Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LXXIII
La ruse du vaincu.

Le roi Henri partit de devant Montiel avec le connétable et l'armée.
Il ne resta plus que deux mille Bretons et Le Bègue de Vilaine autour des retranchements de terre.
L'amour avait inspiré Mauléon. Chacune de ses réflexions était frappée au coin de la vérité.
Il parlait en effet comme s'il eût entendu tout ce qui s'était passé dans le château.
A peine arrivé après la bataille, don Pedro, hors d'haleine, suffoqué, écumant de rage, se jeta sur un tapis dans la chambre de Mothril, et demeura immobile, muet, inabordable, avec des efforts surhumains pour concentrer au fond de son coeur la fureur et le désespoir qui bouillonnaient en lui.
Tous ses amis morts ! sa belle armée détruite ! tant d'espérances de vengeance et de gloire anéanties en l'espace que met le soleil à faire le tour de l'horizon !
Désormais plus rien ! La fuite, l'exil, la misère ! Des combats de partisans, honteux et sans fruit. Une mort indigne sur un indigne champ de bataille.
Plus d'amis ! Ce prince, qui n'avait jamais aimé, éprouvait les plus cruelles douleurs à douter de l'affection des autres.
C'est que les rois, pour la plupart, confondent le respect qu'on leur doit avec l'affection qu'ils devraient inspirer. Ayant l'un, ils se passent de l'autre.
Don Pedro vit entrer dans sa chambre Mothril sillonné de taches rougeâtres. Son armure était criblée de trous, par quelques-uns sortait un sang qui n'était pas celui de ses ennemis.
Le More était livide. Il couvait dans ses yeux une farouche résolution. Ce n'était plus le soumis, le rampant Sarrasin ; c'était un homme fier et intraitable, qui allait s'adresser à son égal.
- Roi don Pedro, dit-il, tu es donc vaincu ?
Don Pedro releva la tête et lut dans les yeux froids du More toute la transfiguration de son caractère.
- Oui, répliqua don Pedro, et pour ne plus m'en relever.
- Tu désespères, fit Mothril, ton Dieu ne vaut donc pas le nôtre. Moi, qui suis vaincu aussi, et blessé, je ne désespère pas, j'ai prié, me voilà fort. Don Pedro baissa la tête avec résignation. – C'est vrai, dit-il, j'avais oublié Dieu.
- Malheureux roi ! tu ne sais pourtant pas le plus grand de tes malheurs. Avec la couronne tu vas perdre la vie.
Don Pedro tressaillit, et lança un regard terrible à Mothril.
- Tu vas m'assassiner ? dit-il.
- Moi ! moi ton ami ! tu deviens fou, roi don Pedro. Tu as bien assez d'ennemis sans moi, et je n'aurais pas besoin, si je voulais ta mort, de tremper mes mains dans ton sang. Lève-toi, et viens regarder avec moi la plaine.
En effet, la plaine se garnissait de lances et de cuirasses, qui, s'enflammant aux rayons du soleil couchant, formaient peu à peu autour de Montiel un cercle de feu de plus en plus resserré.
- Cernés ! nous sommes perdus ! vois-tu bien, don Pedro, dit Mothril. Car ce château, inexpugnable si l'on avait des vivres, ne peut nourrir la garnison, ni toi-même ; or, on t'enveloppe, on t'a vu... tu es perdu.
Don Pedro ne répondit pas sur-le-champ.
- On m'a vu...Qui m'a vu ?
- Crois tu que ce soit pour prendre Montiel, cette masure, inutile que la bannière du Bègue de Vilaine s'arrête ici et tiens, vois là-bas les pennons du connétable qui arrive ; a-t-il besoin de Montiel, le connétable ? Non, c'est toi qu'on cherche ; oui, c'est toi qu'on veut.
- On ne m'aura pas vivant, dit don Pedro.
Mothril ne répondit rien à son tour. Don Pedro reprit avec ironie :
- Le fidèle ami, l'homme plein d'espoir ! qui n'en a pas même assez pour dire à son roi : Vivez et espérez.
- Je cherche le moyen, dit Mothril, de te faire sortir d'ici.
- Tu me proscris ?
- Je veux sauver ma vie ; je veux ne pas être forcé de tuer dona Aïssa, de peur qu'elle ne tombe au pouvoir des chrétiens.
Le nom d'Aïssa fit monter le rouge au front de don Pedro.
- C'est pour elle, murmura-t-il, que je me suis pris au piège. Sans le désir de la revoir, je courais jusqu'à Tolède. Tolède peut se défendre, elle... on n'y meurt pas de faim. Les Tolédans m'aiment et se font tuer pour moi. Je pouvais sous Tolède donner une dernière bataille, et trouver une mort glorieuse, qui sait, celle de mon ennemi le bâtard d'Alphonse, celle de Henri de Transtamare. Une femme m'a conduit à ma ruine.
- J'eusse aimé mieux te voir a Tolède, dit froidement le More, car j'eusse arrangé tes affaires en ton absence.. et les miennes.
- Au lieu qu'ici tu ne feras rien pour moi, s'écria don Pedro dont la fureur commençait à prendre un libre cours. Eh bien ! misérable, je finirai mes jours ici, soit, mais je t'aurai puni de tes crimes et de ta déloyauté, j'aurai savouré un dernier bonheur. Aïssa, que tu m'as offerte comme un leurre, m'appartiendra cette nuit même.
- Tu te trompes, dit le More avec calme, Aïssa ne t'appartiendra pas...
- Oublies-tu que je commande ici à trois cents guerriers ?
- Oublies-tu que tu ne peux sortir de cette chambre sans ma volonté, que je t'étendrai mort à mes pieds si tu bouges, et que je jetterai ton corps aux soldats du connétable, lesquels accueilleront mon présent avec des transports de joie ?
- Un traître ! murmura don Pedro.
- Fou ! aveugle ! ingrat ! s'écria Mothril, dis donc un sauveur. Tu peux fuir, tu peux tout reprendre avec la liberté, fortune, couronne, renommée ; fuis donc, et sans perdre de temps, n'irrite pas encore Dieu par des débauches, par des exactions, et n'injurie pas le seul ami qui te reste.
- Un ami ! qui me parle ainsi !
- Aimerais-tu mieux qu'il te flattât pour te livrer ?..
- Je me résigne... Que veux-tu faire ?
- Je vais envoyer un héraut à ces Bretons qui te guettent... Ils te croient ici, – détrompons-les. Si nous les voyons perdre l'espoir d'une si riche capture, profitons des moments, évade-toi à la première occasion que te donnera leur négligence. Voyons, as-tu ici un homme dévoué, intelligent, que tu puisses leur envoyer ?
- J'ai Rodrigo Sanatrias, un capitaine qui me doit tout.
- Ce n'est pas une raison. Espère-t-il encore quelque chose de toi ?
Don Pedro sourit avec amertume.
- C'est vrai, dit-il, on n'a d'amis que ceux qui espèrent. Eh bien ! je le ferai espérer.
- A la bonne heure, qu'il vienne !
Mothril, tandis que le roi appelait Sanatrias, fit monter quelques Mores qu'il plaça en surveillance autour de la chambre d'Aïssa.
Don Pedro passa une partie de la nuit à discuter avec l'Espagnol les moyens d'entrer en pourparlers avec l'ennemi. Rodrigo était aussi ingénieux que fidèle ; il comprenait d'ailleurs que le salut de don Pedro faisait le salut de tous, et que, pour avoir le roi vaincu, les vainqueurs sacrifieraient dix mille hommes, démoliraient le rocher, feraient tout périr par le fer et la faim, mais arriveraient à leur but ; Au jour, don Pedro vit avec désespoir les bannières de don Henri de Transtamare.
Pour déranger un roi de sa route et un connétable de ses plans, on était donc assuré de prendre, dans Montiel, autre chose qu'une garnison.
Don Pedro expédia aussitôt Rodrigo Sanatrias, lequel fit sa commission avec l'adresse et le succès que nous avons vus.
Il rapporta au château des nouvelles qui comblèrent de joie tous les prisonniers.
Don Pedro ne cessait de lui demander des détails, il tirait de chacun des inductions favorables ; le départ des troupes du roi et du connétable acheva de lui prouver combien le conseil du More avait été prudent et efficace.
- A présent, dit Mothril, nous n'avons plus à craindre qu'un ennemi ordinaire. Vienne une nuit sombre, et nous sommes sauvés.
Don Pedro ne se possédait plus de joie ; il était devenu affectueux, communicatif avec Mothril.
- Ecoute, lui avait-il dit, je vois que je t'ai mal traité, tu mérites mieux que d'être un ministre de roi déchu. J'épouserai Aïssa, je m'unirai à toi par les liens les plus forts.
Dieu m'a abandonné, j'abandonnerai Dieu. Je me ferai l'adorateur de Mahomet, puisque c'est lui qui me sauve par ta voix. Les Sarrasins m'ont vu à l'oeuvre, ils savent si je suis bon capitaine et vaillant soldat ; je les aiderai à reconquérir l'Espagne, et, s'ils me jugent digne de les commander, je replacerai sur le trône des Castilles un roi mahométan pour faire honte à la Chrétienté qui s'occupe de querelles intestines au lieu de prendre sérieusement l'intérêt de la religion.
Mothril écoutait avec une sombre défiance les promesses dictées par la peur ou par l'enthousiasme.
- Sauve-toi toujours, disait-il, puis nous verrons.
- Je veux, répliqua don Pedro, que tu aies de mes promesses un gage plus assuré que la simple parole. Fais venir Aïssa devant toi, je lui engagerai ma foi, tu écriras mes promesses et je les signerai, nous ferons ensemble une alliance au lieu d'un arrangement.
Don Pedro avait retrouvé, en s'engageant ainsi, toute sa ruse, toute sa force d'autrefois. Il sentait bien qu'en rendant à Mothril l'espoir d'un avenir, il l'empêchait d'abandonner entièrement sa cause, et que sans cet espoir Mothril était homme à le livrer aux ennemis.
De son côté, Mothril avait eu la même pensée ; mais il voyait jour à sauver don Pedro, c'est-à-dire à rallumer une guerre dont tout le fruit serait pour sa cause ; tandis que, don Pedro pris ou mort, les Sarrasins n'avaient plus de prétexte pour entretenir une guerre ruineuse contre des ennemis désormais invincibles.
Don Pedro était un habile capitaine, Mothril le savait bien. Don Pedro connaissait les ressources des Mores, il pouvait, se réconciliant avec les chrétiens, leur faire un mal incalculable.
D'ailleurs, Mothril avait avec lui la solidarité du crime et de l'ambition, liens mystérieux, puissants, dont on ne peut sonder l'étendue et la force.
Il écouta donc favorablement don Pedro et lui dit :
- J'accepte avec reconnaissance vos offres, mon roi, et je vous mettrai en état de les réaliser. Vous voulez voir Aïssa, je vous la montrerai ; seulement, n'alarmez point sa modestie par des discours trop passionnés, songez qu'elle est convalescente à peine d'une maladie cruelle...
- Je songerai à tout, répondit don Pedro.
Mothril alla chercher Aïssa, qui s'inquiétait de ne pas avoir de nouvelles de Mauléon. Les bruits d'armes, les pas des serviteurs et des soldats, lui annonçaient l'imminence du danger, mais avant tout ce qu'elle redoutait, c'était l'arrivée de don Pedro ; et elle ignorait cette arrivée.
Mothril, qui lui avait fait tant de promesses, dut encore lui mentir. Il avait à redouter qu'elle ne trahit devant le roi la scène de la mort de Maria Padilla. Cette entrevue était redoutable, mais il ne pouvait la refuser au roi.
Il avait jusque là évité toute explication ; mais cette fois don Pedro allait interroger, Aïssa allait parler...
- Aïssa, dit-il à la jeune fille, je viens vous annoncer que don Pedro est vaincu, caché dans ce château.
Aïssa pâlit.
- Il veut vous voir et vous parler, ne le lui refusez pas, car il commande ici... d'ailleurs il va partir ce soir... il vaut mieux rester avec lui en bonne intelligence.
Aïssa parut croire aux paroles du More. Cependant une douloureuse agitation l'avertissait qu'un nouveau malheur l'attendait.
- Je ne veux pas parler au roi, dit-elle, ni le voir avant que d'avoir revu le sire de Mauléon que vous m'avez promis d'amener ici vainqueur ou vaincu.
- Mais don Pedro attend...
- Que m'importe !
- Il commande, vous dis-je.
- J'ai un moyen de me soustraire à son autorité ; vous le connaissez bien... Que m'avez-vous promis ?...
- Je tiendrai mes promesses, Aïssa, mais aidez-moi.
- Je n'aiderai personne à tromper.
- C'est bien ; livrez ma tête alors... je suis prêt à la mort.
Cette menace avait toujours son effet sur Aïssa. Habituée aux façons expéditives de la justice arabe, elle savait qu'un geste du maître fait tomber une tête ; elle pouvait croire celle de Mothril fort compromise.
- Que me dira le roi ? demanda-t-elle, et comment me parlera-t-il ?
- En ma présence...
- Ce n'est pas assez ; je veux qu'il y ait du monde présent à l'entretien.
- Je vous le promets.
- Je veux en être sûre.
- Comment ?
- Cette chambre où nous sommes donne sur la plate-forme du château. Garnissez d'hommes cette plate-forme ; que mes femmes m'accompagnent. Ma litière étant amenée là, j'écouterai ce que me dira le roi.
- Il sera fait comme vous désirez, dona Aïssa.
- Maintenant, que me dira don Pedro ?
- Il vous proposera de vous épouser.
Aïssa fit un geste violent de dénégation.
- Je le sais bien, interrompit Mothril ; mais laissez-le dire... Songez que ce soir il part.
- Mais je ne répondrai pas.
- Vous répondrez avec courtoisie, au contraire, Aïssa... Voyez tous ces hommes d'armes, Espagnols et Bretons, qui entourent le château ; ces gens doivent nous prendre par la violence et nous mettre à mort s'ils trouvent le roi avec nous. Laissons partir don Pedro pour nous sauver.
- Mais le sire de Mauléon ?
- Il ne pourrait nous sauver si don Pedro était là.
Aïssa interrompit Mothril.
- Vous mentez, dit-elle, et vous ne pouvez même me flatter de le réunir à moi. Où est-il ? que fait-il ? vit-il ?
A ce moment Musaron, par ordre de son maître, élevait en l'air la bannière bien connue d'Aïssa.
La jeune fille aperçut ce signal chéri. Elle joignit les mains avec extase et s'écria :
- Il me voit ! il m'entend... Pardonnez-moi, Mothril, je vous avais soupçonné à tort... Allez donc dire au roi que je vous suis.
Mothril tourna les yeux sur la plaine, vit l'étendard, le reconnut, pâlit et balbutia :
- J'y vais.
Puis avec fureur :
- Chrétien maudit ! s'écria-t-il dès qu'Aïssa ne put l'entendre, tu me poursuivras donc toujours ! Oh ! je t'échapperai.

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