Le capitaine Paul Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre V


Le nom, comme l'aspect de celui qu'on annonçait, éveillait à son tour dans la mémoire d'Emmanuel un souvenir confus auquel il n'avait pu encore rapporter ni date ni événement, lorsque celui que précédait le domestique apparut à la porte de l'appartement opposée à celle par laquelle était sortie la marquise. Quoique le moment fût inopportun pour une visite, et que le jeune comte, préoccupé de ses projets d'avenir, eût préféré les mûrir dans sa tête que les enfermer dans son cœur, il fut forcé, par ces obligations de convenance si sévères à cette époque entre gens comme il faut, de recevoir le nouveau venu, dont les manières au reste annonçaient un homme du monde, avec courtoisie et distinction. Après les saluts d'usage, Emmanuel fit signe à l'inconnu de prendre un fauteuil ; l'inconnu s'inclina à son tour et s'assit, puis la conversation s'engagea par un lieu commun de politesse.

– Je suis enchanté de vous rencontrer, monsieur le comte, dit le nouveau venu.

– Le hasard m'a favorisé, monsieur, dit Emmanuel : une heure plus tôt vous ne me trouviez pas ; j'arrive de Paris.

– Je le sais, monsieur le comte, car nous venons de faire le même chemin ; je suis parti une heure après vous, et j'ai eu tout le long de la route de vos nouvelles par les postillons qui avaient eu l'honneur de vous conduire.

– Puis-je savoir, monsieur, répondit Emmanuel avec un accent dans lequel commençait à percer un certain mécontentement, à quelle circonstance je dois l'intérêt que vous paraissez prendre à ma personne ?

– Cet intérêt est naturel entre anciennes connaissances, et peut-être aurais-je un droit de me plaindre qui ne soit pas réciproque.

En effet, monsieur, je crois vous avoir déjà rencontré quelque part, cependant mes souvenirs ne me servent que confusément. Soyez assez bon pour les aider.

– Si ce que vous me dites est vrai, monsieur le comte, votre mémoire est effectivement assez fugitive, car, depuis six mois, c'est la troisième fois que j'ai l'honneur d'échanger mes compliments contre les vôtres.

– Dussé-je m'exposer à un nouveau reproche, monsieur, je suis forcé d'avouer que je reste dans la même indécision à votre égard.

Veuillez donc, je vous prie, préciser les époques par des dates ou par des événements, et me rappeler dans quelles circonstances j'eus l'honneur de vous voir pour la première fois.

– La première fois, monsieur le comte, ce fut sur les grèves de Port-Louis que j'eus l'honneur de vous rencontrer. Vous désiriez, sur certaine frégate, des renseignements que je fus assez heureux de pouvoir vous transmettre. Je crois même que je vous accompagnai à bord. Cette fois, j'étais en costume d'enseigne de vaisseau de la marine royale, et vous en uniforme de mousquetaire.

– En effet, je me le rappelle, monsieur, et je fus même obligé de quitter le vaisseau sans vous adresser les remerciements que je vous devais.

– Vous êtes dans l'erreur, monsieur le comte, ces remerciements, je les ai reçus à notre seconde entrevue.

– Où cela ?

– à bord du vaisseau même où je vous avais conduit, dans la cabine.

Cette fois, je portais l'uniforme de capitaine de bâtiment : habit bleu, veste et culotte rouge, bas gris, chapeau à trois cornes, et cheveux roulés. Seulement le capitaine paraissait de trente ans plus âgé que l'enseigne, et ce n'était pas sans intention que je m'étais vieilli ainsi, car peut-être n'eussiez-vous pas confié à un jeune homme un secret de l'importance de celui que vous me communiquâtes alors.

– Ce que vous me rappelez là est incroyable, monsieur, et cependant quelque chose me dit que c'est la vérité. Oui, oui, je me rappelle que dans l'ombre où vous vous teniez caché, je vis briller des yeux pareils aux vôtres. Je ne les ai point oubliés. Mais cette fois, me dites-vous, est l'avant-dernière fois que j'eus l'honneur de vous voir.

Continuez, monsieur, d'aider mes souvenirs, je vous prie car je ne me rappelle pas quelle fut la dernière.

– La dernière, monsieur le comte, ce fut il y a huit jours.

... à Paris... à un assaut chez Saint-Georges, rue Chantereine. Vous vous rappelez, n'est-ce pas, un gentilhomme anglais ; des cheveux roux dont la poudre dissimulait à peine la couleur tranchée, un habit rouge, un pantalon collant. J'eus même l'honneur de faire des armes avec vous, monsieur le comte, et je fus assez heureux pour vous boutonner trois fois, sans que, de votre côté, vous ayez eu la chance de me toucher une seule.

Cette fois, je m'appelais Jones.

– C'est étrange ! c'était bien le même regard, mais ce ne pouvait être le même homme.

– C'est que Dieu, répondit Paul, a voulu que le regard fût la seule chose qu'on ne pût déguiser : voilà pourquoi il a mis dans chaque regard une étincelle de sa flamme. Eh bien ! cet aspirant, ce capitaine, cet Anglais, c'était moi.

– Et aujourd'hui, monsieur, qu'êtes-vous, s'il vous plaît ? car avec un homme qui sait aussi parfaitement se déguiser, la question, vous en conviendrez, n'est pas tout à fait inutile.

– Aujourd'hui, monsieur le comte, vous le voyez, je n'ai aucun motif de me cacher : aussi je viens à vous avec le costume simple et négligé que portent les jeunes seigneurs lorsqu'ils se visitent entre eux, en voisin de campagne. Aujourd'hui je suis ce qu'il vous plaira de reconnaître en moi : Français, Anglais, Espagnol, Américain même.

Dans lequel de ces idiomes vous plaît-il que nous continuions l'entretien ?

– Quoique quelques-unes de ces langues me soient aussi familières qu'à vous, monsieur, je préfère la langue française : c'est la langue des explications brèves et concises.

– Soit, monsieur le comte, répondit Paul avec une expression profonde de mélancolie ; le français est aussi la langue que je préfère ; j'ai vu le jour sur la terre de France, car le soleil de France est le premier qui ait réjoui mes yeux ; et quoique bien souvent j'aie vu des terres plus fertiles et un soleil plus brillant, il n'y a jamais eu pour moi qu'une terre et qu'un soleil : c'est le soleil et la terre de France !

– Votre enthousiasme national, interrompit Emmanuel avec ironie, vous fait oublier, monsieur, le sujet auquel je dois l'honneur de votre visite.

– Vous avez raison, monsieur le comte, et j'y reviens. Il y a six mois donc que, vous promenant sur la grève de Port-Louis, vous vîtes dans le havre extérieur une frégate à la carène étroite, aux mâtereaux élancés, et vous vous dites : – Il faut que le capitaine de ce bâtiment ait des motifs à lui seul connus pour porter tant de toile et si peu de bois. De là naquit dans votre esprit l'idée que j'étais un flibustier, un pirate, un corsaire, que sais-je ?

– M'étais-je donc trompé ?

– Je crois vous avoir exprimé déjà mon admiration, monsieur, répondit Paul avec un léger accent de raillerie, pour la perspicacité avec laquelle vous pénétrez du premier coup d'œil au fond des hommes et des choses.

– Trêve de compliments, monsieur, venons au fait.

– Dans cette persuasion, vous vous fîtes donc conduire à bord par certain enseigne, et vous trouvâtes dans la cabine d'un certain capitaine.

Vous étiez porteur d'une lettre du ministre de la marine qui ordonnait à tout officier au long cours, requis par vous, et dont le bâtiment sous pavillon français serait en partance pour le golfe du Mexique, de conduire à Cayenne le nommé Lusignan, coupable de crime d'état.

– C'est vrai.

– J'obéis à cet ordre, car j'ignorais alors que ce grand coupable que l'on déportait n'avait commis d'autre crime que d'avoir été l'amant de votre sœur.

– Monsieur ! s'écria Emmanuel en se levant tout debout.

– Voilà de beaux pistolets, comte, continua négligemment Paul en jouant avec les armes qu'en descendant de voiture le comte d'Auray avait jetées sur la table.

– Et qui sont tout chargés, monsieur, répondit Emmanuel avec un accent auquel il n'y avait pas à se méprendre.

– Portent-ils justes ? continua Paul avec une indifférence affectée.

– C'est une chose dont vous êtes le maître de vous assurer, monsieur, répondit Emmanuel, si vous voulez faire avec moi un tour dans le parc.

– Il est inutile de sortir pour cela, monsieur le comte, dit Paul sans paraître comprendre la proposition d'Emmanuel dans le sens provocateur qu'il avait voulu lui donner. Voici un but tout placé et à une portée convenable.

à ces mots le capitaine arma le pistolet et le dirigea par la fenêtre ouverte vers la cime d'un petit arbre. Un chardonneret se balançait sur la branche la plus élevée, faisant entendre son chant joyeux et perçant ; le coup partit, et le pauvre oiseau, coupé en deux, tomba au pied de l'arbre. Paul reposa froidement le pistolet sur la table.

– Vous aviez raison, monsieur le comte, lui dit-il, ce sont de bonnes armes, et je vous conseille de ne pas vous en défaire.

– Vous venez de m'en donner une étrange preuve, monsieur, répondit Emmanuel, et je suis forcé d'avouer que vous avez la main sûre.

– Que voulez-vous, comte, reprit Paul avec cet accent mélancolique qui lui était particulier, pendant ces longs jours de calme, lorsque aucun souffle de vent ne passe sur ce miroir de Dieu qu'on appelle l'Océan, nous autres marins, nous sommes forcés de chercher des distractions qui viennent au-devant de vous sur la terre.

Alors nous exerçons notre adresse sur les goélands qui se bercent mollement au sommet d'une vague ; sur les margats qui se précipitent du ciel pour saisir à la surface de l'eau les poissons imprudents qui y montent, et sur les hirondelles fatiguées d'un long voyage qui se posent au sommet de nos vergues. Voilà, monsieur le comte, comment nous arrivons à une certaine force dans des exercices qui paraissent d'abord si étrangers à notre profession.

– Continuez, monsieur, et si la chose est possible, revenons à notre sujet.

– C'était un bon et brave jeune homme que ce Lusignan ! Il me raconta son histoire ; comment, fils d'un ancien ami de votre père, mort sans fortune, il avait été adopté par lui un an ou deux avant l'accident inconnu qui le priva de sa raison ; comment, élevé avec vous, il vous inspira, dès les premières années, à vous la haine, à votre sœur l'affection. Il me dit cette longue adolescence développée dans la même solitude, et comment lui et votre sœur ne s'apercevaient de leur isolement au milieu du monde que lorsqu'ils n'étaient point ensemble ! Il me raconta tous les détails de leurs amours juvéniles, et comment, un jour, Marguerite lui dit les paroles de la jeune fille de Vérone : « Je serai à toi ou à la tombe. » – Et elle n'a que trop bien tenu parole !

– Oui, n'est-ce pas ? Et vous appelez cela de la honte et du déshonneur, vous autres gens vertueux, quand une pauvre enfant, perdue par son innocence même, cède à l'âge, à l'entraînement, à l'amour ! Votre mère, que des devoirs éloignaient de sa fille et rapprochaient de son mari (car je sais les vertus de votre mère, monsieur, comme je sais les faiblesses de votre sœur ; c'est une femme sévère, plus sévère que ne devait l'être une créature humaine qui n'a sur les autres que l'avantage de n'avoir jamais failli), votre mère, dis-je, entendit une nuit des cris mal étouffés ; elle entra dans la chambre de votre sœur, marcha, pâle et muette, vers son lit, arracha froidement de ses bras un enfant qui venait de naître, et sortit avec lui, sans adresser un reproche à sa fille, mais seulement plus pâle et plus muette encore que lorsqu'elle était entrée. Quant à la pauvre Marguerite, elle ne poussa pas une plainte, elle ne jeta pas un cri : elle s'était évanouie en apercevant sa mère. Est-ce cela, monsieur le comte ? suis-je bien informé, et cette terrible histoire est-elle exacte ?

– Aucun détail ne vous est inconnu, je dois l'avouer, murmura Emmanuel atterré.

– C'est que ces détails, répondit Paul en ouvrant un portefeuille, sont tous consignés dans ces lettres de votre sœur, qu'au moment de prendre la place que vous lui avez faite par votre crédit au milieu des voleurs et des assassins, Lusignan m'a remises afin que je les rapportasse à celle qui les avait écrites.

– Donnez-les moi donc, monsieur ! s'écria Emmanuel en étendant la main vers le portefeuille, et elles seront fidèlement rendues à celle qui a eu l'imprudence...

– De se plaindre à la seule personne qui l'aimait au monde, n'est-ce pas ? interrompit Paul en retirant à lui les lettres et le portefeuille.

Imprudente jeune fille, à qui une mère arrache l'enfant de son cœur et qui a versé des larmes amères dans le sein du père de son enfant !

Imprudente sœur, qui n'ayant pas trouvé contre cette tyrannie appui dans son frère, a compromis son noble nom en signant du nom qu'elle porte des lettres qui, aux regards stupides et prévenus du monde, peuvent... Comment appelez-vous cela, vous autres ?... déshonorer sa famille, n'est-ce pas ?

– Alors, monsieur, répondit Emmanuel rougissant d'impatience, puisque vous connaissez si bien la portée terrible de ces papiers, accomplissez donc la mission dont vous vous êtes chargé en les remettant soit à moi, soit à ma mère, soit à ma sœur.

– C'était d'abord mon intention en débarquant à Lorient, monsieur ; mais voilà dix ou douze jours à peu près qu'en entrant dans une église...

– Dans une église ?

– Oui, monsieur.

– Et pourquoi faire ?

– Pour prier.

– Ah ! monsieur le capitaine Paul croit en Dieu !

– Si je n'y croyais pas, monsieur le comte, qui donc invoquerais-je pendant la tempête ?

– Et dans cette église, enfin ?...

– Dans cette église, monsieur, j'ai entendu un prêtre annoncer le prochain mariage de noble demoiselle Marguerite d'Auray avec très haut et très puissant seigneur le baron de Lectoure. Je m'informai aussitôt de vous ; j'appris que vous étiez à Paris : j'étais forcé d'y aller moi-même pour rendre compte de ma mission au roi.

– Au roi !

– Oui, monsieur, au roi Louis XVI, à Sa Majesté... elle-même... Je partis, me promettant de revenir aussitôt que vous ; je vous rencontrai chez Saint-Georges ; j'appris votre départ prochain, j'arrangeai le mien sur le vôtre, afin que nous arrivassions ici en même temps à peu près, et... me voilà devant vous, monsieur, avec une résolution toute différente de celle que j'avais, il y a trois semaines, en abordant en Bretagne.

– Et quelle est cette résolution nouvelle, monsieur ? Voyons, car il faut en finir !

– Eh bien ! j'ai pensé que, puisque tout le monde, et même sa mère, oubliait le pauvre orphelin, il fallait que je m'en souvinsse, moi ! Dans la position où vous êtes, monsieur, et avec le désir que vous avez de vous allier au baron de Lectoure (lequel, dans votre esprit, est le seul qui puisse réaliser vos projets d'ambition), ces lettres valent bien cent mille francs, n'est-ce pas ? et c'est une bien légère brèche faite aux deux cent mille livres de rente qui composent votre fortune.

– Mais qui me prouvera que ces cent mille francs...

– Vous avez raison, monsieur ; aussi est-ce en échange d'un contrat de rente au nom du jeune Hector de Lusignan que je remettrai ces lettres.

– Et ce sera tout, monsieur ?

– Je vous demanderai encore l'abandon de l'enfant, que je ferai élever, grâce à sa petite fortune, loin de la mère qui l'a oublié, et loin du père que vous avez fait bannir.

– C'est bien, monsieur. Si j'avais su que c'était pour une si faible somme et un si mince intérêt que vous étiez venu, je n'aurais pas pris une si grande inquiétude. Cependant vous permettrez que j'en parle à ma mère.

– Monsieur le comte ? dit un domestique ouvrant la porte.

– Je n'y suis pour personne ; laissez-moi, répondit Emmanuel avec impatience.

– C'est la sœur de monsieur le comte qui demande à le voir.

– Qu'elle revienne plus tard.

– C'est à l'instant même qu'elle désire...

– Ne vous gênez pas pour moi, interrompit Paul.

– Mais ma sœur ne peut vous voir, monsieur. Vous comprenez qu'il est important que ma sœur ne vous voie pas.

– à merveille ! mais comme il est important aussi que je ne quitte pas ce château sans avoir terminé l'affaire qui m'y amène, permettez que j'entre dans ce cabinet.

– Parfaitement, monsieur, dit Emmanuel ouvrant lui-même la porte.

Mais hâtez-vous, je vous prie.

Paul entra dans le cabinet. Emmanuel referma vivement la porte sur lui, et à peine la porte était-elle refermée, que Marguerite parut.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente