Henri III et sa cour Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Scène 3

                              SCENE III
Ruggieri, d'Epernon, Saint-Mégrin, Joyeuse.

                              D'Epernon, à Joyeuse, qui entre appuyé sur une sarbacane et sur le bras de Saint-Mégrin.
Allons, allons, courage, Joyeuse ! Voilà enfin notre sorcier... Vive Dieu ! mon père, il faut avoir des jambes de chamois et des yeux de chat-huant pour arriver jusqu'à vous.

                              Ruggieri.
L'aigle bâtit son aire à la cime des rochers pour y voir de plus loin.

                              Joyeuse, s'étendant dans un fauteuil.
Oui ; mais on voit clair pour y arriver, au moins.

                              Saint-Mégrin.
Allons, allons, messieurs, il est probable que le savant Ruggieri ne comptait pas sur notre visite. Sans cela, nous aurions trouvé l'antichambre mieux éclairée...

                              Ruggieri.
Vous vous trompez, comte de Saint-Mégrin. Je vous attendais...

                              D'Epernon.
Tu lui avais donc écrit ?...

                              Saint-Mégrin.
Non, sur mon âme ; je n'en ai parlé à personne...

                              D'Epernon, à Joyeuse.
Et toi ?

                              Joyeuse.
Moi ? Tu sais que je n'écris que quand j'y suis forcé... Cela me fatigue.

                              Ruggieri.
Je vous attendais, messieurs, et je m'occupais de vous. Saint-Mégrin.
En ce cas, tu sais ce qui nous amène.


                              Ruggieri.
Oui.
D'Epernon et Saint-Mégrin se rapprochent de lui. Joyeuse se rapproche aussi, mais sans se lever de son fauteuil.

                              D'Epernon.
Alors toutes tes sorcelleries sont faites d'avances ; nous pouvons t'interroger, tu vas nous répondre ?...

                              Ruggieri.
Oui...

                              Joyeuse.
Un instant, tête-Dieu !... Tirant à lui Ruggieri. Venez ici, mon père... On dit que vous êtes en commerce avec Satan... Si cela était, si cet entretien avec vous pouvait compromettre notre salut,... j'espère que vous y regarderiez à deux fois, avant de damner trois gentilshommes des premières maisons de France ?


                              D'Epernon.
Joyeuse a raison, et nous sommes trop bons chrétiens !...

                              Ruggieri.
Rassurez-vous, messieurs, je suis aussi bon chrétien que vous.

                              D'Epernon.
Puisque tu nous assures que ta sorcellerie n'a rien de commun avec l'enfer, eh bien, voyons, que te faut-il, ma tête ou ma main ?...

                              Ruggieri.
Ni l'une ni l'autre ; ces formalités sont bonnes pour le vulgaire ; mais, toi, jeune homme, tu es placé assez au-dessus de lui pour que ce soit dans un astre brillant entre tous les astres que je lise ta destinée... Nogaret de la Valette, baron d'Epernon..

                              D'Epernon.
Comment ! tu me connais aussi, moi ?... Au fait, il n'y a rien là d'étonnant... Je suis devenu si populaire !

                              Ruggieri, reprenant.
Nogaret de la Valette, baron d'Epernon, ta faveur passée n'est rien auprès de ce que sera ta faveur future.

                              D'Epernon.
Vive Dieu ! mon père, et comment irai-je plus loin ?...Le roi m'appelle son fils.

                              Ruggieri.
Ce titre, son amitié seule te le donne, et l'amitié des rois est inconstante... Il t'appellera son frère, et les liens du sang le lui commanderont.

                              D'Epernon.
Comment ! tu connais le projet de mariage... ?

                              Ruggieri.
Elle est belle, la princesse Christine ! Heureux sera celui qui la possédera !

                              D'Epernon.
Mais qui a pu t'apprendre ?...
                              Ruggieri.
Ne t'ai-je pas dit, jeune homme, que ton astre était brillant entre tous les astres ?... Et maintenant à vous, Anne d'Arques, vicomte de Joyeuse ; à vous que le roi appelle aussi son enfant.

                              Joyeuse.
Eh bien ; mon père, puisque vous lisez si bien dans le ciel, vous devez y voir tout le désir que j'ai de rester dans cet excellent fauteuil, si toutefois cela ne nuit pas à mon horoscope... Non ? Eh bien, allez, je vous écoute.

                              Ruggieri.
Jeune homme, as-tu songé quelquefois, dans tes rêves d'ambition, que la vicomté de Joyeuse pût être érigée en duché ;... que le titre de pair qu'on y joindrait te donnerait le pas sur tous les pairs de France, excepté les princes du sang royal, et ceux des maisons souveraines de Savoie, Lorraine et Clèves ?... Oui... Eh bien, tu n'as fait que pressentir la moitié de ta fortune... Salut à l'époux de Marguerite de Vaudemont, soeur de la reine !... Salut au grand amiral du royaume de France !...


                              Joyeuse, se levant vivement.
Avec l'aide de Dieu et de mon épée, mon père, nous y arriverons. Lui donnant sa bourse. Tenez, c'est bien mal récompenser la prédiction de si hautes destinées ; mais c'est tout ce que j'ai sur moi.

                              D'Epernon.
De par Dieu ! tu m'y fais penser, et moi qui oubliais... Il fouille à son escarcelle. Eh bien, des dragées à sarbacane, voilà tout... Je ne pensais plus que j'avais perdu à la prime jusqu'à mon dernier philippus... Je ne sais ce que devient ce maudit argent ; il faut qu'il soit trépassé... Vive Dieu ! Saint- Mégrin, toi qui es ami de Ronsard, tu devrais bien le charger de faire son épitaphe...

                              Saint-Mégrin.
Il est enterré dans les poches de ces coquins de ligueurs... Je crois qu'il n'y a plus guère que là qu'on puisse trouver les écus à la rose et les doublons d'Espagne... Cependant il m'en reste encore quelques-uns, et, si tu veux.

                              D'Epernon, riant.
Non, non, garde-les pour acheter de l'ellébore ; car il faut que vous sachiez, mon père, que, depuis quelque temps, notre camarade Saint-Mégrin est fou... Seulement, sa folie n'est pas gaie... Cependant, il vient de me donner une bonne idée... Il faut que je vous fasse payer mon horoscope par un ligueur... Voyons, sur lequel vais-je vous donner un bon ?... Aide-moi, duc de Joyeuse. Ce titre sonne bien, n'est-ce pas ? Voyons, cherche...

                              Joyeuse.
Que dis-tu de notre maître des comptes, La Chapelle-Marteau ?...

                              D'Epernon..
Insolvable... En huit jours, il épuiserait les trésors de Philippe II.

                              Saint-Mégrin.
Et le petit Brigard ?...

                              D'Epernon.
Bah !... un prévôt de boutiquiers ! il offrirait de s'acquitter en cannelle et en herbe à la reine.


                              Ruggieri.
Thomas Crucé ?...

                              D'Epernon.
Si je vous prenais au mot, mon père, vos épaules pourraient bien garder pendant quelque temps rancune à votre langue... Il n'est pas endurant.

                              Joyeuse.
Eh bien, Bussy Leclerc ?

                              D'Epernon.
Vive Dieu !... un procureur... Tu es de bon conseil, Joyeuse... A Ruggieri. Tiens, voilà un bon de dix écus noble rose. Fais bien attention que la noble rose n'est pas démonétisée comme l'écu sol et le ducat polonais, et qu'elle vaut douze livres. Va chez ce coquin de ligueur de la part de d'Epernon, et fais-toi payer : s'il refuse, dis-lui que j'irai moi-même avec vingt-cinq gentilshommes et dix ou douze pages...

                              Saint-Mégrin.
Allons, maintenant que ton compte est réglé, je te rappellerai qu'on doit nous attendre au Louvre... Il faut rentrer, messieurs ; partons !

                              Joyeuse.
Tu as raison ; nous ne trouverions plus de chaises à porteurs.

                              Ruggieri, arrêtant Saint-Mégrin.
Comment ! jeune homme, tu t'éloignes sans me consulter !...

                              Saint-Mégrin.
Je ne suis pas ambitieux, mon père ; que pourriez-vous me promettre ?

                              Ruggieri.
Tu n'es pas ambitieux !... Ce n'est pas en amour du moins.

                              Saint-Mégrin.
Que dites-vous, mon père ! Parlez bas !...

                              Ruggieri.
Tu n'es pas ambitieux, jeune homme, et, pour devenir la dame de tes pensées, il a fallu qu'une femme réunît dans son blason les armes de deux maisons souveraines, surmontées d'une couronne ducale.

                              Saint-Mégrin.
Plus bas, mon père, plus bas !

                              Ruggieri.
Eh bien, doutes-tu encore de la science ?

                              Saint-Mégrin.
Non...

                              Ruggieri.
Veux-tu partir encore sans me consulter ?

                              Saint-Mégrin.
Je le devrais, peut-être...

                              Ruggieri.
J'ai cependant bien des révélations à te faire.

                              Saint-Mégrin.
Qu'elles viennent du ciel ou de l'enfer, je les entendrai... Joyeuse, d'Epernon, laissez-moi : je vous rejoindrai bientôt dans l'antichambre...

                              Joyeuse.
Un instant, un instant !... ma sarbacane... De par sainte Anne ! si j'aperçois une maison de ligueur à cinquante pas à la ronde, je ne veux pas lui laisser un seul carreau.

                              D'Epernon, à Saint-Mégrin.
Allons, dépêche-toi !... et nous te ferons bonne garde pendant ce temps.
                                                            Ils sortent.

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