvaise humeur était au comble.
Quant à Mauléon, semblable au corps qui cherche son âme, il errait incessamment sur le chemin, dont ses yeux, familiarisés avec toutes les sinuosités, connaissaient chaque buisson, chaque pierre, chaque ombre, et il devinait le pas d'une mule de deux lieues de loin.
Aïssa n'arrivait pas ; rien ne venait d'Espagne.
Bien au contraire, il arrivait de France, à des intervalles mesurés comme par l'aiguille d'une horloge, des troupes de gens armés, qui prenaient position dans les environs, et semblaient attendre un signal pour entrer simultanément.
Les chefs de ces différentes troupes s'abouchaient à l'arrivée de chaque nouvelle troupe, échangeaient un mot d'ordre et des instructions qui leur paraissaient satisfaisantes, car, sans autre précaution, hommes de toutes armes et de tous pays commerçaient ensemble et vivaient dans une intelligence parfaite.
Le jour où Mauléon, moins occupé d'Aïssa, voulut en savoir plus long sur ces arrivages d'hommes et de chevaux, il apprit que ces différentes troupes attendaient un chef suprême et de nouveaux renforts pour rentrer en Espagne.
- Et le nom du chef ? demanda-t-il.
- Nous l'ignorons : il nous l'apprendra lui-même.
- Ainsi tout le monde va entrer en Espagne, excepté moi ! s'écriait Agénor au désespoir... Oh ! mon serment, mon serment !
- Eh ! monsieur, répliqua Musaron, la douleur vous fait perdre la tête. Il n'y a plus de serment si dona Aïssa n'arrive pas ; elle n'arrive pas, poussons en avant.
- Il n'est pas temps encore, Musaron ; l'espoir me reste, j'ai encore l'espoir ! Je l'aurai toujours, car j'aimerai toujours !
- Je voudrais bien causer seulement une demi-heure avec ce petit noiraud d'Hafiz, grommelait Musaron. Je voudrais... le regarder seulement... bien en face...
- Eh ! que peut Hafiz contre la volonté toute puissante de dona Maria... C'est elle qu'il faut accuser, Musaron, elle... ou bien ma mauvaise fortune !
Huit jours se passèrent encore et rien n'arriva d'Espagne. Agénor faillit devenir fou d'impatience et Musaron de colère.
Au bout de ces huit jours, il y avait cinq mille hommes armés répandus sur la frontière.
Des chariots chargés de vivres, quelques-uns chargés d'argent, disait-on, escortaient ces forces imposantes.
Les hommes du sire de Laval, les Bretons de Tiphaine Raguenel attendaient impatiemment aussi le retour de leur messager pour savoir si le prince de Galles consentait à libérer le connétable.
Enfin le messager revint, et Agénor courut avec empressement à sa rencontre jusqu'à la rivière.
L'homme d'armes avait vu le connétable, l'avait embrassé, avait été festoyé par le prince anglais, et avait reçu de la princesse de Galles un magnifique présent. Cette princesse avait daigné leur dire qu'elle attendait le brave chevalier de Mauléon pour récompenser son dévouement, et que la vertu honorait tous les hommes, de quelque nation qu'ils fussent.
Ce messager ajoutait que le prince avait accepté les trente-six mille florins à compte, et que la princesse, le voyant hésiter un moment, avait dit :
- Sire, mon époux, je veux que le bon connétable soit libre de par moi, qui l'admire autant que ses compatriotes. Nous sommes un peu Bretons, nous autres de la Grande-Bretagne, je paierai trente mille florins d'or pour la rançon de messire Bertrand.
Il en résultait que le connétable allait être libre s'il ne l'était déjà même avant le paiement.
Ces nouvelles faisaient bondir de joie tous les Bretons escortant la rançon, et comme la joie est plus communicative que la douleur, toutes les troupes réunies sur Rianzarès avaient poussé, en apprenant le résultat de l'ambassade, un hourra de joie dont les vieilles montagnes avaient frissonné jusqu'en leur racines de granit.
- Entrons en Espagne, avaient crié les Bretons, et ramenons notre connétable !
- Il le faut bien, dit Musaron tout bas à Agénor... Pas d'Aïssa, pas de serment ; le temps se perd, marchons, monsieur !
Et Mauléon, cédant à son ardente inquiétude, avait répondu :
- Marchons !
La petite troupe, escortée des voeux et des bénédictions de tous, franchit le défilé neuf jours après le délai fixé par Maria Padilla pour l'arrivée de la Moresque.
- Nous la trouverons peut-être bien en route, dit Musaron, pour achever de décider son maître.
Quant à nous, les précédant à la cour du roi don Pedro, nous allons peut-être découvrir et apprendre au lecteur la cause de ce retard de mauvais augure.

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