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Scène 4

                              SCENE IV
Les mêmes,la vicomtesse de Clacy, Olivier.

                              La vicomtesse.
Bonjour, chère amie... J'apprends par M. Olivier qu'à compter d'aujourd'hui vous recevez, et j'accours... Mais savez-vous que j'en frémis encore ?... Vous avez couru un véritable danger...

                              Adèle.
Oh ! oui, et sans le courage de M. Antony...

                              La vicomtesse.
Ah ! voilà votre sauveur ?...
Vous vous rappelez, monsieur, que nous sommes d'anciennes connaissances... J'ai eu le plaisir de vous voir chez Adèle avant son mariage ; ainsi, à ce double titre, recevez l'expression de ma reconnaissance bien sincère. Elle tend la main à Antony. Voyez donc, docteur, monsieur est tout à fait bien, un peu pâle encore ; mais le mouvement du pouls est bon. Savez-vous que vous avez fait là une cure dont je suis presque jalouse ?

                              Adèle.
Aussi monsieur me faisait-il sa visite d'adieu.

                              La vicomtesse.
Vous continuez vos voyages ?

                              Antony.
Oui, Madame.

                              La vicomtesse.
Et où allez-vous ?

                              Antony.
Oh ! je n'en sais encore rien moi-même... Dieu me garde d'avoir une idée arrêtée ! j'aime trop, quand cela m'est possible, charger le hasard du soin de penser pour moi ; une futilité me décide, un caprice me conduit, et, pourvu que je change de lieu, que je voie de nouveaux visages, que la rapidité de ma course me débarrasse de la fatigue d'aimer ou de haïr, qu'aucun coeur ne se réjouisse quand j'arrive, qu'aucun lien ne se brise quand je pars, il est probable que j'arriverai comme les autres, après un certain nombre de pas, au terme d'un voyage dont j'ignore le but, sans avoir deviné si la vie est une plaisanterie bouffonne ou une création sublime...

                              Olivier.
Mais que dit votre famille de ces courses continuelles ?

                              Antony.
Ma famille ?... Ah ! c'est vrai... Elle s'y est habituée. A Adèle.
N'est-ce pas, madame ? vous qui connaissez ma famille...

                              La vicomtesse, à demi-voix.
Mais vraiment, Adèle, j'espère bien que ce n'est pas vous qui exigez qu'il parte ; les traitements pathologiques laissent toujours une grande faiblesse, et ce serait l'exposer beaucoup. Oh ! c'est qu'il m'est revenu des choses prodigieuses... On m'a dit que vous n'aviez pas voulu le recevoir pendant tout le temps de sa convalescence, parce qu'il vous avait aimée autrefois.
.
                              Adèle.
Oh ! silence !

                              La vicomtesse.
Ne craignez rien, ils sont à cent lieues de la conversation, ils parlent littérature : moi, je déteste la littérature.

                              Adèle, essayant de parler avec gaieté.
Mais que je vous gronde aussi !... je vous ai vue passer aujourd'hui sous mes fenêtres, et vous n'êtes pas entrée.

                              La vicomtesse.
J'étais trop pressée ; en ma qualité de dame de charité, j'allais visiter l'hospice des Enfants-Trouvés... Eh ! mais, au fait, j'aurais dû vous prendre ; cela vous aurait distraite un instant...

                              Antony.
Et moi, j'aurais demandé la permission de vous accompagner ; j'aurais été bien aise d'étudier l'effet que produit sur des étrangers la vue de ces malheureux.

                              La vicomtesse.
Oh ! cela fait bien peine !... mais ensuite on a le plus grand soin d'eux, ils sont traités comme d'autres enfants..

                              Antony.
C'est bien généreux à ceux qui en prennent soin.

                              Adèle.
Comment y a-t-il des mères qui peuvent... ?

                              Antony.
Il y en a, cependant ; je le sais, moi.

                              Adèle.
Vous ?

                              La vicomtesse.
Puis, de temps en temps, des gens riches, qui n'ont pas d'enfants, vont en choisir un là... et le prennent pour eux.

                              Antony.
Oui, c'est un bazar comme un autre.
                              Adèle, avec expression.
Oh ! si je n'avais pas eu d'enfants,... j'aurais voulu adopter un de ces orphelins...

                              Antony.
Orphelins !... que vous êtes bonne !...

                              La vicomtesse.
Eh bien, vous auriez eu tort : là, ils passent leur vie avec des gens de leur espèce...
                    
                              Adèle.
Oh ! ne me parlez pas de ces malheureux, cela me fait mal...

                              Antony.
Eh ! que vous importe, madame !... A la vicomtesse. Parlez-en au contraire. Changeant d'expression. Vous disiez donc qu'ils étaient là avec des gens de leur espèce, et que madame aurait eu tort ?...


                              La vicomtesse.
Sans doute ! l'adoption n'aurait pas fait oublier la véritable naissance ; et, malgré l'éducation que vous lui auriez donnée, si c'eût été un homme, quelle place pouvait-il occuper ?

                              Antony.
En effet, à quoi peut parvenir... ?

                              La vicomtesse.
Si c'est une femme, comment la marier ?

                              Antony.
Sans doute, qui voudrait épouser une orpheline ?... Moi... peut-être, parce que je suis au-dessus des préjugés... Ainsi, vous le voyez, l'anathème est prononcé... Il faut que le malheureux reste malheureux ; pour lui, Dieu n'a pas de regard. et les hommes de pitié... Sans nom !... Savez-vous ce que c'est que d'être sans nom ?... Vous lui auriez donné le vôtre ? Eh bien, le votre, tout honorable qu'il est, ne lui aurait pas tenu lieu de père... et, en l'enlevant à son obscurité et à sa misère, vous n'auriez pu lui rendre ce que vous lui ôtiez.

                              Adèle.
Ah ! si je connaissais un malheureux qui fût ainsi, je voudrais, par tous les égards, toutes les prévenances, lui faire oublier ce que sa position a de pénible !... car maintenant, oh ! maintenant, je la comprendrais !

                              La vicomtesse.
Oh ! et moi aussi.

                              Antony.
Vous aussi, madame ?... Et si un de ces malheureux était assez hardi pour vous aimer ?...

                              Adèle.
Oh ! si j'avais été libre !...

                              Antony.
Ce n'est pas à vous, c'est à madame...

                              La vicomtesse.
Il comprendrait, je l'espère, que sa position...
                              Antony.
Mais, s'il l'oubliait enfin ?...

                              La vicomtesse.
Quelle est la femme qui consentirait à aimer... ?

                              Antony.
Ainsi, dans cette situation, il reste... le suicide ?

                              La vicomtesse.
Mais qu'avez-vous donc ?... Vous êtes tout bizarre.

                              Antony.
Moi ? Rien... J'ai la fièvre...

                              La vicomtesse.
Allons, allons, n'allez-vous pas retomber dans vos accès de misanthropie !... Oh, je n'ai pas oublié votre haine pour les hommes...


                              Antony.
Eh bien, madame, je me corrige. Je les haïssais, dites-vous ?... Je les ai beaucoup vus depuis, et je ne fais plus que les mépriser ; et, pour me servir d'un terme familier à la profession que vous affectionnez maintenant, c'est une maladie aigu qui est devenue chronique.

                              Adèle.
Mais, avec ces idées, vous ne croyez donc ni à l'amitié, ni... ?
                                                            Elle s'arrête.

                              La vicomtesse.
Eh bien, ni à l'amour.

                              Antony, à la vicomtesse.
A l'amour, oui ; à l'amitié, non... C'est un sentiment bâtard dont la nature n'a pas besoin, une convention de la société que le coeur a adoptés par égoïsme où l'âme est constamment lésée par l'esprit, et que peut détruire du premier coup le regard d'une femme ou le sourire d'un prince.


                              Adèle.
Oh ! vous croyez ?

                              Antony.
Sans doute ! l'ambition et l'amour sont des passions... L'amitié n'est qu'un sentiment...

                              La vicomtesse.
Et, avec ces principes-là, combien de fois ayez-vous aimé ?...

                              Antony.
Demandez à un cadavre combien de fois il a vécu...

                              La vicomtesse.
Allons, je vois bien que je suis indiscrète... Quand vous me connaîtrez davantage, vous me ferez vos confidences... Je donne de temps en temps quelques soirées, mes flatteurs les disent jolies... Si vous restez, le docteur vous amènera chez moi, ou plutôt, présentez-vous vous-mêmes... Je n'ai pas besoin de vous dire que, si votre mère ou votre soeur sont à Paris, ce sera avec le même plaisir que je les recevrai... Adieu, chère Adèle... Docteur, voulez-vous descendre, que je n'attende pas ?... A Adèle. Eh bien, il est mieux que lorsque je l'ai connu,... beaucoup plus gai !... Il doit vous amuser prodigieusement. Adieu, adieu.
Elle fait un dernier signe de la main à Antony et sort.

                              Antony, après lui avoir rendu son salut, à part.
Malheur !...

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