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Chapitre IX
Comment le bâtard de Mauléon reçut le billet qu'il était venu chercher.

Les premières ombres de la nuit descendaient grises et lugubres sur le palais désolé. Don Pedro était assis, sombre et inquiet, dans les appartements inférieurs où il s'était réfugié, n'osant rester dans l'appartement voisin de la chambre où gisait le cadavre de son frère. Près de lui, Maria Padilla pleurait.
- Pourquoi pleurez-vous, madame ? dit tout à coup le roi avec aigreur. N'avez-vous donc pas ce que vous avez tant désiré ? Vous m'avez demandé la mort de votre ennemi, vous devez être satisfaite, votre ennemi n'est plus.
- Sire, dit Maria, j'ai peut-être, dans un moment d'orgueil féminin, dans un élan de colère insensée, désiré cette mort, Dieu me pardonne si ce désir est jamais entré dans mon coeur ! mais je crois pouvoir répondre que je ne l'ai jamais demandée.
- Ah ! voilà bien les femmes ! s'écria don Pedro : ardentes dans leurs désirs, timides dans leurs résolutions ; elles veulent toujours, elles n'osent jamais ; puis, quand un autre est assez fou pour avoir obéi à leur pensée, elles nient que cette pensée elles l'aient jamais eue.
- Sire, au nom du ciel ! dit Maria, ne me dites jamais que c'est à moi que vous avez sacrifié le grand-maître ; ce serait mon tourment dans cette vie ; ce serait mon remords dans l'autre... Non, dites-moi ce qui est vrai ; dites- moi que vous l'avez sacrifié à votre honneur. Je ne veux pas, entendez-vous bien, je veux pas que vous me quittiez sans me dire que ce n'est pas moi qui vous ai poussé à ce meurtre !...
- Je dirai tout ce que vous voudrez, Maria, répliqua froidement le roi en se levant et en allant au-devant de Mothril, qui venait d'entrer avec les droits d'un ministre et l'assurance d'un favori.
D'abord Maria détourna les yeux pour ne pas voir cet homme, pour lequel la mort du grand-maître, quoique cette mort servît ses intérêts, avait encore redoublé sa haine ; elle alla dans l'embrasure d'une fenêtre, et là, tandis que le roi causait avec le More, elle regarda un chevalier armé de toutes pièces qui, profitant du désordre que l'exécution de don Frédéric venait de jeter dans tout le château, entrait dans la cour, sans que gardes ni sentinelles s'inquiétassent de lui demander où il allait.
Ce chevalier, c'était Agénor, qui se rendait à l'appel que lui avait fait le grand maître, et qui cherchant des yeux les rideaux de pourpre que celui-ci lui avait désignés comme étant ceux de son appartement, disparut à l'angle de la muraille.
Maria Padilla suivit machinalement des yeux, et sans savoir qui il était, le chevalier jusqu'à ce qu'elle l'eût perdu de vue. Alors revenant de l'extérieur à l'intérieur, elle reporta son regard sur le roi et sur Mothril.
Le roi parlait vivement. A ses gestes énergiques on comprenait qu'il donnait des ordres terribles. Un éclair traversa l'esprit de dona Maria ; avec cette rapide intuition familière aux femmes elle devina ce dont il était question.
Elle s'avança vers don Pedro au moment où celui-ci faisait signe à Mothril de se retirer.
- Seigneur, dit-elle, vous ne donnerez pas deux ordres pareils dans le même jour.
- Vous avez donc entendu ? s'écria le roi en pâlissant.
- Non, mais j'ai deviné. Oh ! sire, sire, continua Maria en tombant à genoux devant le roi : bien souvent je me suis plainte d'elle, bien souvent je vous ai excité contre elle, mais ne la tuez pas, sire, ne la tuez pas, car après l'avoir tuée vous me direz aussi comme vous me l'avez dit à propos de don Frédéric, que c'est parce que je vous demandais sa mort que vous l'avez tuée.
- Maria, dit le roi d'un air sombre, relevez-vous, ne priez pas, c'est inutile, tout était décidé d'avance. Il fallait ne pas commencer, ou maintenant il faut finir ; – la mort de l'un entraîne la mort de l'autre. Si je ne frappais que don Frédéric, c'est pour le coup qu'on penserait que don Frédéric a, non pas expié un crime, mais a été sacrifié à une vengeance particulière.
Dona Maria regarda le roi avec effroi ; on eût dit le voyageur qui s'arrête épouvanté devant un abîme.
- Oh ! tout cela retombera sur moi, dit-elle, sur moi et sur mes enfants ; on dira que c'est moi qui vous ai poussé à ce double meurtre, et cependant vous le voyez, mon Dieu ! ajouta-t-elle en se traînant à ses pieds, je le prie, je le supplie de ne pas me faire un spectre de cette femme.
- Non, car je proclamerais tout, ma honte et leur crime ; non, car je montrerais la lettre de don Frédéric à sa belle-soeur.
- Mais, s'écria dona Maria, vous ne trouverez jamais un Espagnol qui portera la main sur sa reine.
- Aussi j'ai choisi un More, répondit impassiblement don Pedro. A quoi bon les Mores, si on ne leur faisait pas faire ce que refuseraient les Espagnols ?
- Oh ! je voulais m'en aller ce matin, s'écria dona Padilla, pourquoi suis-je restée ! mais il est encore temps ce soir, laissez-moi quitter ce palais-ci ; ma maison vous est ouverte à toute heure du jour et de la nuit, vous me viendrez voir dans ma maison.
- Faites ce que vous voudrez, madame, dit don Pedro, à qui, par un étrange revirement de souvenir, apparaissait en ce moment l'image de la belle Moresque du kiosque, avec son sommeil voluptueux, et ses femmes aux grands éventails veillant sur ce sommeil. – Faites ce que vous voudrez. Je suis las de vous entendre toujours dire que vous partez, sans vous voir partir jamais.
- Mon Dieu ! dit Maria Padilla, vous êtes témoin que je sors d'ici parce que, n'ayant point demandé la mort de don Frédéric, je demande inutilement la vie de la reine Blanche.
Et avant que le roi don Pedro eût pu s'opposer à cette action, elle ouvrit rapidement la porte et s'apprêta à sortir ; mais en ce moment un grand bruit retentissait dans le palais ; on voyait fuir des gens en proie à une terreur insensée ; on entendait des cris dont on ne pouvait comprendre la cause ; le vertige aux vastes ailes semblait planer au-dessus du palais.
- Ecoutez ! dit Maria, écoutez !
- Que se passe-t-il donc ? dit don Pedro en se rapprochant de l'Espagnole, et que veut dire tout ceci ? Répondez, Mothril, continua-t-il en s'adressant au More qui, debout de l'autre côté du vestibule, pâle et les yeux fixés sur un objet que ne pouvait voir don Pedro, demeurait immobile, une main sur son poignard, essuyant de l'autre la sueur qui coulait sur son front.
- Affreux ! affreux ! répétèrent toutes les voix.
Don Pedro, impatient, fit un pas en avant, et en effet un spectacle horrible vint à son tour frapper ses regard. Au haut de l'escalier aux larges dalles on vit apparaître le chien de don Frédéric, hérissé comme un lion, sanglant et terrible ; il tenait dans sa gueule la tête de son maître qu'il attirait doucement sur le marbre par ses longs cheveux. Devant lui fuyaient, en poussant les cris que don Pedro avait entendus, tous les serviteurs, tous les gardes du palais. Tout brave, tout téméraire, tout insensible qu'il fût, don Pedro essaya de fuir ; mais ses pieds, comme ceux du More, semblaient cloués au plancher. Le chien descendait toujours, laissant une large trace rouge derrière lui. En arrivant entre don Pedro et Mothril, comme s'il eût reconnu en eux les deux assassins, il déposa la tête à terre et poussa un hurlement si lamentable qu'il fit tomber évanouie la favorite et frissonner le roi, comme si l'ange de la mort l'eût touché de son aile ; puis il reprit son précieux fardeau, et disparut dans la cour.
Un homme encore avait entendu le hurlement du chien et avait frissonné à ce hurlement ; cet homme, c'était le chevalier armé de toutes pièces que dona Maria avait vu entrer dans l'alcazar et qui, en bon chrétien, aussi superstitieux au moins qu'un More, se signa au bruit de ce hurlement, priant Dieu d'écarter de lui toute mauvaise rencontre.
Alors cette même nuée de serviteurs effarés s'enfuyant, se heurtant, se renversant, vint à son tour le frapper d'une stupeur qui ressemblait à de l'effroi. Le digne chevalier s'appuya contre un platane, et, la main sur son poignard, vit défiler cette rapide procession d'ombres pâles ; enfin il aperçut le chien, et le chien l'aperçut.
Le chien vint droit à lui, guidé par cet instinct subtil qui lui faisait reconnaître dans le chevalier l'ami de son maître.
Agénor était saisi d'horreur. Cette tête sanglante, ce chien semblable à un loup qui emporte sa proie, ce monde de serviteurs fuyant avec des visages pâles et des cris étranglés, tout lui représentait un de ces rêves affreux comme en font les malades dévorés par la fièvre.
Le chien continua de s'approcher avec une joie douloureuse, et vint déposer à ses pieds la tête souillée de poussière ; puis il éleva aux voûtes le hurlement le plus funèbre et le plus perçant qu'il eût encore poussé. Un instant immobile d'effroi, Agénor crut que le coeur allait lui manquer ; enfin, devinant une partie de ce qui venait de se passer, il se baissa, écarta avec ses mains les beaux cheveux, et reconnut, quoique noyés dans les ombres de la mort, les yeux calmes et doux de son ami. Sa bouche était sereine comme lorsqu'il vivait, et l'on eût dit que le sourire qui lui était habituel se faisait jour encore sur ses lèvres violettes. Agénor tomba agenouillé, et de grosses larmes silencieuses roulèrent de ses yeux sur ses joues. Il voulut prendre cette tête pour lui rendre les derniers devoirs, et seulement alors il s'aperçut que les dents du malheureux grand-maître tenaient serré un petit rouleau de parchemin ; il les sépara avec son poignard, déroula le parchemin, et lut avidement ce qui suit :

« Ami, nos pressentiments funestes ne nous avaient pas trompés, mon frère me tue. Préviens la reine Blanche : elle aussi est menacée. Tu as mon secret ; garde mon souvenir. »

- Oui, seigneur, dit le chevalier ; oui, j'exécuterai religieusement tes dernières volontés !... Mais comment sortir d'ici ?... Je ne sais plus par où je suis entré...Ma tête se perd ; je n'ai plus de mémoire, et ma main est si tremblante, que mon poignard, que je ne puis remettre au fourreau, va m'échapper.
En effet, le chevalier se releva pâle, frissonnant, presque fou, marchant devant lui sans voir, se heurtant aux colonnes de marbre, étendant les mains devant lui comme un homme ivre qui craint de se briser le front. Enfin, il se trouva dans un magnifique jardin tout planté d'orangers, de grenadiers et de lauriers-roses, des gerbes d'eau pareilles à des cascades d'argent jaillissaient dans des vasques de porphyre. Il courut à l'un de ces bassins, but avidement, rafraîchit son front en le trempant dans l'eau glacée, et chercha à s'orienter ; alors, une faible lumière aperçue à travers les arbres attira son regard et le guida. Il courut à elle, une forme blanche appuyée aux trèfles d'un balcon le reconnut, poussa un soupir et murmura son nom. Agénor leva la tête, vit une femme qui lui tendait les bras. Aïssa, Aïssa, s'écria-t-il à son tour, et du jardin il passa près de la Moresque. La jeune fille lui tendit les bras avec une profonde expression d'amour, puis se reculant tout d'un coup avec inquiétude :
- Oh ! mon Dieu ! Français, es-tu blessé ?
En effet, Agénor avait les mains sanglantes ; mais au lieu de lui répondre, au lieu de lui donner une explication trop longue, il posa une de ses mains sur son bras, et lui montra de l'autre le chien qui l'avait suivi. A cette terrible apparition, la jeune fille poussa un cri à son tour ; Mothril, qui rentrait chez lui, entendit ce cri. On entendit sa voix qui demandait des flambeaux ; on entendit ses pas et ceux ses serviteurs qui s'approchaient.
- Fuis, s'écria la jeune fille, fuis ; il te tuerait, et je mourrais aussi ; car je t'aime.
- Aïssa, dit le chevalier, je t'aime aussi : sois-moi fidèle, et tu me reverras.
Puis, serrant la jeune fille sur son coeur, imprimant un baiser sur ses lèvres, il baissa la visière de son casque, tira sa longue épée, sauta par la fenêtre basse, et s'enfuit froissant les branches, écrasant les fleurs ; il arriva bientôt hors du jardin, traversa la cour, s'élança hors de la porte, et, tout étonné qu'on ne fit aucune tentative pour l'arrêter, aperçut de loin Musaron ferme sur sa selle et tenant en main le beau cheval noir que don Frédéric lui avait donné.
Un râle strident accompagnait le chevalier par derrière, il se retourna, et le peu d'empressement des gardes à lui barrer le chemin lui fut expliqué. Le chien, qui n'avait pas voulu abandonner le seul ami qui lui restât, le suivait. Pendant ce temps, Mothril, saisi de frayeur aux cris qu'il avait entendus, se précipitait chez Aïssa. Il trouva la jeune fille pâle et debout près de la fenêtre ; il voulut l'interroger, mais, à ses premières questions, la jeune fille ne répondit que par un sombre silence. Enfin le More se douta de ce qui était arrivé.
- Quelqu'un est entré ici ?... Aïssa, répondez.
- Oui, dit la jeune fille, la tête du frère du roi.
Mothril regarda la jeune fille plus attentivement. Sur sa robe blanche était restée l'empreinte d'une main sanglante.
- Le Français t'a vue ! s'écria Mothril exaspéré.
Mais cette fois Aïssa le regarda d'un oeil fier et ne répondit pas.

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