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Chapitre LXV
Les pèlerins.

A quelques lieues de Tolède, dans un chemin sablonneux et bordé d'un bois de pins rabougris, Agénor et son fidèle Musaron marchaient tristement au déclin du soir, cherchant une venta dans laquelle ils pussent reposer un moment leurs membres fatigués, et faire cuire un lièvre que la flèche de Musaron avait frappé au gîte. Tout à coup ils entendirent derrière eux, dans le sable, un mouvement précipité ; c'était le galop d'une mule rapide qui portait sur ses flancs robustes un pèlerin dont la tête était couverte par un chapeau à larges bords, et mieux encore par l'espèce de voile adapté aux bords de ce chapeau.
Ce pèlerin donnait de l'éperon à la mule et la gouvernait en homme qui connaît tout l'exercice d'un parfait cavalier.
L'animal, d'une excellente race, volait plutôt qu'il ne courait sur le sable, et s'éloigna si vite de la vue même de nos voyageurs qu'ils ne purent distinguer le son de la voix qui leur disait en passant : Baya uste des con Dios. Allez avec Dieu.
Dix minutes ne s'étaient pas écoulées que Musaron entendit un autre bruit semblable au premier. Il se retourna et n'eut que le temps de faire ranger le cheval de son maître et le sien ; quatre cavaliers arrivaient comme des éclairs.
L'un d'eux, le plus avancé, le chef, était vêtu d'un habit de pèlerin semblable au costume du premier que les voyageurs avaient vu passer.
Seulement, sous cet habit, le prudent pèlerin cachait une armure, la visière même lui était appliquée sur le visage, et c'était un curieux spectacle, malgré la nuit, que ce visage de chevalier sous un chapeau à larges bords.
L'inconnu vint, pour ainsi dire, flairer nos voyageurs comme eût fait un limier ; mais Agénor avait prudemment rabattu la visière de son casque et porté la main à l'épée.
Musaron se tenait sur la défensive.
- Seigneur, dit en mauvais espagnol une voix creuse sortie comme du fond d'un gouffre, n'avez-vous pas vu passer un mien compagnon, pèlerin comme moi, montant une mule noire rapide comme le vent ?
Le son de cette voix frappa désagréablement Agénor comme un souvenir confus. – Mais son devoir était de répondre : il le fit courtoisement.
- Seigneur pèlerin, ou seigneur chevalier, reprit-il en espagnol aussi, la personne dont vous parlez vient de passer depuis dix minutes environ ; elle monte en effet une mule tellement rapide que peu de chevaux au monde la pourraient suivre.
Musaron crut remarquer que la voix d'Agénor frappait le pèlerin d'une certaine surprise ; car il s'avança, et, effrontément :
- Ce renseignement, dit-il, m'est plus précieux que vous ne pensez, chevalier, il m'est d'ailleurs donné de si bonne grâce que je serais charmé de faire connaissance avec celui qui me le donne... Je vois à notre accent étranger que nous venons tous deux du Nord, c'est une raison pour que nous devenions plus intimes. Levez donc, s'il vous plaît, votre visière, que j'aie l'honneur de vous remercier à visage nu.
- Découvrez vous vous-même, seigneur chevalier, répliqua Mauléon que cette voix et cette question affectaient de plus en plus désagréablement.
Le pèlerin hésita. Il finit même par refuser d'une façon qui prouva combien sa demande était perfide et intéressée.
Et, sans ajouter un mot, il fit signe à ses compagnons, et reprit au galop la route que le premier pèlerin avait suivie.
- Voilà un impudent ! dit Musaron quand il l'eût perdu de vue.
- Et une vilaine voix, Musaron ; je l'ai entendue en de mauvais moments, ce me semble.
- Je pense comme vous, seigneur, et si nos chevaux n'étaient pas si fatigués, nous ferions bien de courir après ces drôles : il va se passer par là quelque bonne curiosité.
- Que nous importe, Musaron, répliqua Mauléon en homme que rien n'intéresse plus. Nous allons à Tolède où doivent se rassembler nos amis. Tolède est près de Montiel : voilà tout ce que je sais, tout ce que je veux savoir.
- A Tolède nous aurons des nouvelles de M. le connétable, dit Musaron.
- Probablement aussi de don Henri de Transtamare, fit Agénor. Nous recevrons des ordres, nous deviendrons des machines, des automates, seule ressource, seule consolation possible des gens qui, ayant perdu leur âme, ne savent plus ce qu'il faut dire ni ce qu'il faut faire dans la vie.
- Là ! là ! dit Musaron, il sera toujours bien temps de se désespérer... Au dernier jour la victoire, comme dit un proverbe de notre pays.
- Ou la mort... n'est-ce pas ? voilà ce que tu crains d'ajouter.
- Eh bien ! seigneur, on ne meurt qu'une fois.
- Crois-tu que j'aie peur ?
- Oh ! monseigneur, vous n'avez pas assez peur ; c'est ce qui me fâche.
En devisant ainsi ils atteignirent la venta désirée.
C'était une maison isolée, comme sont en Espagne ces abris, ces refuges providentiels que trouvent les voyageurs contre le soleil du jour, contre le froid de la nuit, limites désirées ardemment et souvent infranchissables comme l'oasis du désert, parce qu'il faudrait mourir de faim, de soif et de fatigue avant d'en rencontrer une autre.
Quand Agénor et Musaron eurent mis leurs chevaux à l'écurie, ou plutôt quand le digne écuyer eut pris ce soin tout seul, Agénor aperçut, dans la salle basse de la venta, devant un feu clair et au milieu de muletiers endormis du plus profond sommeil, les deux pèlerins qui, au lieu de se parler, se tournaient réciproquement le dos.
- Ah ! je croyais qu'ils étaient compagnons, se dit Agénor surpris.
Le pèlerin au voile se renfonça plus profondément dans son ombre lorsque les deux voyageurs nouveaux entrèrent.
Quant au pèlerin à la visière, il semblait guetter, avec une curiosité indicible, le moment où s'ouvrirait un coin du voile de son prétendu compagnon.
Ce moment n'arriva pas. Muet, immobile, visiblement contrarié, le mystérieux personnage finit, pour ne pas répondre à son importun solliciteur, par feindre un profond sommeil.
Peu à peu les muletiers allèrent regagner la cour et se coucher sous leurs mules, dans leurs mantes ; il ne resta auprès du feu que Mauléon, qui venait de souper avec son écuyer, et les deux pèlerins, toujours occupés, l'un à surveiller, l'autre à dormir.
L'homme à la visière entama la conversation avec Agénor par quelques excuses banales sur la façon dont il l'avait quitté sur la route.
Puis il lui demanda s'il n'allait pas bientôt se retirer dans sa chambre, où sans doute il dormirait mieux que sur cette escabelle.
Agénor, toujours masqué, allait persister à demeurer, ne fût-ce que pour contrarier l'inconnu, lorsque l'idée lui vint qu'en restant il ne saurait rien. Evidemment pour lui l'autre pèlerin ne dormait pas. Il allait donc se passer quelque chose entre les deux hommes qui, chacun, désiraient rester seuls.
Agénor vivait dans un temps et dans un pays où la curiosité sauve souvent la vie des curieux.
Il feignit à son tour de se retirer dans une chambre que l'hôte lui avait désignée, mais il s'arrêta derrière la porte qui, solide et massive, était cependant assez mal jointe pour laisser pénétrer les regards jusqu'au foyer.
Il eut raison, car un spectacle digne d'attention lui était réservé.
Quand le pèlerin à la visière se vit tout seul avec l'autre, qu'il croyait endormi, il se leva et fit quelques pas dans la salle pour expérimenter l'intensité de ce sommeil.
Le pèlerin endormi ne bougea pas.
L'homme à la visière s'approcha alors sur la pointe du pied, et allongea la main pour soulever le voile qui lui cachait les traits du pèlerin.
Mais avant qu'il n'eût touché à ce voile, le pèlerin était debout, et d'une voix courroucée :
- Que demandez-vous, dit-il, et pourquoi troublez-vous mon sommeil ?
- Qui n'est pas très profond, seigneur pèlerin voilé, dit l'autre d'une voix railleuse.
- Mais qui doit être respecté, messire le curieux au visage de fer.
- Vous avez de bons motifs sans doute pour qu'on ne sache pas si le votre est de fer ou de chair, seigneur pèlerin.
- Mes motifs ne regardent personne, et si je me voile c'est que je ne veux pas être vu : cela est clair.
- Seigneur, je suis très curieux et je vous verrai, dit en raillant l'homme à la visière.
Le pèlerin souleva aussitôt sa robe, et tirant un long poignard :
- Vous verrez ceci d'abord, répliqua-t-il.
Alors l'homme à la visière réfléchit un moment, puis il alla pousser les lourds verrous de la porte derrière laquelle écoutait et voyait Agénor.
En même temps il ouvrait une fenêtre donnant sur la route, et introduisait par là ses quatre hommes tout armés, tout bardés de fer.
- Vous voyez, dit-il alors au pèlerin, que la défense serait inutile et même impossible, seigneur. Veuillez donc simplement, et pour épargner une vie que je crois très précieuse, me répondre sur la question suivante :
Le pèlerin, son poignard à la main, tremblait de rage et d'inquiétude.
- Etes-vous, n'êtes-vous pas, dit l'agresseur, don Henri de Transtamare ?
Le pèlerin tressaillit.
- A une question pareille, faite dans cette forme, et avec de tels préliminaires, répliqua-t-il, on ne doit pas répondre, si l'on est celui que vous dites, sans s'attendre à la mort Je vais donc défendre ma vie, car je suis réellement le prince dont vous avez prononcé le nom.
Et par un mouvement majestueux il découvrit son noble visage.
- Le prince ! cria Mauléon derrière la porte qu'il voulait briser.
- Lui ! cria l'homme à la visière avec une joie farouche. j'en étais bien sûr ; compagnons, nous l'avons assez longtemps suivi. Depuis Bordeaux, c'est loin ! Oh ! rengainez votre poignard, mon prince, il ne s'agit pas de vous tuer, mais de vous mettre à rançon. Corps des saints ! nous serons accommodants ; rengainez ! rengainez !
Agénor frappait à coups redoublés sur la porte pour la faire voler en éclats ; mais le chêne résistait.
- Passez du côté de cette porte pour contenir celui qui frappe, dit l'homme à la visière à ses gens, et laissez-moi persuader le prince.
- Brigand ! fit Henri avec mépris, tu veux me livrer mon frère !
- S'il me paie plus cher que vous, oui.
- Je disais bien qu'il vaut mieux mourir ici, s'écria le prince. Au secours ! au secours !
- Ah ! seigneur, répliqua le bandit, nous allons être forcés de vous tuer ; votre tête se paiera peut-être moins cher que votre personne vivante et entière, mais enfin il faudra s'en contenter, nous porterons votre tête à don Pedro.
- C'est ce que nous verrons, s'écria Agénor qui par un effort suprême venait d'enfoncer la porte et tombait à coups redoublés sur les quatre hommes du brigand.
- Il va résulter de là que nous allons le tuer, dit ce dernier en tirant l'épée pour attaquer Henri. Vous avez là, seigneur, un bien maladroit ami ; commandez-lui donc de rester tranquille.
Mais le bandit n'avait pas achevé que du dehors entra un troisième pèlerin qu'on n'attendait certes pas.
Le survenant ne portait ni masque ni voile. Il se croyait assez vêtu, assez couvert par l'habit de pèlerin. Ses larges épaules, ses bras énormes, sa tête carrée et intelligente annonçaient un vigoureux et intrépide champion.
Il apparut sur le seuil de la porte, et contempla, étonné, sans colère ni peur, ce bouleversement de la salle de l'hôtellerie.
- On se bat ici ! dit-il. Holà ! chrétiens, qui est-ce qui a raison ou qui a tort ?
Et sa voix mâle et impérieuse domina le tumulte comme celle du lion domine la tempête dans les gorges de l'Atlas.
Ce fut une singulière attitude que celle des combattants à la simple audition de cette voix.
Le prince poussa un cri de joie et de surprise ; l'homme à la visière recula d'épouvante. Musaron s'écria :
- Sur ma vie ! c'est monsieur le connétable.
- Connétable, connétable, dit le prince, à moi ! on veut m'assassiner.
- Vous, mon prince, rugit Duguesclin en déchirant sa robe pour avoir les mouvements plus libres, et qui cela, je vous prie ?
- Amis, dit le brigand à ses acolytes, il faut tuer ces hommes ou mourir ici. Nous sommes armés, ils ne le sont pas, le diable nous les livre ; au lieu de cent mille florins, c'est deux cent mille qui nous attendent ! en avant !
Le connétable, avec un sang-froid incomparable, étendit le bras avant que le brigand n'eût achevé sa phrase, il le saisit à la gorge aussi facilement qu'il eût fait d'un mouton, et le renversant sous ses pieds, il le broya sur la dalle. Puis, lui arrachant son épée :
- Me voici armé, dit-il, trois contre trois, allez mes gentilshommes de nuit.
- Nous sommes perdus, murmurèrent les compagnons du bandit en fuyant par la fenêtre encore ouverte.
Cependant, Agénor s'était précipité, il dénouait la visière du brigand abattu, et s'écriait :
- Caverley ! je l'avais deviné.
- C'est une bête venimeuse qu'il faut écraser ici, dit le connétable.
- Je m'en charge, dit Musaron, prêt à l'égorger avec son couteau de ceinture.
- Pitié ! murmura le voleur, pitié ! n'abusez pas de la victoire.
- Oui, dit le prince en embrassant Duguesclin, avec un grand transport de joie ; oui, pitié. Nous avons trop d'actions de grâce à rendre à Dieu qui nous réunit, pour nous occuper de ce misérable ; qu'il vive, et s'aille faire pendre ailleurs.
Caverley, dans l'effusion de sa reconnaissance, baisa les pieds du généreux prince.
- Qu'il s'enfuie donc, dit Duguesclin.
- Pars, bandit, grommela Musaron en lui ouvrant la porte.
Caverley ne se le fit pas répéter ; il courut si légèrement, que les chevaux ne l'eussent pas rattrapé, au cas où le prince eût changé d'avis.
Après s'être félicités mutuellement, le prince, le connétable et Agénor, s'entretinrent des événements de la guerre prochaine.
- Vous voyez, dit le connétable, que je suis exact aux rendez-vous, j'allais à Tolède comme vous me l'avez prescrit à Bordeaux. Vous comptez donc sur Tolède ?
- J'ai beaucoup d'espoir, dit le prince, si Tolède m'ouvre ses portes.
- Mais cela n'est pas certain, répondit le connétable. Depuis que je voyage sous cet habit, c'est-à-dire depuis quatre jours, j'en sais plus que je n'en avais appris depuis deux ans. Ces Tolédans tiennent pour don Pedro.
Ce sera un siège à faire.
- Cher connétable, vous exposer pour moi à tant de dangers !
- Cher sire, je n'ai qu'une parole. J'ai promis que vous régneriez en Castille, cela sera ou j'y mourrai ; et puis, j'ai une revanche à prendre. Aussi, à peine par votre présence d'esprit m'avez-vous fait libre à Bordeaux, qu'en dix jours j'ai vu le roi Charles, et regagné la frontière. Il y en a huit que je cours l'Espagne sur vos traces ; car, Olivier mon frère, et Le Bègue de Vilaine, avaient reçu l'avis que vous veniez de traverser Burgos, allant vers Tolède.
- C'est vrai, j'y suis passé ; j'attends sous Tolède les grands officiers de mon armée, je ne me suis déguisé qu'à Burgos.
- Eux aussi, monseigneur, et ils m'en ont donné l'idée. Les chefs, de cette façon, passent inaperçus pour préparer les logements des soldats. L'habit de pèlerin est à la mode, chacun veut faire aujourd'hui un pèlerinage en Espagne. Si bien que ce coquin de Caverley avait pris l'habit comme nous. Or, nous voilà réunis. Vous allez choisir une résidence et appeler à vous tous les Espagnols de votre parti ; moi, tous les chevaliers et soldats de tous pays : ne perdons pas de temps. Don Pedro flotte encore : il vient de perdre son meilleur conseil, dona Maria, la seule créature qui l'aimât en ce monde. Profitons de sa stupeur, livrons lui bataille avant qu'il n'ait eu le temps de se reconnaître.
- Dona Maria est morte ! dit Henri, en est-on sûr ?
- J'en suis sûr, moi, répliqua tristement Agénor ; j'ai vu passer son corps.
- Et don Pedro, que fait-il ?
- On l'ignore. Il a fait enterrer à Burgos la pauvre femme, sa victime, puis il a disparu...
- Disparu ! est-ce possible ? mais, vous dites que dona Maria est sa victime, racontez-moi cela, connétable, je n'ai osé parler à âme qui vive depuis huit jours.
- Voici ce qui est arrivé, dit le connétable, mes espions me l'ont appris : Don Pedro aimait une Moresque, fille de ce Mothril maudit... Dona Maria s'en est doutée ; elle a même découvert une intelligence entre le roi et la Moresque : outrée de fureur, elle s'est empoisonnée après avoir percé le coeur de sa rivale.
- Oh ! s'écria Agénor ! oh ! cela n'est pas possible, seigneurs... Cela serait un crime si odieux, une trahison si noire, que le soleil en eût reculé d'horreur.
Le roi et le connétable regardèrent avec étonnement le jeune homme qui s'exprimait ainsi... Mais ils ne purent tirer de lui aucun éclaircissement.
- Pardonnez-moi, messeigneurs, dit humblement Agénor, j'ai un secret de jeune homme, un doux et amer secret que dona Maria emporte à moitié dans la tombe, et dont je veux garder religieusement l'autre moitié.
- Amoureux ! pauvre enfant ! dit le connétable.
Agénor ne répliqua rien, sinon :
- Je suis aux ordres de Vos Seigneuries, et prêt à mourir pour leur service.
- Je sais, dit Henri, que tu es un homme dévoué, un loyal, un ingénieux, un infatigable serviteur ; aussi, compte sur ma reconnaissance ; mais dis-nous, tu sais quelque chose touchant les amours de don Pedro ?
- Je sais tout, seigneur, et si vous me commandez de parler...
- Où peut être don Pedro en ce moment, voilà tout ce que nous voudrions savoir.
- Messeigneurs, dit Agénor, veuillez m'accorder huit jours, et je vous répondrai par une certitude.
- Huit jours ? dit le roi ; qu'en pensez-vous, connétable ?
- Je dis, sire, répliqua Bertrand, que les huit jours nous sont nécessaires pour organiser notre armée, et attendre les renforts et l'argent de France. Nous ne risquons absolument rien...
- D'autant mieux, seigneur, ajouta Mauléon, que si mon projet réussit, vous aurez en votre pouvoir la véritable cause, le véritable brandon de la guerre, don Pedro, que je vous livrerai avec bien de la joie.
- Il a raison, dit le roi, avec la prise de l'un de nous finit la guerre d'Espagne.
- Oh ! non pas, sire, s'écria le connétable ; je vous jure bien que si vous étiez fait prisonnier, ce qui, Dieu aidant, n'arrivera pas, je poursuivrais dût- on vous mettre en pièces, la punition de ce mécréant don Pedro qui veut tuer ses prisonniers de sang-froid, et qui s'allie avec les infidèles.
- C'est mon avis, Bertrand, répartit le prince ; ne vous occupez pas de moi : si j'étais pris et tué, recouvrez mon corps par victoire, et placez-le tout inanimé sur le trône de Castille : pourvu que le bâtard, le traître, l'assassin soit gisant aux pieds de ce trône, je me déclare heureux et triomphant.
- Sire, c'est dit, ajouta le connétable. Maintenant donnons la liberté à ce jeune homme.
- Et un rendez-vous, dit Mauléon, devant Tolède que nous investirons ?
- Dans huit jours.
- Dans huit jours.
Henri embrassa tendrement le jeune homme tout confus d'un pareil honneur.
- Laissez faire, dit le roi, je veux vous montrer qu'ayant partagé dans la mauvaise fortune, vous serez autorisé à partager aussi dans la bonne.
- Et moi, ajouta le connétable, moi qui lui dois une partie de la liberté dont je jouis, je lui promets de l'aider de toutes mes forces le jour où il réclamera mon assistance, – pour quoi que ce soit, en quelque lieu que ce soit, contre qui que ce soit.
- Oh ! seigneurs, seigneurs, s'écria Mauléon, vous me comblez de joie et d'orgueil. Deux puissants princes me traitent ainsi... mais vous représentez pour moi Dieu lui-même sur cette terre, vous m'ouvrez le ciel.
- Tu en es digne, Mauléon, dit le connétable, – as-tu besoin d'argent ?
- Non, seigneur, non.
- Le plan que tu médites te coûtera cependant des démarches ; qui sait, des largesses...
- Seigneurs, répondit Mauléon, rappelez-vous que j'ai pris un jour la cassette de ce brigand de Caverley, elle contenait la fortune d'un roi, c'était trop, je l'ai perdue sans regret. – Depuis, en France, j'ai reçu du roi cent livres qui font un trésor tout aussi grand, puisqu'il me suffit...
- Que c'est bien parlé ! murmura Musaron les larmes aux yeux dans son coin.
Le roi l'entendit.
- C'est ton écuyer ? dit-il.
- Un fidèle, un brave serviteur, répliqua Mauléon, qui me rend la vie supportable après m'avoir plus d'une fois sauvé la vie.
- Il sera aussi récompensé. Tiens, écuyer, dit le roi, en détachant de sa robe une des coquilles brodées sur l'étoffe, prends ceci, et le jour où tu manqueras de quelque chose, toi ou les tiens, à telle génération que ce soit, cette coquille rapportée en mes mains ou en celles d'un de mes descendants vaudra une fortune ; va, bon écuyer, va.
Musaron s'agenouilla, le coeur gonflé, comme s'il allait crever sa poitrine.
- Maintenant, sire, dit le connétable, profitons de la nuit pour gagner le lieu où vos officiers vous attendent : Nous avons eu tort de laisser partir ce Caverley ; il est capable de revenir sur nous avec des forces triples, et de nous prendre une bonne fois, ne fût-ce que pour nous prouver qu'il a de l'esprit.
- A cheval, alors, dit le roi.
Ils s'armèrent, et se fiant à leur courage et à leurs forces, ils gagnèrent un bois où il devenait difficile de les attaquer, impossible de les suivre.
Alors Agénor mit pied à terre et prit congé de ses deux puissants protecteurs, qui lui souhaitèrent bonne chance et bon voyage.
Musaron attendait les ordres pour diriger les chevaux vers un des quatre points cardinaux.
- Où allons-nous ? dit-il.
- A Montiel... Ma haine me dit que tôt ou tard nous trouverons là don Pedro.
- Au fait, dit Musaron, la jalousie est bonne à quelque chose, elle fait voir plus de choses qu'il n'y en a. – Allons à Montiel.

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