Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LXXVIII
La résolution du More.

Toute cette scène, si terrible, si rapide, avait été vue du château de Montiel, grâce à l'écartement des rideaux de la tente et à l'agitation des principaux acteurs.
On a vu que dans l'entrevue d'Agénor et de Mothril, ce dernier, tout en écoutant les propositions du parlementaire, regardait fréquemment du côté de la plaine, où quelque chose semblait attirer son attention.
Agénor essayait de lui faire croire que les Bretons ignoraient les noms des fugitifs de la nuit, il lui faisait croire aussi que les fugitifs n'avaient pu être pris. Cette nouvelle rassurait Mothril sur le sort de don Pedro, car l'obscurité de la nuit avait dû empêcher les gens du château de voir les résultats de l'évasion, et les Bretons avaient observé de garder le plus profond silence en faisant la capture.
Mothril devait donc croire don Pedro en sûreté.
Aussi commença-t-il par dédaigner les propositions de Mauléon. Mais en regardant vers la plaine il vit trois chevaux errants dans les bruyères, et reconnut à n'en pas douter, parmi eux, lui dont le regard était si sûr, le cheval blanc et fou de don Pedro, ce noble animal qui avait ramené son maître du champ de bataille de Montiel, et devait l'emporter comme la foudre hors de la portée de ses ennemis.
Les Bretons, dans leur ivresse, avaient saisi les cavaliers et oublié les chevaux, qui, se voyant libres et d'ailleurs effrayés par la précipitation des agresseurs, avaient fui hors des retranchements et gagné la campagne.
Tout le reste de la nuit ils avaient erré, broutant et se jouant ; mais au jour, l'instinct, la fidélité peut-être, les avaient ramenés près du château, c'est là que Mothril les aperçut.
Ils n'avaient pas repris le chemin circulaire par lequel ils étaient partis ; en sorte que le ravin se trouvait entre le château et eux, ravin profond, abrupte, qui les arrêtait.
Cachés par les saillies des rochers, ils regardaient de temps en temps Montiel, puis se remettaient à paître dans les anfractuosités les mousses et les madronios résineux dont la baie ressemble à la fraise par la couleur et le parfum.
Quand Mothril aperçut ces animaux, il pâlit et conçut des doutes sur la véracité d'Agénor. C'est alors qu'il se mit à discuter les conditions, et à se faire promettre la vie pour lui-même.
Puis tout à coup la scène de la tente lui apparut dans son horreur. Il reconnut le lion d'or de Henri de Transtamare, la chevelure ardente de don Pedro, son geste énergique et sa vigueur ; il reconnut sa voix quand le dernier cri, le cri de mort, s'échappa strident et désespéré de sa gorge coupée.
Alors il eût voulu pouvoir tenir Agénor pour s'en faire un otage ou pour le déchirer lambeau par lambeau ; alors il désespéra. Alors, voyant qu'on massacrait don Pedro, et ne connaissant ni la cause ni la suite de la discussion, il se dit qu'il était bien perdu, lui, l'instigateur du roi assassiné.
Dès ce moment il comprit toute la tactique d'Agénor.
Celui-ci lui promettait la vie pour le laisser massacrer à la sortie de Montiel, et pour avoir librement, indéfiniment, Aïssa.
- Il est possible que je meure, se dit le More ; toutefois, je tâcherai de vivre, – mais quant à la jeune fille, chrétien maudit, tu ne l'auras pas, ou tu l'auras morte avec moi.
Il convint avec Rodrigo de taire la mort de don Pedro, que seuls ils avaient vue, et fit assembler les officiers de Montiel.
Tous furent d'avis qu'il fallait se rendre.
Mothril essaya vainement de persuader à ces hommes que la mort valait mieux que la discrétion des vainqueurs.
Rodrigo lui-même combattit son dessein.
- On en voulait à don Pedro, dit-il, à d'autres grands peut-être ; mais nous, qu'on a fait épargner dans le combat, nous qui sommes Espagnols comme don Henri, pourquoi nous massacrerait-on, quand la parole du connétable nous garantit. Nous ne sommes point Sarrasins ni Mores, et nous invoquons le même Dieu que nos vainqueurs.
Mothril vit bien que tout était fini avec la résignation de ses compatriotes ; il baissa la tête et s'enferma seul dans le cercle d'une immuable, d'une terrible résolution.
Rodrigo fit proclamer que la garnison allait se rendre sur-le-champ. Mothril obtint que la capitulation n'aurait lieu que vers le soir.
On obtempéra une dernière fois à son désir.
Ce fut alors que le parlementaire vint proposer à Duguesclin huit heures du soir pour la reddition de la place.
Mothril se renferma dans les appartements du gouverneur pour se mettre en prières, disait-il à Rodrigo.
- Vous ferez, lui dit-il, sortir la garnison à l'heure convenue, c'est-à-dire à la nuit, les soldats d'abord, puis les bas officiers puis les officiers et vous même ; je partirai le dernier avec dona Aïssa.
Mothril demeuré seul alla ouvrir la porte de la chambre d'Aïssa.
- Vous voyez, mon enfant, lui dit-il, que tout succède à nos voeux. Don Pedro est non seulement parti, il est mort.
- Mort ! s'écria la jeune fille avec une expression d'horreur qui contenait cependant un reste de doute.
- Tenez, dit flegmatiquement Mothril, venez voir.
- Oh ! murmura Aïssa, partagée entre l'effroi et le désir de savoir la vérité.
- N'hésitez pas, ne vous faites pas traîner ainsi, Aïssa ; je veux que vous voyiez comment les chrétiens traitent leurs ennemis vaincus et prisonniers, ces chrétiens que vous aimez tant !
Il attira la jeune fille hors de la chambre sur la plate-forme, et lui montra la tente du Bègue de Vilaine avec le cadavre encore étendu.
Au moment où Aïssa, muette et pâle, considérait cet affreux spectacle, un homme s'agenouilla près du corps, et d'un coup de couperet breton, en sépara la tête.
Aïssa poussa un grand cri et tomba presque évanouie dans les bras de Mothril.
Celui-ci l'emporta chez elle, et s'agenouillant au pied du lit sur lequel Aïssa reposait :
- Enfant, dit-il, tu vois, tu sais ! le sort qui a frappé don Pedro m'attend. Les chrétiens m'ont fait offrir une capitulation et la vie sauve ; mais ils avaient aussi promis la vie à don Pedro. Voilà comme ils ont tenu leur parole ! Tu es jeune et sans expérience mais ton coeur est pur, ton sens droit, conseille-moi, je t'en prie.
- Moi, vous conseiller...
- Tu connais un chrétien, toi...
- Et un chrétien, s'écria Aïssa, qui ne manquera pas à sa parole, et qui vous sauvera, parce qu'il m'aime.
- Tu crois ? fit Mothril en secouant sinistrement la tête.
- J'en suis sûre, ajouta la jeune fille avec l'enthousiasme de l'amour.
- Enfant ! dit Mothril, quelle autorité a-t-il parmi les siens ? C'est un simple chevalier, et il y a au-dessus de lui des capitaines, des généraux, un connétable, un roi ! Que lui veuille pardonner, j'y consens ; les autres sont implacables, on nous tuera !...
- Moi !... s'écria la jeune fille dans un mouvement d'égoïsme qu'elle ne put réprimer, et qui montra au More le fond de l'âme d'Aïssa, c'est-à-dire le fond du péril, et la nécessité d'une résolution prompte.
- Non, dit-il, vous, vous êtes une jeune fille belle et désirable. Ces capitaines, ces généraux, ce connétable, ce roi, vous pardonneront dans l'espoir de mériter un sourire ou une récompense plus flatteuse encore ! Oh ! Français et Espagnols sont galants ! ajouta-t-il avec un rire funèbre...
Mais moi ! moi, je ne suis qu'un homme dangereux pour eux, ils me sacrifieront...
- Je vous dis qu'Agénor est là, qu'il défendra mon honneur aux dépens de sa vie.
- Et s'il mourait, que deviendriez-vous ?
- J'ai la mort pour refuge...
- Oh ! je vois la mort avec moins de résignation que vous, Aïssa, parce que j'en suis plus près.
- Je vous jure que je vous sauverai.
- Sur quoi me jurez-vous ?
- Sur ma vie... D'ailleurs, vous vous abusez, je vous le répète, Mothril, sur l'influence que peut avoir Agénor. Le roi l'aime ; il est bon serviteur du connétable ; on lui a confié une importante mission, vous savez... à Soria.
- Oui, et vous le savez aussi, Aïssa, à ce qu'il paraît, dit le More avec un regard chargé d'une sombre jalousie.
Aïssa rougit de pudeur et de crainte, se rappelant que Soria pour elle était un nom d'amour et d'ineffables délices.
Puis elle reprit :
- Mon chevalier nous sauvera donc tous deux. Je lui ferai, s'il le faut, cette condition...
- Ecoutez-moi donc, enfant, s'écria le More impatient de voir cette obstination amoureuse embarrasser chaque pas de la route où il voulait se précipiter, Agénor est si peu capable de nous sauver nous-mêmes, qu'il est venu ici tout à l'heure.
- Il est venu ! dit Aïssa... ici ! vous ne m'avez pas avertie !...
- Pour éveiller tous les yeux sur votre amour... Vous oubliez votre dignité, jeune fille ! Il est venu, dis-je, me supplier de trouver un moyen de vous soustraire aux outrages des chrétiens. A ce prix il me promettait de me défendre.
- Des outrages ! à moi ! à moi, qui me ferai chrétienne !
Mothril poussa un cri de rage aussitôt réprimé par l'impérieuse nécessité.
- Comment ferai-je ? continua Mothril ; conseillez-moi : le temps presse. Ce soir, la place est livrée aux chrétiens ; ce soir, je serai mort, et vous appartiendrez comme une part de butin aux chefs des Infidèles.
- Qu'a donc dit Agénor, enfin ?
- Il a proposé un moyen terrible, qui vous prouvera combien le danger est grand.
- Un moyen de salut ?
- Un moyen d'évasion.
- Dites.
- Regardez par cette fenêtre. Vous voyez que de ce côté le roc de Montiel est taillé à pic, impraticable, et descend au fond du ravin de telle façon que la surveillance sur ce point serait superflue, car les oiseaux seuls en volant ou les couleuvres en rampant peuvent descendre ou monter le long des roches. D'ailleurs, depuis qu'ils ne guettent plus don Pedro, les Français ont totalement abandonné ce point.
Aïssa plongea son regard avec effroi dans le gouffre déjà teint de noir par les approches de la nuit.
- Eh bien ? dit-elle.
- Eh bien ! le Franc m'a conseillé d'attacher une corde aux barreaux de cette grille, de la laisser pendre dans le ravin... comme nous voulions le faire pour don Pedro, et comme il l'eût fait sans le besoin qu'il avait de trouver en bas un cheval ; il m'a conseillé de m'attacher, avec vous dans mes bras, aux noeuds de cette corde, et de gagner le ravin, tandis que l'armée des chrétiens serait occupée aux portes du château à relever la garnison, qui défilera sans armes vers huit heures du soir.
Aïssa, l'oeil en feu, les lèvres frémissantes, écouta le More, et alla une seconde fois regarder l'abîme béant.
- C'est lui qui a donné ce conseil ? dit-elle.
- Quand vous serez descendus, a-t-il ajouté, continua Mothril, vous me trouverez vous attendant ; je vous faciliterai les moyens de fuir...
- Quoi ! il nous abandonnera ! il me laissera seule avec vous !...
Mothril pâlit.
- Non pas, dit-il. Voyez-vous les trois chevaux qui broutent les jaras et les madronios sur l'autre versant du ravin.
- Oui, oui, je les vois.
- Le Franc a déjà tenu la moitié de sa promesse. Il a envoyé ses chevaux pour nous attendre... Comptez-les, Aïssa.
- Il y en a trois.
- Combien fuirons-nous donc alors ?
- Oh ! oui, oui, s'écria-t-elle, vous, moi, lui !... Oh ! Mothril ! oh ! pour fuir avec lui ! j'irais dans un gouffre de flammes... Nous partirons.
- Vous n'aurez pas d'effroi ?
- Puisqu'il m'attend !
- Tenez-vous donc prête alors sitôt que les tambours et les trompettes annonceront le mouvement de la garnison...
- La corde ?...
- La voici... Elle supporterait un poids trois fois plus fort que le nôtre ; et quant à sa longueur, je
'ai mesurée en laissant tomber une balle de plomb au bout d'un fil dans le ravin. Vous serez courageuse et forte, Aïssa ?
- Comme si j'allais à la fête de mes noces avec mon chevalier, répondit la jeune fille ivre de joie.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente