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Scène 6

                              SCENE VI
Antony, Adèle.

                              Adèle.
Il est seul enfin ! Antony !...Voilà donc comme je devais le revoir... pale, mourant... La dernière fois que je le vis... il était aussi près de moi plein d'existence, calculant pour tous deux un même avenir... « Quinze jours d'absence, disait-il, et une réunion éternelle !... » Et, en partant, il pressait ma main sur son coeur. « Vois comme il bat, disait-il. eh bien, c'est de joie, c'est d'espérance. » Il part, et trois ans, minute par minute, jour par jour, s'écoulent lentement, séparés... Il est là près de moi... comme il y était alors ;...c'est bien lui,... c'est bien moi ;... rien n'est changé en apparence ; seulement, son coeur bat à peine, et notre amour est un crime, Antony !...
Elle cache sa tête entre ses mains Antony rouvre les yeux, voit une femme,la regarde fixement et rassemble ses idées.

                              Antony.
Adèle ?...


                              Adèle, laissant tomber ses mains.
Ah !

                              Antony.
Adèle !
Il fait un mouvement pour se lever.

                              Adèle.
Oh ! restez, restez... Vous êtes blessé, et le moindre mouvement, la moindre tentative...

                              Antony.
Ah ! oui, je le sens ; en revenant à moi, en vous retrouvant près de moi, j'ai cru vous avoir quittée hier, et vous revoir aujourd'hui Qu'ai-je donc fait des trois ans qui se sont passés ? Trois ans, et pas un souvenir !

                              Adèle.
Oh ! ne parlez pas.


                              Antony.
Je me rappelle maintenant : je vous ai revue pâle, effrayée... J'ai entendu vos cris, une voiture, des chevaux... Je me suis jeté au devant... Puis tout a disparu dans un nuage de sang, et j'ai espéré être tue..

                              Adèle..
Vous n'êtes que peu dangereusement blessé, monsieur, et bientôt, j'espère...

                              Antony.
Monsieur !... Oh ! malheur à moi, car ma mémoire revient... Monsieur !... Eh bien moi aussi, je dirai madame ; je désapprendrai le nom d'Adèle pour celui de d'Hervey... Madame d'Hervey ! et que le malheur d'une vie tout entière soit dans ces deux mots !...

                              Adèle.
Vous avez besoin de soins, Antony, et je vais appeler.

                              Antony.
Antony, c'est mon nom, à moi,... toujours le même... Mille souvenirs de bonheur sont dans ce nom... Mais madame d'Hervey !... !...
                              Adèle.
Antony !

                              Antony.
Oh ! redis mon nom ainsi, encore !... et j'oublierai tout... Oh ! ne t'éloigne pas, mon Dieu !... reviens, reviens, que je te revoie... Je ne vous tutoierai plus, je vous appellerai madame... Venez, venez, je vous supplie ! Oui, c'est bien vous, toujours belle,... calme,... comme si, pour vous seule, la vie n'avait pas de souvenirs amers... Vous êtes donc heureuse, madame ?...

                              Adèle.
Oui, heureuse...

                              Antony.
Moi aussi, Adèle, je suis heureux !...

                              Adèle.
Vous ?...


                              Antony.
Pourquoi pas ?.... Douter, voilà le malheur ; mais, lorsqu'on n'a plus rien à espérer ou à craindre de la vie, que notre jugement est prononcé ici-bas comme celui d'un damne,... le coeur cesse de saigner : il s'engourdit dans sa douleur ;... et le désespoir a aussi son calme, qui, vu par les gens heureux, ressemble au bonheur... Et puis, malheur, bonheur, désespoir, ne sont-ce pas de vains mots, un assemblage de lettres qui représente une idée dans notre imagination, et pas ailleurs ;... que le temps détruit et recompose pour en former d'autres... Qui donc, en me regardant, en me voyant vous sourire comme je vous souris en ce moment, oserait dire : « Antony n'est pas heureux !... »

                              Adèle.
Laissez-moi...

                              Antony, poursuivant son idée.
Car voila les hommes... Que j'aille au milieu d'eux, qu'écrasé de douleurs, je tombe sur une place publique, que je découvre a leurs yeux béants et avides la blessure de ma poitrine et les cicatrices de mon bras, ils diront : « Oh ! le malheureux, il souffre ! »car, là, pour leurs yeux vulgaires, tout sera visible, sang et blessures... Et ils s'approcheront ;... et, par pitié pour une souffrance qui demain peut être la leur, ils me secourront... Mais que, trahi dans mes espérances les plus divines,... blasphémant Dieu, l'âme déchirée et le coeur saignant, j'aille me rouler au milieu de leur foule, en leur disant : « Oh ! mes amis, pitié pour moi, pitié ! je souffre bien !... je suis bien malheureux !... » ils diront : « C'est un fou, un insensé ! » et ils passeront en riant...

                              Adèle, essayant de dégager sa main.
Permettez...

                              Antony.
Et c'est pour cela que Dieu a voulu que l'homme ne pût pas cacher le sang de son corps sons ses vêtements, mais a permis qu'il cachât les blessures de son âme sous un sourire. Lui écartant les mains. Regarde-moi en face, Adèle... Nous sommes heureux, n'est-ce pas ?

                              Adèle.
Oh ! calmez-vous ; agité comme vous l'êtes, comment vous transporter chez vous ?

                              Antony.
Chez moi, me transporter ?... Vous allez donc... ? Ah ! oui, je comprends...

                              Adèle.
Vous ne pouvez rester ici dès lors que votre état n'offre plus aucune inquiétude ; tous mes amis qui vous connaissent savent que vous m'avez aimée ;... et pour moi-même...

                              Antony.
Oh ! dites pour le monde,... madame !... Il faudrait donc que je fusse mourant pour que je restasse ici... Ce serait dans les convulsions de l'agonie seulement que ma main pourrait serrer la vôtre. Ah ! mon Dieu ! Adèle, Adèle !

                              Adèle.
Oh ! non ; si le moindre danger existait, si le médecin n'avait pas répondu de vous, oui, je risquerais ma réputation, qui n'est plus à moi, pour vous garder... J'aurais une excuse aux yeux de ce monde... Mais...



                              Antony, déchirant l'appareil de sa blessure et de sa saignée.
Une excuse, ne faut-il que cela ?

                              Adèle.
Dieu ! oh ! le malheureux ! il a déchiré l'appareil... Du sang ! mon Dieu ! du sang ! Elle sonne. Au secours !... Ce sang ne s'arrêtera-t-il pas ?... Il pâlit !...ses yeux se ferment...

                              Antony, retombant presque évanoui sur le sofa.
Et maintenant, je resterai, n'est-ce pas ?...

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