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Chapitre XV


Paul s'élança dans la chambre voisine, et, comme il y mettait le pied, il entendit son nom répété une troisième fois tout auprès de l'entrée.

Courant alors à la porte, il l'ouvrit avec empressement, et, sur le seuil, il trouva Marguerite, à qui la force avait manqué pour aller plus loin, et qui était tombée à genoux.

– à moi ! à moi ! cria-t-elle avec l'expression de la plus profonde terreur en apercevant Paul, et en se traînant vers lui.

Paul s'élança vers Marguerite et la prit dans ses bras ; elle était pâle et glacée. Il l'emporta dans la première chambre, la déposa sur un fauteuil, retourna fermer la porte, qui était restée ouverte ; puis revenant près d'elle :

– Que craignez-vous ? lui dit-il ; qui vous poursuit, et comment venez-vous à cette heure ?

– Oh ! s'écria Marguerite, à toute heure du jour et de la nuit, j'aurais fui tant que la terre aurait pu me porter ! J'aurais fui jusqu'à ce que je trouvasse un cœur pour y pleurer, un bras pour me défendre ! J'aurais fui !... Paul ! Paul ! mon père est mort.

– Pauvre enfant ! dit Paul en serrant la jeune fille dans ses bras. Pauvre enfant ! qui s'échappe d'une maison mortuaire pour retomber dans une autre ! qui laisse la mort au château et qui la retrouve dans la chaumière !

– Oui, oui, dit Marguerite, se levant, frémissante encore de terreur et se pressant contre Paul. La mort là-bas ! la mort ici ! Mais là-bas on meurt dans le désespoir, tandis qu'ici... ici l'on meurt tranquille. O Paul ! Paul ! oh ! si vous aviez vu ce que j'ai vu !

– Dites-moi cela.

– Vous savez, continua la jeune fille, quelle influence terrible ont eue sur mon père votre voix et votre présence ?

– Je le sais.

– On l'a emporté évanoui et sans parole dans son appartement.

– C'était à votre mère que je parlais, dit Paul ; c'est lui qui a entendu : ce n'est point ma faute.

– Eh bien ! vous comprenez, Paul, puisque vous avez dû tout entendre du cabinet où vous étiez. Mon père, mon pauvre père m'avait reconnue ; et moi, le voyant ainsi, je n'ai pu résister à mon inquiétude ; et, au risque d'irriter ma mère, je suis montée pour le voir une fois encore. La porte était fermée ; je frappai doucement : il était revenu à lui, car j'entendis sa voix affaiblie demandant qui était là.

– Et votre mère ? demanda Paul.

– Ma mère ? dit Marguerite ; elle était absente et l'avait enfermé en sortant, comme elle aurait fait d'un enfant. Mais lorsqu'il eut reconnu ma voix, lorsque je lui eus répondu que j'étais Marguerite, que j'étais sa fille, il me dit de prendre un escalier dérobé, qui, par un cabinet, montait dans sa chambre. Une minute après, j'étais à genoux devant son lit, et il me donnait sa bénédiction ; car il m'a donné sa bénédiction avant de mourir, sa bénédiction paternelle, qui, je l'espère, appellera celle de Dieu.

– Oui, dit Paul, Dieu le pardonnera, sois tranquille. Pleure sur ton père, mon enfant, mais ne pleure plus sur toi, car tu es sauvée !

– Vous n'avez rien entendu encore, Paul ! s'écria Marguerite ; écoutez ! écoutez !

– Parle.

– Voilà qu'en ce moment, comme j'étais agenouillée, comme je baisais sa main, en ce moment j'entendis les pas de ma mère ; elle montait l'escalier ; je reconnus sa voix, et mon père la reconnut aussi, car il m'embrassa une dernière fois, et me fit signe de fuir. J'obéis, mais j'avais la tête si perdue, si troublée, que je me trompai de porte, et qu'au lieu de prendre l'escalier par lequel j'étais venue, je me jetai dans un cabinet sans issue. Je tâtai de tous les côtés, je vis que j'étais enfermée. En ce moment, la porte de la chambre s'ouvrait : je m'arrêtai, retenant mon haleine ; ma mère entra avec le prêtre. Je vous le dis, Paul, elle était plus pâle que celui qui allait mourir.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Paul.

– Le prêtre s'assit au chevet du lit, continua Marguerite se pressant toujours plus effrayée contre Paul. Ma mère se tint debout au pied. Comprenez-vous ? J'étais là, moi, en face de ce spectacle funèbre ! ne pouvant fuir ! Une fille forcée d'entendre la confession de son père ! n'est-ce pas affreux ? dites. Je tombai à genoux, fermant les yeux pour ne pas voir, priant pour ne pas entendre ; et cependant, malgré moi, oh ! bien malgré moi, Paul, je vous le jure ! je vis... et j'entendis... et ce que je vis et entendis ne sortira jamais de ma mémoire. Je vis mon père, retrouvant dans ses souvenirs une force fiévreuse, se soulever sur son lit, la pâleur de la mort empreinte sur son visage. Je l'entendis !... je l'entendis prononcer les mots de duel, d'adultère et d'assassinat !... et à chacun de ces mots, je vis ma mère plus pâle, toujours plus pâle, et je l'entendis, haussant la voix pour couvrir la voix du mourant, et disant au prêtre : « Ne le croyez pas ! ne le croyez pas, mon père !... il ment ! ou plutôt... c'est un fou, c'est un insensé ! ne le croyez pas ! Paul, c'était un spectacle horrible, sacrilège, impie !... Une sueur froide me passa sur le front, et je m'évanouis. »

– Justice du ciel ! s'écria Paul.

– Je ne sais combien de temps je restai sans connaissance. Lorsque je revins à moi, la chambre était silencieuse comme une tombe. Ma mère et le prêtre avaient disparu, et deux cierges brûlaient près de mon père. J'ouvris la porte, Je jetai les yeux sur le lit, et il me sembla, sous le drap qui le recouvrait tout entier, voir se dessiner la forme raidie d'un cadavre. Je devinai que tout était fini ! Je restai immobile, partagée entre la crainte funèbre que me causait cette vue, et le désir pieux de soulever le drap et de baiser une fois encore, avant qu'on le scellât dans le cercueil, le front vénérable de mon père. Enfin, la crainte l'emporta ; une terreur glaçante, invincible, mortelle, me poussa hors de l'appartement ; je descendis l'escalier, je ne sais comment, sans en toucher une marche, je crois ; je traversai des chambres, des galeries, et enfin je sentis à la fraîcheur de l'air que j'étais dehors. Je courais comme une folle. Je me rappelai que vous m'aviez dit que vous seriez ici. Un instinct, dites-moi lequel, car je ne le connais pas moi-même, me poussait de ce côté. Il me semblait que j'étais poursuivie par des ombres, par des fantômes. Au détour d'une allée... étais-je insensée ?... Je crois voir ma mère...tout en noir... marchant sans bruit comme un spectre. Oh ! alors, alors... la terreur me donna des ailes. Je courus d'abord sans suivre de chemin ; puis les forces me manquèrent, et c'est alors que vous avez entendu mes cris. Je fis encore quelques pas, et je tombai près de cette porte ; si elle ne s'était pas ouverte, oh ! oui, j'expirais sur la place, car j'étais tellement troublée, qu'il me semblait toujours... Silence ! murmura tout à coup Marguerite ; silence !... entendez-vous ?

– Oui, dit Paul soufflant la lampe ; oui, oui, des pas !...

Je les entends comme vous.

– Regardez... regardez !... continua Marguerite s'enveloppant dans les rideaux de la fenêtre, et y cachant Paul avec elle, regardez !... je ne m'étais pas trompée. C'était elle.

En effet, en ce moment la porte de la maison s'ouvrit, et la marquise, vêtue de noir, pâle comme une ombre, entra lentement, tira la porte derrière elle, la ferma à la clef ; et, sans voir Paul ni Marguerite, traversa la première chambre, et entra dans la seconde, où était couché le vieillard. Elle s'avança alors vers le lit d'Achard comme elle s'était avancée vers le lit du marquis. Seulement, cette fois, elle n'avait pas de prêtre avec elle.

– Qui va là ? dit Achard, ouvrant un des rideaux de son lit.

– Moi ! répondit la marquise en tirant l'autre.

– Vous, madame ! s'écria le vieux serviteur avec effroi. Que venez vous faire au lit d'un mourant ?

– Je viens lui proposer un marché.

– Pour prendre son âme, n'est-ce pas ?

– Pour la sauver, au contraire. Achard, tu n'as plus besoin que d'une chose en ce monde, continua la marquise en se baissant sur le lit du moribond, c'est d'un prêtre.

– Vous m'avez refusé celui du château.

– Dans cinq minutes, dit la marquise, il sera ici, si tu le veux !...

– Faites-le donc venir alors, répondit le vieillard ; mais, croyez-moi, ne perdez pas de temps...hâtez-vous !...

– Mais... si je te donne la paix du ciel, reprit la marquise, me donneras-tu la paix de la terre, toi ?

– Que puis-je pour vous ? murmura le mourant, fermant les yeux pour ne pas voir cette femme dont le regard le glaçait.

– Tu as besoin d'un prêtre pour mourir...tu sais ce dont j'ai besoin pour vivre...

– Vous voulez me fermer le ciel par un parjure !

– Je veux te l'ouvrir par un pardon.

– Ce pardon... je l'ai reçu...

– Et de qui ?...

– De celui qui seul peut-être avait le droit de me le donner.

– Morlaix est-il descendu du ciel ? demanda la marquise

– Non, répondit le vieillard ; mais avez-vous oublié, madame, qu'il avait laissé un fils sur la terre ?

– Tu l'as donc aussi vu, toi ? s'écria la marquise.

– Oui, répondit Achard.

– Et tu lui as tout dit...

– Tout !

– Et les papiers qui constatent sa naissance ? demanda la marquise avec anxiété.

– Le marquis n'était pas mort. Les papiers sont là.

– Achard, s'écria la marquise tombant à genoux devant le lit, Achard, tu auras pitié de moi !

– Vous à genoux devant moi, madame !

– Oui, vieillard, dit la marquise suppliante, oui, je suis à genoux devant toi, et je te prie, et je t'implore, car tu tiens entre tes mains l'honneur d'une des plus vieilles familles de France, ma vie passée, ma vie à venir !... Ces papiers, c'est mon cœur, c'est mon âme, c'est plus que tout cela, c'est mon nom ! le nom de mes aïeux, le nom de mes enfants ; et tu sais ce que j'ai souffert pour garder ce nom sans tache ! Crois-tu que je n'avais pas au cœur, comme les autres femmes, des sentiments d'amante, d'épouse et de mère ! Eh bien ! je les ai étouffés tous les uns après les autres, et la lutte a été longue. J'ai vingt ans de moins que toi, vieillard ; je suis pleine de vie, et tu vas mourir. Eh bien ! regarde mes cheveux : ils sont plus blancs que les tiens !

– Que dit-elle ? murmura Marguerite, qui s'était approchée de manière à ce que son regard pût plonger d'une chambre dans l'autre. Oh ! mon Dieu !

– écoute, écoute, enfant, répondit Paul ; c'est le Seigneur qui permet que tout soit révélé de cette manière !...

– Oui, oui, murmura Achard s'affaiblissant ; oui, vous avez douté de la bonté de Dieu ; vous avez oublié qu'il avait pardonné à la femme adultère.

– Oui, mais lorsqu'ils rencontrèrent le Christ, les hommes allaient la lapider en attendant !... Les hommes qui, depuis vingt générations, se sont habitués à respecter mon nom et à honorer ma famille, et qui, s'ils apprenaient ce qui, Dieu merci ! leur a été caché jusqu'à présent, n'auraient plus pour lui que du mépris et de la honte ! Oh ! oui... Dieu... j'ai tant souffert qu'il me pardonnera ; mais les hommes... les hommes sont implacables, ils ne pardonnent pas, eux ! D'ailleurs, suis-je seule exposée à leurs injures ? Aux deux côtés de ma croix n'ai-je pas mes deux enfants, dont l'autre est l'aîné !... L'autre, c'est mon enfant, je le sais bien, comme Emmanuel, comme Marguerite ; mais ai-je le droit de le leur donner pour frère ?... Oublies-tu qu'aux yeux de la loi, il est le fils du marquis d'Auray ? oublies-tu qu'il est le premier-né, le chef de la famille ? oublies-tu que, pour que tout lui appartienne, titre et fortune, il n'a qu'à invoquer cette loi ? Et alors, que reste-t-il à Emmanuel ? une croix de Malte ! Que reste-t-il à Marguerite ? un couvent !

– Oh ! oui, oui, dit Marguerite à demi-voix et tendant les bras vers la marquise ; oui, un couvent où je puisse prier pour vous, ma mère.

– Silence ! silence ! lui dit Paul.

– Oh ! vous ne le connaissez pas, madame, murmure le mourant d'une voix qui allait s'affaiblissant toujours.

– Non, mais je connais l'humanité, répondit la marquise. Il peut retrouver un nom, lui qui n'a pas de nom ; une fortune, lui qui n'a pas de fortune ; et tu crois qu'il renoncera à cette fortune et à son nom ?

– Si vous le lui demandez.

– Et de quel droit le lui demanderais-je ? continua la marquise. De quel droit le prierais-je de m'épargner, d'épargner Emmanuel, d'épargner Marguerite ? Il dira : « Je ne vous connais pas, madame, je ne vous ai jamais vue ! Vous êtes ma mère, voilà tout ce que je sais. »

– En son nom, balbutia Achard, dont la mort commençait à glacer la langue, en son nom, madame, je m'engage... je jure... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

La marquise se souleva, suivant sur le visage du moribond les progrès de l'agonie.

– Tu t'engages !... tu jures !... dit-elle. Est-il là pour ratifier l'engagement, lui ? Tu t'engages !... tu jures !... Ah ! et sur ta parole tu veux que je joue les années qu'il me reste à vivre contre les minutes qui te restent à mourir ! Je t'ai prié, je t'ai imploré ; une dernière fois je prie et j'implore : rends-moi ces papiers !

– Ces papiers sont à lui.

– Il me les faut, te dis-je ! continua la marquise prenant de la force à mesure que le mourant s'affaiblissait.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! murmura Achard.

– Nul ne peut venir, reprit la marquise. Cette clef ne te quitte jamais, m'as-tu dit ?...

– L'arracherez-vous des mains d'un mourant ?

– Non, répondit la marquise, j'attendrai.

– Laissez-moi mourir en paix ! s'écria le moribond arrachant le crucifix de son chevet, et le levant entre lui et la marquise. Sortez ! sortez ! au nom du Christ !...

La marquise tomba à genoux, courbant la tête jusqu'à terre.

Quant au vieillard, il resta un instant dans cette posture terrible ; puis peu à peu ses forces l'abandonnèrent ! il retomba sur le lit, mettant ses bras en croix et appuyant l'image du Sauveur sur sa poitrine.

La marquise prit le bas des rideaux du lit, et, sans relever la tête, elle les croisa de manière à ce qu'ils renfermassent l'agonie du mourant.

– Horreur ! horreur ! murmura Marguerite.

– à genoux et prions ! dit Paul.

Alors il y eut un moment solennel et terrible, qui n'était interrompu que par les derniers râles du moribond ; puis ces râles s'affaiblirent et cessèrent. Tout était fini : le vieillard était mort.

La marquise releva lentement la tête, écouta quelques minutes avec anxiété, puis introduisant, sans les ouvrir, la main à travers les rideaux, après quelques efforts elle la retira tenant la clef. Elle se leva alors en silence, et, la tête retournée du côté du lit, marcha vers l'armoire. Mais au moment où elle allait mettre la clef dans la serrure, Paul, qui suivait tous ses mouvements, s'élança dans la chambre, et lui saisissant le bras :

– Donnez-moi cette clef, ma mère ! lui dit-il, car le marquis est mort, et ces papiers m'appartiennent.

– Justice de Dieu ! s'écria la marquise en reculant d'épouvante et tombant sur un fauteuil ; justice de Dieu ! c'est mon fils !

– Bonté du ciel ! murmura Marguerite en tombant à genoux dans l'autre chambre ; bonté du ciel ! c'est mon frère !

Paul ouvrit l'armoire, et prit la cassette où étaient renfermés les papiers.

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