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Acte premier, troisième tableau


Chez Milady.

SCèNE PREMIèRE

KETTY, ROCHEFORT, entrant le premier.

KETTY
Non, monsieur, vous n'entrerez pas; on n'entre pas chez madame.

ROCHEFORT, descendant la scène.
Alors, ma belle enfant, vous qui pouvez entrer, annoncez M. de Rochefort; allez vite.

KETTY
Moi ? Je ne peux pas entrer plus que vous, chez madame, quand elle s'habille.

ROCHEFORT
Ah ! c'est juste, une Anglaise... Cependant, on leur parle, aux Anglaises, quand on est pressé.

KETTY
Je vais sonner madame.
(Elle sonne.)

ROCHEFORT
C'est le contraire en France...

KETTY
Eh ! mais, ici, c'est comme cela.

ROCHEFORT
Oh qu'à cela ne tienne.

KETTY
Monsieur est pressé ?...

ROCHEFORT
Très pressé.
(Ketty sonne encore et sort par le fond.)

SCèNE II

Les mêmes, MILADY.

MILADY
Ah ! c'est vous, monsieur de Rochefort... Eh bien, est ce que vous m'apportez des nouvelles de lord de Winter ?

ROCHEFORT
De lord de Winter ? Non, pourquoi ?

MILADY
Il paraît qu'il y a eu bataille entre les gardes du cardinal et des mousquetaires.

ROCHEFORT
Eh bien, que voyez vous là de si effrayant ? Il y en a tous les jours.

MILADY
Sans doute; mais mon frère, lord de Winter, n'est pas tous les jours mêlé à ces combats.

ROCHEFORT
Et il s'est battu aujourd'hui ?

MILADY
Voici ce qui s'est passé: lord de Winter se promenait avec ces gardes; ceux ci ont rencontré des mousquetaires de Tréville, et, à l'heure qu'il est, le sang a coulé ! mon frère est tué, peut être !

ROCHEFORT
Ah ! mon Dieu ! mais comment savez vous cela, Milady ?

MILADY
Le valet de chambre de mon frère a vu de loin s'engager le combat; il est accouru ici tout effaré... pauvre garçon !

ROCHEFORT
Vous l'avez envoyé prévenir le cardinal ?

MILADY
Non; j'avais la tête perdue; je ne sais ce que j'ai fait.

ROCHEFORT
Oh ! vous auriez tort de vous désespérer; le baron n'est pas votre frère...

MILADY
C'est seulement le frère de feu lord de Winter, mon mari... Mais, n'importe, je l'aime tant !

ROCHEFORT
Ce pauvre baron ! je ne sais pourquoi, mais quelque chose me dit qu'il lui est arrivé malheur...

MILADY
Vous croyez ?

ROCHEFORT
Ces diables de mousquetaires ont la main si heureuse ou si malheureuse... Après cela, il y a une consolation.

MILADY
Laquelle ?

ROCHEFORT
Si le baron est tué, son bien ne sera pas perdu.

MILADY
Comment ?

ROCHEFORT
Il a cent mille écus de revenu, n'est ce pas ?

MILADY
A peu près...

ROCHEFORT
Eh bien, est ce que votre fils, son neveu, n'hérite pas de lui ?

MILADY
Oh ! comte, ce n'est pas cela que vous veniez me dire je suppose !

ROCHEFORT
Pardon... vous savez que je suis positif... Mais laissons là l'héritage de lord de Winter; non, ce n'est pas de cela que je venais vous parler.

MILADY
Dites, alors !

ROCHEFORT
Je venais vous expliquer tout notre plan, pour l'enlèvement de lord Buckingham !

MILADY
Voyons.

ROCHEFORT
Une fois le mouchoir montré rue de Vaugirard, l'adresse vous est donnée, n'est ce pas ?

MILADY
Oui; après ?

ROCHEFORT
Une fois l'adresse découverte, vous indiquez un rendez-vous au duc.

MILADY
Fort bien; à quel endroit ?

ROCHEFORT
Chez cette petite Bonacieux, la confidente de la reine; le duc s'y rendra sans défiance.

MILADY
évidemment.

ROCHEFORT
Et, comme nous aurons établi une souricière chez cette petite Bonacieux...

MILADY
Une souricière ?

ROCHEFORT
Oui; nous appelons souricière, à Paris, l'endroit où la souris entre toujours, mais d'où elle ne sort jamais.

MILADY
Je comprends.

ROCHEFORT
Vous voyez que le duc est pris, et pris chez la Bonacieux, la confidente de la reine... Voilà ce qu'il fallait démontrer, comme on dit en géométrie.

MILADY
C'est entendu... A ce soir... Maintenant, laissez moi m'informer.

ROCHEFORT
Ah ! oui, la succession... pardon, de la situation de lord Winter.

KETTY, entrant.
Lord de Winter, Milady.

MILADY
Ah!... blessé ?...

ROCHEFORT
Mortellement ?

SCèNE III

Les mêmes, DE WINTER.

DE WINTER
Bonjour, Milady; bonjour, ma sœur.

MILADY
Ah ! monsieur, j'étais dans une anxiété !

ROCHEFORT
J'en suis témoin, cher comte; madame vous croyait mort.

DE WINTER
Je l'étais, monsieur de Rochefort, sans la générosité de mon adversaire, qui m'a noblement donné la vie.

ROCHEFORT
Un beau trait, n'est ce pas, madame ? un beau trait !

MILADY
Oh ! magnifique !

DE WINTER
Si beau, que j'ai supplié ce cavalier de vouloir bien m'accompagner ici, pour vous être présenté, ma sœur.

MILADY
Et il est venu ?

DE WINTER
Il est en bas; permettez vous que je le fasse monter ?

MILADY
Sans doute, je serai charmée... Quel est ce cavalier ?

DE WINTER
Un gentilhomme du Béarn, M. le chevalier d'Artagnan.

MILADY
Mon Gascon !

ROCHEFORT
Mon Gascon ! Il ne faut pas qu'il me trouve ici ! Milady, Milady... Pardon, comte... Milady, est ce que vous n'avez pas quelque part une porte dérobée ?

MILADY, montrant une porte latérale.
Celle ci.

ROCHEFORT
Très bien; permettez que je disparaisse. (A part, en sortant.) J'étais sûr qu'il y avait une porte dérobée.

MILADY
Qu'y a t il donc ? Eh bien, j'attends votre vainqueur, mon frère.

DE WINTER
Chevalier ! chevalier ! entrez, je vous prie.

SCèNE IV

Les mêmes, D'ARTAGNAN.
Il entre tout défiant et regardant sans cesse derrière lui.

D'ARTAGNAN, à part.
Je viens de voir un homme qui traversait la cour... un homme!... C'est singulier, je sens mon voleur !
(Après avoir regardé à la fenêtre, il retourne au corridor.)

DE WINTER
Vous voyez, madame, le gentilhomme qui vous a conservé un frère; remerciez le donc, si vous avez quelque amitié pour moi.

MILADY, à part.
Gascon maudit !... (Haut.) Soyez le bienvenu, monsieur; vous avez acquis aujourd'hui des droits éternels à ma reconnaissance; mais qu'avez vous donc ?

D'ARTAGNAN
Pardon, madame... c'est que je crois toujours... Ah!... Milady.

DE WINTER
Eh bien, quoi ?

MILADY
Singulière façon de se présenter !

D'ARTAGNAN
Excusez mes distractions, madame, et vous aussi, milord... Mais madame est si belle...

MILADY
On excuse tout, même sans compliment, de la part l'un homme aussi brave et aussi généreux que vous l'êtes, monsieur d'Artagnan; j'aime fort les prouesses guerrières, et si vous tenez à me satisfaire entièrement, vous me raconterez votre combat.

D'ARTAGNAN
Ah ! madame... et la modestie ?...

DE WINTER
Je parlerai donc, puisque vous êtes modeste... Mais, d'abord, voici du vin de Chypre et des verres, vous allez me faire raison... N'est ce pas, Milady ?

MILADY
Certainement...
(De Winter verse du vin.)

D'ARTAGNAN
C'est singulier, j'aurais cru que cette sœur si tendre me sauterait au cou, me mangerait de caresses, et pas du tout, on dirait maintenant qu'elle me regarde de travers... Oh ! quels yeux !

DE WINTER
A votre santé, monsieur le chevalier... Ma sœur...

D'ARTAGNAN
Quel dommage que de si beaux yeux soient si méchants !
(il boit.)

DE WINTER
Asseyez vous, chevalier, asseyez vous, je vous en prie... Maintenant, ma sœur, je suis tout à mon récit. Ah ! c'était un rude combat ! neuf lames bien affilées qui s'entrelaçaient, qui se tordaient comme des couleuvres au soleil !

KETTY, entrant.
Milord, un petit laquais attend sous le vestibule; sa maîtresse, dit il, est bien inquiète de Votre Honneur.

DE WINTER
Ah ! c'est vrai; pauvre femme ! Permettez, ma sœur; permettez, monsieur d'Artagnan; je vous laisse en bonne compagnie l'un et l'autre... Sans adieu, chevalier. Viens Ketty.

SCèNE V

MILADY, D'ARTAGNAN

D'ARTAGNAN
Diable d'Anglais ! me laisser seul avec cette dame ! Rendez donc service aux gens !

MILADY
Eh bien, monsieur, vous ne dites plus rien ?

D'ARTAGNAN
Mais, madame, en vérité, j'ai si grand peur d'être indiscret...

MILADY
Pourquoi donc, monsieur d'Artagnan ? Vous êtes timide ?

D'ARTAGNAN
Ma foi, madame, plus que timide, je suis embarrassé.

MILADY
Et vous l'avouez ?

D'ARTAGNAN
Oh ! si je ne vous l'avouais pas, vous vous en apercevriez bien... J'aime autant l'avouer... cela me fait parler... et cela m'enhardit peu à peu.

MILADY
Monsieur d'Artagnan, vous avez tort d'être timide cela vous nuira beaucoup.

D'ARTAGNAN
En quoi, madame ?

MILADY
Vaillant, jeune, brave, vous allez avoir bientôt de la réputation; avec de la réputation, des succès.

D'ARTAGNAN
Vous croyez ?

MILADY
C'est inévitable... à moins que vous ne soyez pas d'humeur amoureuse.

D'ARTAGNAN
Oh ! madame, bien au contraire !

MILADY
Ah ! vous êtes...?

D'ARTAGNAN
Oui, Milady, oui... et, si je trouvais...

MILADY
Quoi ?

D'ARTAGNAN, essayant de lui prendre la main.
Si je trouvais un peu d'indulgence...

MILADY
Pardon, monsieur d'Artagnan, est ce que vous ne cherchez pas à prendre du service à Paris ?

D'ARTAGNAN, à part.
Elle change de conversation c'est dommage, j'étais lancé. (Haut.) Du service à Paris ?

MILADY
Sans doute; vous avez des amis ?

D'ARTAGNAN
J'en ai trois... Trois mousquetaires !

MILADY
Mais vous ne pouvez pas entrer aux mousquetaires ... C'est très difficile... Est ce que vous n'avez pas un peu d'ambition ?

D'ARTAGNAN
ça se pourrait.

MILADY
Est ce qu'un service très relevé... très brillant... le service de Son Eminence, par exemple...?

D'ARTAGNAN
Ah ! je ne peux pas, madame: mes trois amis sont brouillés avec le cardinal, et moi même, à cause de ce combat...

MILADY
Je comprends... Oh ! Son éminence n'a qu'à bien se tenir... oui da ! Mais je ne vous proposais pas le service du cardinal, monsieur d'Artagnan; je faisais une question toute officieuse.

D'ARTAGNAN
Oh ! ce n'est pas, madame, que je dédaigne le service de M. le cardinal, j'ai trop d'admiration pour Son Eminence!... mais il m'est revenu que le cabinet du Louvre et le Palais-Cardinal ont souvent maille à partir, et, dans ma position et dans celle de mes amis, qui peut prévoir si, un jour, Sa Majesté et même M. de Tréville... Allons, je m'embrouille en politique... J'aime mieux la première conversation, Milady !

MILADY
Monsieur d'Artagnan !

D'ARTAGNAN
Milady, j'étais en train de dire tout à l'heure que, si je trouvais une âme indulgente... je m'efforcerais de n'être ni trop indiscret, ni trop timide.

MILADY, à part.
C'est lui qui change la conversation cette fois... Pas mal, en vérité; je parlerai de ce drôle au cardinal.

D'ARTAGNAN
Vous ne répondez pas, madame ?

MILADY
En vérité, monsieur, que vous répondrai je ? vous me faites une déclaration à brûle pourpoint... L'attaque est vive.

D'ARTAGNAN
Une déclaration ?... Eh bien, madame, défendez vous.

MILADY
Vous êtes trop dangereux, chevalier... (A part.) Il vient de me faire perdre cent mille livres de rente, et il me fait la cour... Oh ! je le surveillerai... (Haut.) Monsieur d'Artagnan, une garnison si vigoureusement sommée de se rendre n'a qu'une ressource.

D'ARTAGNAN
Laquelle ?

MILADY
Celle de faire une sortie.

D'ARTAGNAN
Oh ! madame ! vous me quittez ? vous m'en voulez ?

MILADY
Je ne vous en veux pas, mais je m'enferme. Adieu, monsieur le chevalier.

SCèNE VI

D'ARTAGNAN, seul.
Eh bien, j'espère que voilà une arrivée à Paris qui promet ! Là bas, victoire l'épée à la main; ici, il me semble que, pour une première entrevue, j'ai poussé l'affaire assez vigoureusement; et j'ai bien vu dans les yeux de Milady qu'il était temps pour elle de commencer la retraite... Elle s'est enfermée... Ce n'est pas votre porte qui m'empêcherait d'entrer, madame; mais lord de Winter pourrait revenir; mes amis m'attendent à la Pomme de pin pour fêter notre victoire, je ne dois pas, je ne veux pas les faire attendre.

SCèNE VII

D'ARTAGNAN, KETTY.
Ketty est entrée doucement sur les derniers mots de d'Artagnan. Elle pousse un soupir.

KETTY
Oh !

D'ARTAGNAN
Qu'y a t il ?
(Il se retourne.)

KETTY
Ah ! quel dommage !

D'ARTAGNAN
Comment, quel dommage ?

KETTY
Un si joli garçon !

D'ARTAGNAN
Eh bien ?

KETTY
Une si bonne figure !

D'ARTAGNAN
C'est moi que tu plains ainsi, ma belle enfant ?

KETTY
Oui.

D'ARTAGNAN
Pourquoi me plains tu ?

KETTY
Je veux dire que vous mériteriez...

D'ARTAGNAN
Mais parle donc !... parle donc!...

KETTY
Non ! non ! laissez moi !

D'ARTAGNAN
Je veux que tu t'expliques, je veux que tu me dises pourquoi tu me plains, et ce que je mériterais...

KETTY
Si Milady m'entendait, mon Dieu!... Ah ! laissez moi !

D'ARTAGNAN
Tu as peur de Milady ?

KETTY
Oh !

D'ARTAGNAN
Elle est méchante, n'est ce pas ?

KETTY
Taisez vous!... taisez vous !...

D'ARTAGNAN
Je ne te quitterai pas que tu ne m'aies dit...

KETTY
Jamais !

D'ARTAGNAN
Oh ! c'est mal.

KETTY
Oui, ce serait mal de vous laisser ainsi vous perdre.

D'ARTAGNAN
Me perdre ?

KETTY
Assez ! assez ! j'en ai trop dit. Adieu, monsieur le chevalier.

D'ARTAGNAN
Voyons, un seul mot !

KETTY
Eh bien, eh bien, tâchez de ne plus aimer ma maîtresse.

D'ARTAGNAN, la retenant.
Mais pourquoi ? (On sonne.)

KETTY
Parce qu'elle ne vous aimera pas.

D'ARTAGNAN
Elle ne m'aimera pas ?

KETTY
Elle en aime un autre... Tenez...
(Elle lui montre une lettre.)

D'ARTAGNAN, lisant.
« A monsieur le baron de Vardes... » Un rival ! (Il prend la lettre.)

KETTY
Ah ! mon Dieu ! rendez moi celle lettre ! rendez la moi !

D'ARTAGNAN
Adieu, Ketty !

KETTY
Ma lettre !

D'ARTAGNAN
Si tu la veux, viens la chercher chez moi !

KETTY
Où cela ?

D'ARTAGNAN
Rue des Fossoyeurs, chez M. Bonacieux, épicier mercier.

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