Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre VII
Comment le More raconta au roi don Pedro ce qui s'était passé.

Le More s'approcha du roi, et donnant à ses traits l'expression d'une compassion profonde, c'est-à-dire du sentiment qui devait le plus blesser don Pedro de la part d'un inférieur :
- Sire, lui dit-il, j'ai besoin, avant de commencer ce récit, que Votre Altesse se rappelle de point en point les ordres qu'elle-même m'a donnés.
- Va, dit don Pedro, je n'oublie jamais rien de ce que j'ai dit une fois.
- Le roi m'avait ordonné de me rendre à Coïmbre, je m'y suis rendu ; – de dire au grand-maître que Son Altesse l'attendait, je le lui ai dit ; – de hâter son départ, je n'ai pris qu'une heure de repos, et le jour même de notre arrivée nous nous sommes mis en route.
- Bien, bien, dit don Pedro, je sais que tu es un serviteur fidèle, Mothril.
- Votre Altesse a ajouté : Tu veilleras à ce que pendant le voyage le grand- maître ne donne avis à personne de son départ. Eh bien ! le lendemain de notre départ, le grand-maître... Mais, en vérité, je ne sais si, malgré les ordres de Votre Altesse, je dois lui dire ce qui s'est passé.
- Dis... le lendemain de votre départ !...
- Le grand-maître a écrit une lettre...
- A qui ?
- Juste à la personne à laquelle Votre Altesse craignait qu'il n'écrivît.
- A la reine Blanche ! s'écria don Pedro en pâlissant.
- A la reine Blanche, sire.
- More ! dit don Pedro, songe à la gravité d'une pareille accusation.
- Je ne songe qu'à servir mon roi.
- Tu peux encore dire que tu t'étais trompé.
Mothril secoua la tête.
- Je ne m'étais pas trompé, dit-il.
- Prends garde ! cette lettre, il me la faudra ! s'écria don Pedro menaçant.
- Je l'ai ! répondit froidement le More.
Don Pedro qui s'était avancé d'un pas, frissonna et fit un pas en arrière.
- Oh !dit-il, tu l'as ?
- Oui.
- Cette lettre écrite, par don Frédéric ?
- Oui.
- A Blanche de Bourbon ?
- Oui.
- Et cette lettre ?...
- Je la donnerai à monseigneur lorsqu'il ne sera plus courroucé comme il l'est en ce moment.
- Moi, dit don Pedro avec un sourire nerveux, moi courroucé ! je n'ai jamais été plus calme. – Non, monseigneur, vous n'êtes pas calme, car votre oeil est indigné, car vos lèvres blêmissent, car votre main tremble et caresse un poignard. Pourquoi vous en cacher, monseigneur ? c'est bien naturel, et la vengeance est légitime en pareil cas. Voilà pourquoi, devinant que la vengeance de monseigneur sera terrible, j'essaie d'avance de la fléchir.
- Donnez cette lettre, Mothril, s'écria le roi.
- Cependant, monseigneur...
- Donnez cette lettre, sans retard, à l'instant même ; je le veux !
Le More tira lentement de dessous sa robe rouge la gibecière du malheureux Fernand.
- Mon premier devoir, dit-il, est d'obéir à mon maître, quelque chose qui puisse en arriver.
Le roi examina la gibecière, en tira le sachet brodé de perles, l'ouvrit et saisit vivement la lettre qu'il renfermait. Le sceau de cette lettre avait visiblement été levé ; une nouvelle contraction altéra les traits de don Pedro à cette vue ; cependant, sans faire aucune observation, il lut :

« Madame, – ma reine, – le roi me mande à Séville. Je vous ai promis de vous avertir des grands événements de ma vie ; celui-là me parait décisif.
Quoi qu'il en soit, dame illustre et soeur chérie, je craindrai peu la vengeance de dona Padilla, qui sans doute me fait appeler, si je sais votre personne si chère à l'abri de ses atteintes. J'ignore ce qui m'attend ; peut-être la prison, peut-être la mort. – Prisonnier, je ne pourrais plus vous défendre, et si je dois mourir je profite du moment où mon bras est libre pour vous dire que mon bras serait à vous s'il n'était pas enchaîné, – que mon coeur est à vous jusqu'à la mort.
Fernand vous porte cet avis, cet adieu peut-être. Au revoir, ma douce reine et amie, dans ce monde peut-être, – au ciel certainement.

                    Don Frédéric. »

- Ce Fernand, qui est il ? où est-il ? s'écria don Pedro, si pâle qu'il était effrayant à voir.
- Seigneur, répondit Mothril d'un ton parfaitement naturel, – ce Fernand, c'était le page du grand-maître. Il est parti avec nous ; dans la soirée du lendemain de notre départ, il a reçu ce message. La nuit même, en traversant la ­ezère, le hasard a fait qu'il s'est noyé et que j'ai trouvé cet écrit sur son cadavre.
Don Pedro n'avait pas eu besoin d'explications pour comprendre Mothril.
- Ah ! dit-il, vous avez retrouvé le cadavre, vous !
- Oui.
- Avant tout le monde ?
- Oui.
- Ainsi, personne ne sait ce que contient cette lettre ?
- Seigneur, dit Mothril, pardonnez à mon audace ; les intérêts de mon roi l'ont emporté sur la discrétion qui m'était commandée ; j'ai ouvert la gibecière, et j'ai lu la lettre.
- Mais vous seul ? Alors, c'est comme si personne ne l'avait lue.
- Sans doute, seigneur, depuis que la lettre est entre mes mains.
- Mais auparavant ?
- Ah ! seigneur, auparavant je ne réponds de rien, d'autant plus que le page n'était pas seul auprès de son maître : il y avait un maudit... un giaour... un chien... un chrétien... Pardon, sire.
- Et quel était ce chrétien ?
- Un chevalier de France qu'il appelle son frère.
- Ah ! dit don Pedro souriant, j'aurais cru qu'il eût donné un autre nom à ses amis.
- Eh bien ! il n'a pas de secrets pour ce chrétien, et il n'y aurait rien d'étonnant qu'il fût de moitié dans la confidence du page, et dans ce cas le crime serait public.
- Le grand-maître arrive ? demanda don Pedro.
- Il me suit, seigneur.
Don Pedro se promena quelque temps le sourcil froncé, les bras croisés, la tête inclinée sur la poitrine, il était facile de voir qu'un orage terrible grondait autour de son coeur ;
- Il faut donc commencer par lui, dit-il enfin d'une voix sombre, c'est le seul moyen d'excuse d'ailleurs que j'aie près de la France. Quand le roi Charles V verra que je n'ai pas épargné mon frère, il ne doutera plus du crime, et me pardonnera de n'avoir pas épargné sa belle-soeur.
- Mais ne craignez-vous pas, seigneur, dit Mothril, qu'on ne se trompe à la vengeance, et qu'on ne pense que vous avez frappé dans le grand-maître, non pas l'amant de la reine Blanche, mais le frère de Henri de Transtamare votre compétiteur au trône ?
- Je rendrai la lettre publique, dit le roi, le sang couvrira la tache ; allez, vous m'avez fidèlement servi.
- Maintenant, qu'ordonne le roi ?
- Qu'on prépare l'appartement du grand-maître.
Mothril sortit, don Pedro demeura seul, et ses pensées s'assombrirent encore ; il vit la raillerie s'attacher à son nom, l'homme jaloux et orgueilleux reparut sous le roi impassible, il lui sembla entendre déjà le bruit des amours de Blanche et du grand-maître courir parmi les peuples avec toutes les exagérations qu'ils attachent aux fautes des rois. Puis, comme il fixait ses yeux sur les appartements de dona Padilla, il crut la voir debout derrière le rideau de sa fenêtre, et surprendre sur son visage le sourire et l'orgueil.
- Ce n'est pas elle qui me fait faire ce que je vais accomplir, dit-il, et cependant on dira que c'est elle, et cependant elle le croira.
Impatient, il détourna la tête, et ses yeux se portèrent vaguement tout autour de lui.
En ce moment, sur une terrasse inférieure à la terrasse royale, deux esclaves Mores passaient portant des cassolettes d'où s'exhalait une vapeur bleuâtre et parfumée. La brise des montagnes fit monter jusqu'au roi cet enivrant parfum.
Derrière les esclaves venait une femme voilée, à la taille souple et grande, à la ceinture fine, à la tête penchée. Elle était couverte de ce voile arabe qui ne laisse une ouverture que pour faire jaillir le rayon des yeux. Mothril la suivait avec une sorte de respect. et quand ils furent à la porte de la chambre où l'étrangère devait entrer, le More se prosterna en quelque sorte aux pieds de la jeune fille.
Ces parfums, ce regard voluptueux, ce respect du More, faisaient un contraste si puissant avec les passions qui étreignaient le coeur de don Pèdre, qu'il se trouva un moment rafraîchi et régénéré ; comme si la jeunesse et le plaisir lui eussent été inspirés par cette apparition.
Aussi attendait-il impatiemment le soir.
Et quand le soir fut venu, il descendit de son appartement et vint, se fiant à la nuit, par les jardins où seul il avait le droit d'entrer, devant le kiosque habité par Mothril ; alors soulevant avec précaution les épaisses guirlandes de lierre et les branches d'un immense laurier-rose qui mieux qu'une tapisserie dérobait l'intérieur de l'appartement aux yeux indiscrets, il put voir sur un large coussin de soie broché d'argent, à peine voilée d'une longue robe transparente, les pieds nus et ornés de bagues et de colliers selon la mode orientale, le front calme, les yeux perdus dans une vague rêverie, Aïssa souriant et découvrant sous le vermillon de ses lèvres ses dents fines, blanches et égales comme les perles.
Mothril avait compté sur la curiosité du roi ; depuis que la nuit était venue, il écoutait et regardait, il entendait le bruit des branches soulevées ; il distingua, dans la calme fraîcheur de la nuit, la respiration ardente du roi, mais il ne parut, en aucune façon, s'apercevoir que son souverain fût là. Seulement, comme la nonchalante jeune fille venait de laisser glisser de ses doigts distraits son combolou de corail, il se précipita pour le ramasser et le lui rendit en se tenant presque agenouillé devant elle.
Aïssa sourit.
- Pourquoi tant d'honneurs depuis deux ou trois jours, dit-elle. Un père ne doit que de la tendresse à son enfant, et c'est l'enfant qui doit le respect au père.
- Ce que Mothril fait, il doit le faire, répondit le More.
- Mon père, pourquoi donc me rendre plus de devoirs qu'à vous-même ?
- Parce que plus de devoirs vous sont dus qu'à moi, répliqua-t-il ; car le jour viendra bientôt où tout vous sera révélé ; et ce jour venu, peut-être ce sera-t-il vous qui ne daignerez plus m'appeler votre père, dona Aïssa.
Ces paroles mystérieuses frappèrent à la fois la jeune fille et le roi d'une indéfinissable impression ; mais quelques instances que fît Aïssa, Mothril n'en voulut pas dire davantage et se retira.
Derrière lui, les femmes d'Aïssa entrèrent, elles venaient avec de grands éventails de plumes d'autruche agiter l'air autour du sopha de leur maîtresse, tandis qu'une douce musique, que l'on entendait sans voir ni l'instrument ni le musicien, faisait vibrer dans l'air comme un parfum mélodieux. Aïssa ferma ses grands yeux tout embrasés de flammes secrètes.
- A quoi peut-elle songer ? dit le roi, en voyant comme l'ombre d'un rêve passer sur son visage.
Elle rêvait au beau chevalier français.
Les femmes s'approchèrent pour baisser les stores.
- C'est étrange, dit le roi, forcé de quitter cette contemplation dangereuse, on dirait qu'elle a prononcé un nom.
Le roi ne se trompait pas, elle avait prononcé le nom d'Agénor.
Mais quoique les stores se fussent refermés, don Pedro n'était pas dans une disposition d'esprit qui lui permit de rentrer dans ses appartements.
Le coeur du prince réunissait à cette heure les sentiments les plus opposés.
Ces sentiments formaient entre eux un combat qui excluait tout espoir de repos et de sommeil ; demandant la fraîcheur à l'air de la nuit, le calme au silence, il demeura errant dans les jardins, revenant toujours, comme vers un but irrésistible, à ce kiosque où la belle Moresque dormait du plus profond sommeil ; parfois aussi le roi passait devant les fenêtres de dona Padilla, et fixait ses yeux sur les vitraux sombres, puis croyant que la hautaine Espagnole dormait, il continuait son chemin qui, par un détour plus ou moins long, le ramenait toujours au kiosque.
Le roi se trompait, Maria Padilla ne dormait point ; il y avait absence de lumières, mais plein de flamme comme celui de don Pedro, son coeur brûlait et bondissait dans sa poitrine, car immobile derrière sa fenêtre, enveloppée dans une robe de couleur sombre, elle regardait le roi sans perdre un seul de ses mouvements, et nous dirons presque sans laisser échapper une seule de ses pensées.
Il y avait encore, outre les yeux de Maria Padilla, deux yeux qui plongeaient dans le coeur du roi don Pedro, c'étaient ceux du More, placé en sentinelle aussi pour apprécier le résultat de son intrigue. Quand le roi s'approcha des fenêtres d'Aïssa, il tressaillit de joie. Quand don Pedro leva son regard vers l'appartement de Maria Padilla, et sembla hésiter de monter chez la favorite, sa bouche proférait tout bas des menaces que sa main, en cherchant instinctivement son poignard, semblait prête à exécuter. Ce fut sous l'influence de ces deux regards si perçants et si venimeux que don Pedro passa toute la nuit, se croyant seul et oublié ; enfin, écrasé de fatigue, une heure avant le jour, il s'étendit sur un banc et s'endormit de ce sommeil fiévreux et agité qui n'est qu'une souffrance ajoutée aux autres souffrances.
- Tu n'es pas encore comme je te veux, dit Mothril en voyant le roi succomber sous le poids de la fatigue, il faut que je te débarrasse de cette dona Padilla que tu n'aimes plus, à ce que tu prétends, et que cependant tu ne peux pas quitter.
Et il laissa retomber le rideau qu'il avait soulevé, pour regarder dans le jardin.
- Allons, se dit Maria Padilla, une dernière tentative à faire, mais prompte, mais décisive, et avant que cette femme, car c'est une femme sans doute qu'il regardait à travers la jalousie, n'ait pris de l'influence sur son coeur.
Et elle donna ses ordres à ses gens qui, dès le matin, menèrent grand bruit dans le palais.
Quand le roi s'éveilla et remonta chez lui, il entendit dans les cours les piétinements des mules et des chevaux, et dans les corridors les pas pressés des femmes et des pages.
Il allait s'enquérir des causes de ce mouvement, lorsque sa porte s'ouvrit, et Maria Padilla parut sur le seuil.
- Qu'attendent ces chevaux et que veulent tous ces serviteurs affairés, madame ? demanda don Pedro.
- C'est mon départ qu'ils attendent, sire, mon départ que j'ai fait préparer le plus tôt que j'ai pu, pour épargner à Votre Altesse la présence d'une femme qui ne peut plus rien pour son bonheur. D'ailleurs, c'est aujourd'hui que mon ennemi arrive, et comme votre intention serait sans doute, dans l'épanchement de la tendresse fraternelle, de me sacrifier à lui, je lui cède la place, car je me dois à mes enfants, qui, puisque leur père les oublie, ont besoin deux fois de leur mère.
Maria Padilla passait pour la plus belle femme de l'Espagne ; telle était son influence sur don Pedro, que les chroniqueurs contemporains, convaincus que la beauté, si parfaite qu'elle soit, ne peut atteindre à une telle puissance, ont préféré attribuer cette influence à la magie, au lieu d'en chercher les causes dans les charmes naturels de la magicienne.
Telle qu'elle était, belle de ses vingt-cinq ans, riche de son titre de mère, avec ses longs cheveux noirs retombant sur la simple robe de laine qui, selon la mode du quatorzième siècle, modelait ses bras, ses épaules et son sein, elle résumait pour don Pedro, non pas tout ce qu'il avait rêvé, mais tout ce qu'il avait ressenti d'amour réel et de douces pensées ; c'était la fée de la maison, la fleur de l'âme, l'écrin des souvenirs heureux. Le roi la regarda tristement.
- Cela m'étonnait, dit-il, que vous ne m'eussiez pas déjà quitté, Maria ; il est vrai que vous avez bien choisi votre moment, celui où mon frère Henri se révolte, celui où mon frère Frédéric me trahit, celui où le roi de France me va sans doute faire la guerre. Il est vrai que les femmes n'aiment pas le malheur.
- Etes-vous malheureux ? s'écria dona Padilla, en faisant trois pas et en tendant ses deux mains vers don Pedro, en ce cas, je reste, cela me suffit, autrefois j'eusse demandé : Pedro, si je reste, seras-tu heureux ?
De son côté, le roi avait penché son corps en avant, de sorte qu'une des deux belles mains de Maria tomba dans les siennes. Il était dans un de ces moments où le coeur profondément blessé éprouve le besoin de se cicatriser par un peu d'amour. Il porta cette main à ses lèvres.
- Vous avez tort, Maria, dit-il, je vous aime ; seulement, pour que vous trouvassiez un amour qui correspondît au vôtre, il vous eût fallu aimer un autre homme qu'un roi.
- Vous ne voulez donc pas que je parte ? demanda Maria Padilla avec cet adorable sourire qui faisait oublier à don Pedro le reste de l'univers.
- Non, dit le roi, si toutefois vous consentez à partager ma fortune à venir, comme vous avez partagé ma fortune passée.
Alors, de la place même où elle était, et par la fenêtre ouverte, d'un de ces gestes de reine qui eussent fait croire que Maria était née au pied d'un trône, la belle statue fit signe à cette nuée de serviteurs prêts à partir de rentrer dans les appartements.
En ce moment Mothril entra. Cette conférence trop prolongée de don Pedro avec sa maîtresse l'inquiétait.
- Qu'y a-t-il ? demanda don Pedro impatient.
- Il y a, sire, répondit le More, que votre frère don Frédéric arrive, et que l'on aperçoit son escorte sur la route de Portugal.
A cette nouvelle, une telle expression de haine jaillit en éclairs des yeux du roi, que Maria Padilla vit bien qu'elle n'avait rien à craindre de ce côté, et après avoir tendu son front à don Pedro, qui y posa ses lèvres pâles, elle rentra chez elle en souriant.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente